— Pas vouloir de vous, la maison ? Mais elle vous a déjà adoptée. Demandez plutôt à Madame Soyeuse qui prend ses habitudes avec vous…
Cette nuit-là, Hortense put prendre un peu de repos. Dauphine, enveloppée dans un beau drap brodé de roses qu’elle avait préparé de longtemps pour la circonstance, reposait dans le cercueil et il y avait vraiment beaucoup de monde pour la veiller. Le chanoine alla dormir et exigea d’Hortense qu’elle en fit autant. Cette nuit-là appartenait aux vieux amis, ceux qui avaient aimé Dauphine depuis sa petite enfance et dont le cœur saignait de la voir partir avant eux.
— Laissez-la-leur ! dit-il doucement. Ils vous en sauront gré. En outre, la journée de demain sera rude. Il vous faut à tout prix un peu de repos. Notre chère absente l’aurait désiré.
Mais Hortense savait que, dans sa chambre aux volets clos, elle aurait du mal à trouver ce repos qu’on lui recommandait. On n’impose pas silence à son esprit quand il est en travail et celui de la jeune femme refusait la tranquillité. Il présentait trop de questions sans réponses possibles. Par exemple : que se passerait-il demain quand on porterait Dauphine en terre ? Le marquis se joindrait-il à ceux qui, déjà, s’assemblaient pour la cérémonie d’adieu ? Et, en ce cas, qu’en serait-il de ce revoir entre le maître de Lauzargues et la nouvelle châtelaine de Combert ? Les devoirs de celle-ci étaient nombreux et minutieux. Si le marquis venait, il était impossible, en face de tout le pays, de ne pas le prier au traditionnel repas de funérailles. Que faire alors ?
Longuement, assise dans le fauteuil où elle avait veillé au soir de ses étranges fiançailles, Hortense y réfléchit. Accueillir le marquis serait offenser les fidèles serviteurs de Mlle de Combert, ne pas l’accueillir serait offenser la noblesse du pays. En ce cas, elle ne pouvait écouter que son cœur et elle en vint à cette conclusion : jamais le meurtrier ne pénétrerait dans la maison de sa victime. Jamais, dût Hortense se retrouver au ban de la société auvergnate, il ne prendrait place à la table dont il avait chassé la maîtresse…
L’âme en paix, Hortense alla enfin prendre le repos dont elle avait tant besoin.
Pour son dernier voyage à la surface de la terre, le ciel offrit à Dauphine de Combert un temps radieux. Beaucoup de monde était là. Il en était venu même de Saint-Flour et de Chaudes-Aigues. Le Dr Brémont était venu avec sa femme et ses filles qu’Hortense eut beaucoup de joie à revoir tant elle gardait un doux souvenir de leur accueil.
Après la messe, simple et profondément émouvante, dite par le chanoine, le corps de Dauphine fut enfin confié à la terre dans le petit cimetière où reposaient les siens et dans la tombe ouverte chacun vint jeter une poignée de terre. Hortense la première, les autres après elle, puis ceux qui n’étaient pas invités au repas de funérailles se dispersèrent après avoir salué la nouvelle maîtresse de Combert…
En remontant vers la maison, Mme de Sainte-Croix vint prendre le bras d’Hortense et s’y appuya.
— A mon âge, les longues marches ont cessé d’être un plaisir, dit-elle. L’appui d’un bras jeune et fort devient nécessaire…
Elle baissa la voix puis ajouta :
— Ne regardez pas mais il est là !
— Qui donc ?
— Ce fou de Lauzargues ! Je l’ai aperçu dans les derniers rangs des assistants, au cimetière. Il vient de s’approcher de la tombe à présent qu’il n’y a plus personne. Non, ne vous retournez pas ! Vous ne devez pas le voir.
Hortense la regarda avec étonnement.
— Pourquoi me dites-vous cela ?
— Parce que, si vous le voyez, vous serez obligée de l’accueillir. La tradition l’exigerait alors que la morale vous l’interdit… Ne me regardez pas ainsi, ma petite ! Il y a encore beaucoup de choses que vous ignorez. Par exemple celle-ci…
Du bout de la canne où sa main libre s’appuyait, Mme de Sainte-Croix décrivit un large cercle qui embrassait le paysage tout entier.
— Nous sommes une terre de discrétion. Ce pays semble sourd et muet. Pourtant, au fond de nos châteaux et de nos demeures, nous finissons toujours par apprendre ce qui se passe chez nos pairs. Dame de Combert, vous n’avez plus le droit de « voir » M. de Lauzargues. Ce qui vous met, j’en conviens, dans une situation peu commode…
— Il faudra pourtant bien que je le voie un jour… Je n’ai pas l’intention de le laisser élever mon fils… Je craindrais trop qu’il ne le façonne à son image.
— En tant que femme je vous approuve. En tant que membre de la noblesse, je ne le puis. Nos fils doivent pousser leurs racines dans la terre ancestrale s’ils veulent continuer à exister. Votre fils est un Lauzargues. C’est la terre de Lauzargues qu’il lui faut.
Au tournant du chemin, Hortense ne put s’empêcher de se détourner sous l’abri de son voile noir. Elle aperçut en effet le marquis. Il quittait les abords de la tombe que les fossoyeurs achevaient de combler et remettait le chapeau à large bord, le chapeau paysan qui lui avait prêté un moment son anonymat. Elle le vit rejoindre le cheval qu’il avait attaché à un arbre, le détacher et se mettre en selle. Il n’eut pas un regard pour la petite foule qui remontait vers Combert. Personne d’ailleurs ne s’était approché de lui. Tournant la tête de son cheval vers les champs qui bordaient la rivière, il reprit son chemin sans regarder derrière lui…
CHAPITRE XII
LA NUIT DU FOU
Dans la semaine qui suivit, Me Aumont, notaire à Chaudes-Aigues, vint donner lecture du testament de Mlle de Combert. Le document prévoyait certains legs destinés à Clémence, à François et au chanoine mais la majeure partie des biens revenait à Hortense qui se retrouvait ainsi à la tête, non d’une fortune, mais d’une aisance qui lui donnerait de quoi vivre et élever son fils sans qu’il eût à déchoir. A condition, bien sûr, de vivre à la campagne.
— Cela me convient, dit-elle à François. J’aime cette maison et n’ai plus rien à faire à Paris.
— Vous y avez pourtant des biens, une fortune ?
— Dont il ne doit pas rester grand-chose, hormis peut-être l’hôtel de mon père dont il faudra bien disposer. Mon fils sera un homme riche mais moi je n’ai aucun besoin de cette richesse. Tout ce que je souhaite c’est vivre auprès de Jean qui ne supporterait pas Paris. Si, toutefois, il se décide à rentrer un jour…
Un peu d’amertume perçait dans sa voix. D’après François, il y aurait bientôt deux semaines que le meneur de loups avait disparu. Où avait-il pu aller pour que le bruit de la mort de Dauphine ne l’eût pas ramené ?
— Il rentrera, assura François. Ne soyez pas en peine. N’avez-vous plus confiance en lui ? Je suis sûr, moi, que s’il vous savait ici, il serait déjà là. Lui aussi, il veut reprendre l’enfant au marquis…
— Luern doit être avec lui. Je n’ai pas entendu les loups depuis mon retour…
— La première neige les ramènera…
— Et Jean avec eux ? Je n’ai pas l’intention d’attendre jusque-là. Je vais aller à Lauzargues ainsi que j’en avais primitivement l’intention.
— Ne faites pas cela, madame Hortense ! Attendez que Jean soit de retour. Vous serez plus forts ensemble. Dieu sait, autrement, ce qu’il pourrait advenir de vous…
— Vous pourriez m’accompagner ?
— Cela va de soi. Mais que ferai-je, seul, si le marquis décide de vous garder ? Pourquoi voulez-vous qu’il renonce à une idée qui lui était chère ?
— Pourquoi, en ce cas, a-t-il élevé une fortification et interdit-il que l’on prononce mon nom ? Je crois, moi, qu’il me hait à présent. Mais je dois, au moins, sonder ses intentions. De toute façon, ajouta-t-elle avec un sourire, j’ai peut-être plus d’armes que vous ne l’imaginez. Nous irons demain…
En dépit des efforts de François pour la dissuader, elle s’en tint à sa décision et, le lendemain, elle ordonna à François de faire seller des chevaux. Avec un homme tel que le marquis, il était peut-être préférable de commencer par une simple visite. L’emploi d’une voiture suggérerait l’idée d’un enlèvement immédiat du bébé et de sa nourrice et risquerait d’indisposer le farouche seigneur. Ainsi, l’expédition aurait les couleurs paisibles d’une promenade, d’une visite de courtoisie. Après tout, la proximité de Combert pouvait faire tomber les exigences du marquis…
— Je pense lui offrir la paix, soupira Hortense. Les relations pourraient reprendre comme par le passé entre les deux maisons. S’il se montre raisonnable… nous pourrions essayer d’oublier le passé. Comprenez-moi bien, François, moi je n’oublierai rien mais une guerre ne donnera rien de bon et celle que nous menons a déjà fait suffisamment de morts. Je crois que Dauphine souhaiterait que la paix revienne, en apparence tout au moins.
— Elle l’a toujours souhaité, jusqu’à son dernier souffle je crois bien. Mais rien ne dit que le marquis soit disposé à accueillir le rameau d’olivier que vous lui apportez. Et je maintiens que vous devriez attendre le retour de Jean.
— Sans doute mais, je vous l’avoue, je ne souhaite pas tellement le voir affronté à son père. Ils ont en eux la même violence et si l’un d’eux succombait de la main de l’autre, le crime serait le plus grand peut-être qu’un homme puisse commettre.
— Vous êtes bien une femme ! ronchonna François. Vous ne rêvez que dispenser la paix alors que vous êtes le brandon de discorde. Oubliez-vous que ces hommes vous aiment tous les deux ?
— C’est déshonorer l’amour que donner son nom aux sentiments que le marquis nourrissait pour moi. D’autant qu’il y entrait sans doute plus de haine que de tendresse.
— Vous voyez bien ? Et cependant vous êtes toujours décidée à entrer dans cette maison ?
Les tours de Lauzargues venaient d’apparaître au détour du chemin – comme le marquis lors de sa visite au cimetière, les deux cavaliers avaient choisi le chemin du bord de l’eau, nettement plus court que la route.
— Plus que jamais ! Je vous l’ai dit, François, j’ai une arme secrète…
Et, du bout de sa cravache, Hortense frappa doucement la croupe de sa monture pour l’inciter à aller plus vite. L’approche de la bataille qu’elle pressentait faisait courir son sang plus vite et lui mettait une flamme dans les yeux. En quelques minutes les deux cavaliers eurent atteint l’espèce de retranchement que le marquis avait fait élever entre le chemin et la rivière pour mieux protéger les abords de son château. Une ouverture permettait le passage des chevaux et même d’une voiture mais Robert, le fils du fermier Chapioux, y était en faction. Et comme les passants étaient plutôt rares, le garçon, visiblement, s’ennuyait à périr. L’apparition des cavaliers le tira de sa torpeur et il se leva. Dirigeant son fusil vers les nouveaux venus, il ordonna :
— Retenez vos chevaux ! Que voulez-vous ?
Ce fut François qui se chargea de la réponse :
— En voilà un accueil ! Sommes-nous en guerre ? En tout cas, quels que soient les ordres que tu as, Robert, ils ne t’ont certainement pas interdit la politesse et j’attends que tu salues madame la comtesse de Lauzargues.
En même temps, un pistolet était apparu dans la main du fermier qui ajouta, pour renforcer l’effet de son discours :
— Au cas où tu hésiterais, je te rappelle que je tire mieux et plus vite que toi…
— Oh ! ça va !
Ôtant de mauvaise grâce son bonnet, le garçon marmonna :
— Bien le bonjour, Madame la Comtesse. Peut-on savoir ce qu’il y a pour votre service ?
— Je désire voir le marquis. Allez lui dire que je suis là !
— Je vous demande pardon mais je ne peux pas. Si j’y vais, j’abandonne mon poste et…
— Et nous risquons d’investir un château pour lequel, jusqu’à présent, il fallait un bon millier d’hommes ? Tout cela est d’un ridicule ! Eh bien, appelez, au moins !
— J’oserai jamais.
— On va le faire pour toi, dit François qui décidément avait tout prévu. Et, tirant de ses fontes une corne de berger, il souffla dedans par trois fois sous l’œil éberlué du garçon. Hortense pour sa part ne put s’empêcher de rire.
— Nous voilà en plein Moyen Âge, fit-elle. De quoi avons-nous l’air ?…
— Le ridicule n’est pas pour nous, Madame la Comtesse. Attendons l’effet.
— Nous allons voir surgir Godivelle. Le seuil de la porte est son poste privilégié…
— Mais ce fut le marquis dont la silhouette s’encadra sous l’écu de pierre où se gravaient ses armes. Reconnaissant sa nièce dans cette longue amazone noire, il n’avança pas et se contenta de crier :
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