— Que voulez-vous ?
— Un entretien avec vous, marquis, si ce n’est pas trop vous demander. Nous avons des paroles à échanger et je pense qu’il ne convient ni à vous ni à moi qu’elles s’envolent avec le vent ?…
Ce fut pourtant le vent qui, un instant, resta maître du terrain, ce vent qui faisait voltiger les cheveux blancs du marquis comme au soir de l’arrivée d’Hortense. Enfin, celui-ci parla :
— La maison vous est ouverte, comme elle l’a toujours été, madame de Lauzargues. Dès l’instant où vous y entrez seule…
Vivement, la main de François se posa sur le bras d’Hortense :
— N’y allez pas, je vous en supplie ! Cela cache un piège…
— C’est possible, François, mais je ne le crains pas. Encore une fois, j’ai pris mes précautions…
Cependant, du seuil, le marquis ajoutait…
— … et dès l’instant où vous cesserez de mêler les domestiques aux affaires des maîtres.
— François Devès n’est pas un domestique et vous le savez.
— En dépit des efforts qu’il fit jadis dans ce sens, vous ne m’obligerez jamais à voir en lui un égal. Entrez si vous le voulez, mais entrez seule !
Sous couleur d’arranger le voile blanc qui, attaché à son haut chapeau, entourait son visage et semblait la gêner, Hortense se tourna vers François et lui glissa un billet qu’elle prit dans le crispin de son gant.
— En cas de piège, François, portez ce billet à Me Merlin, notaire à Saint-Flour. Cela si, dans trois jours, je n’étais par revenue à Combert.
— Vous pensez qu’il va vouloir vous garder ?
— C’est possible mais ce n’est pas sûr. Il faut cependant tout prévoir…
— Alors pourquoi trois jours ?
— Parce que je le veux, François, dit-elle doucement. Souvenez-vous que, quand nous nous sommes rencontrés, je venais ici…
— Eh bien ? cria le marquis. Vous décidez-vous ? Êtes-vous en train de dicter un testament ?…
Le mot fit tressaillir François qui, de nouveau, voulut retenir Hortense.
— N’y allez pas, par pitié !
— Il le faut. Il est des abcès qu’il faut crever… Sans cela, toute vie est impossible.
Calmement, Hortense descendit de cheval, drapa sur son bras la traîne de son amazone et gravit le sentier rocheux qui menait au château. A son approche, le sourire triomphant de Foulques de Lauzargues se fit sardonique.
— Vos valets me prennent pour le diable, dirait-on, ma belle nièce ? C’est le « testament » qui effarouche Devès ?
— Admettez que c’est d’un goût douteux… Entrons-nous ? J’ai hâte d’embrasser mon fils.
Au temps d’été, il était habituel de laisser ouverte la porte du château mais, cette fois, le marquis la referma soigneusement dès qu’Hortense fut entrée. Celle-ci n’eut pas le temps de s’en inquiéter. Godivelle accourait déjà vers elle au long du vestibule pavé de gros galets de la rivière. Sans souci de ce que penserait le marquis, Hortense lui ouvrit les bras et les deux femmes s’embrassèrent avec une vraie chaleur…
— Vous m’avez beaucoup manqué, Godivelle, fit la jeune femme.
— Si je vous ai manqué, Madame Hortense, c’est bien sans le savoir et plus encore sans le vouloir. Vous le savez, n’est-ce pas ?
— Bien sûr ! Menez-moi à mon fils à présent ! J’ai hâte de le voir.
— Le cher petit ange ! Il a apporté la joie et le bonheur dans cette maison…
Considérant le vestibule sévère que la porte close faisait obscur, Hortense pensa qu’en vérité cette maison ne respirait guère la joie de vivre et moins encore le bonheur. Mais elle suivit Godivelle avec empressement jusqu’à la cuisine…
— On allait le faire téter, dit Godivelle. Vous arrivez juste au bon moment.
En effet, au moment où Hortense entrait dans la cuisine, Jeannette venait d’ouvrir son corsage et offrait un sein à la petite bouche avide qui s’en empara goulûment tandis que les doigts roses s’épanouissaient sur la peau blanche de la nourrice. A l’arrivée d’Hortense, le visage de celle-ci s’éclaira…
— Madame la Comtesse ! Enfin ! Quelle joie, mon Dieu, quelle joie !
— Bonjour, Jeannette ! Moi aussi je suis contente de vous revoir. Mais vous me semblez bien pâle. Êtes-vous malade ?…
— Cette sotte ne cesse de pleurer, ronchonna Godivelle ! Du coup, son lait est en train de tarir. Elle n’en a plus beaucoup et…
— Plus beaucoup ? gronda le marquis entré lui aussi dans la cuisine à la suite des femmes. Pourquoi ne me le dit-on pas ? Croit-on que je vais laisser mon petit-fils mourir de faim ? Si elle n’a plus de lait qu’on la renvoie !…
Du coup, les larmes, qui ne devaient jamais être bien loin, jaillirent des yeux de Jeannette qui, d’un geste instinctif, serra un peu plus fort contre elle le petit corps vigoureux du bébé.
— Oh non, je vous en prie, Monsieur le Marquis ! Mon lait baisse un peu mais il va revenir, sûrement… et je serais trop malheureuse si j’étais séparée de lui…
— Dites Monsieur le Comte, malapprise, quand vous parlez de mon petit-fils ! Quant à vos sentiments, nous n’en avons que faire ici. Justement votre oncle est là, en bas. Repartez avec lui si vous n’êtes plus bonne à rien…
La colère s’empara d’Hortense :
— Depuis quand les hommes se mêlent-ils de la nourriture des bébés ? s’écria-t-elle. Ne pleurez pas, Jeannette ! Jamais mon fils n’a été mieux soigné que par vous et j’entends que vous lui restiez attachée, même si vous n’avez plus de lait. Il faut bien, un jour ou l’autre, sevrer un enfant. Vous devez savoir cela, Godivelle ?
— Bien sûr, Madame Hortense, bien sûr ! On fera ce qu’il faut. Mais si Jeannette ne sert plus à rien ici, il vaudrait mieux qu’elle rentre chez elle…
La voix était toujours aussi unie ; Hortense n’en perçut pas moins la note d’animosité. Godivelle devait être jalouse de la nourrice et, souhaitant avoir Étienne pour elle seule, faisait tous ses efforts pour l’éloigner…
— Oubliez-vous, Godivelle, qu’à présent Combert m’appartient ? La place de Jeannette l’y attend en effet… avec mon fils. Il est temps, je crois, d’en venir au but de ma visite, marquis. Je suis venue chercher Étienne…
Son regard doré défia celui de son oncle tandis qu’elle appuyait intentionnellement sur le prénom détesté. Une flambée de colère fit rougir le teint pâle du vieux seigneur mais il n’en exprima rien.
— Une cuisine n’est pas l’endroit rêvé pour y discuter de nos affaires, ma chère. Voulez-vous que nous passions au salon ?
— Soit. Je ne compte cependant pas m’attarder… Brusquement, Godivelle se déchaîna. Un vrai déluge de larmes s’échappa de ses yeux tandis qu’elle s’écriait :
— Vous n’allez pas nous enlever le petit, Madame Hortense ? Ce ne serait pas bien. Vous n’en avez pas le droit.
— Est-ce que vous n’oubliez pas un peu, comme tout un chacun ici, que je suis sa mère ?
— N’importe ! C’est un Lauzargues et il doit être élevé sur la terre de ses pères !
Les paroles de la vieille gouvernante rappelaient trop celles de Mme de Sainte-Croix pour être agréables à Hortense mais elle n’eut pas le loisir de les relever. Déjà le marquis coupait court en déclarant que cette affaire le regardait, lui le premier, et que ses gens n’avaient pas à s’en mêler. S’accordant tout juste le temps de poser un baiser sur le front de son fils, Hortense se dirigea vers le salon où le marquis la précédait.
L’aisance financière avait apporté à la grande salle d’autrefois plus de confort sans rien lui ôter de sa noblesse. On s’était contenté de créer, autour de la cheminée monumentale, une sorte de salon grâce à l’apport de quelques très beaux meubles Grand Siècle. Un petit bureau Mazarin, quelques meubles de Boulle et des fauteuils Louis XIV couverts de velours de Gênes vieil or voisinaient à présent avec le haut fauteuil seigneurial et la longue table médiévale sans se gêner mutuellement. Avec un goût très pur, le marquis avait choisi la grandeur plutôt que la mode. Des tapis réchauffaient le tout et apportaient leurs couleurs chaudes.
Au-dessus de l’immense cheminée, Dame Alyette et son époux continuaient à se sourire en se tournant le dos au milieu d’une prairie fleurie qui parut à Hortense plus fraîche que jamais et, en entrant, elle dédia un regard amical à ces naïfs personnages qu’elle avait toujours trouvés charmants. Mais elle n’était pas là pour admirer l’ameublement. Elle était là pour affronter le marquis et, visiblement, celui-ci s’y préparait. Adossé au bureau Mazarin, il désigna un siège à sa nièce et attaqua sans autre préambule :
— Vous êtes à présent maîtresse de Combert, ma chère, et vous m’en voyez fort heureux. Cette terre – qui est plus importante qu’on ne penserait dès l’abord – augmentera agréablement le patrimoine de mon petit-fils qui redeviendra ainsi le plus puissant seigneur de la région et, sans doute, le plus riche. Nous veillerons à ce que ce bien soit entretenu comme il convient afin…
— Vous n’avez pas à vous mêler de Combert, marquis ! Vous venez de le dire, j’en suis maîtresse et j’entends y vivre désormais.
Foulques de Lauzargues eut le sourire indulgent que l’on réserve aux enfants capricieux ou légèrement attardés.
— Vous savez très bien que c’est tout à fait impossible. Vous ne pouvez vivre à Combert alors que votre fils vit dans ce château.
— Je partage votre opinion. N’ai-je pas eu l’honneur de vous dire, tout à l’heure, que je venais le chercher ou tout au moins vous avertir que j’allais le reprendre.
— Enfantillages ! De par la loi des mâles, il est mien avant d’être vôtre, et nul, dans cette région, ne comprendrait que le dernier rameau du vieil arbre prétende pousser en terre femelle. Si vous voulez vivre avec votre fils, Hortense de Lauzargues, vous vivrez ici… ou ne le reverrez jamais !
Les doigts d’Hortense serrèrent les bras du fauteuil sur lequel elle était assise avec tant de force que les jointures blanchirent. Le fer était engagé à présent. Il fallait combattre et bien combattre.
— Nous ne sommes plus au Moyen Âge et vous n’avez aucun droit à me priver de mon enfant en vertu de je ne sais quelle coutume désuète. Il ne sera pas élevé ici parce que vous êtes indigne du nom de grand-père et que j’aurais horreur de le voir vous embrasser. Voulez-vous lire ceci ?
De sa poche, elle tira la confession de Florent et la lui tendit…
— Qu’est-ce là ?…
— Les aveux de l’homme qui a ouvert la porte de mes parents à leur assassin. Au prince San Severo pour être plus précise et j’ajouterai encore : votre complice.
Le marquis haussa les épaules et se mit à marcher de long en large avec fureur.
— Mon complice ? Êtes-vous folle ? Cet homme je ne le connaissais qu’à peine. Tout juste…
— D’où vient qu’en parlant de lui vous employiez le passé ?
— Le passé ?… Pourquoi pas ?… Je ne le connais qu’à peine, si vous préférez…
— Ne cherchez pas d’échappatoire ! Vous savez parfaitement qu’il est mort. Vous le savez parce que c’est vous qui l’avez tué. Oh, ne vous donnez pas la peine de nier : j’étais là ! Cachée dans le bureau du secrétaire de mon père, j’ai tout vu. Je vous ai vu le tuer, d’une balle en pleine tête. Et vous l’avez tué parce qu’il s’était approprié la plus grosse part de cette fortune que vous convoitiez…
— Quel roman, en vérité ! Et me direz-vous, pour le compléter, comment j’ai pu devenir le complice d’un homme qui vivait à Paris quand je ne quittais pas ce pays ?…
— Très facilement ! Avant de mourir, Mlle de Combert a, elle aussi, déchargé son cœur. Elle m’a tout dit. A présent, ordonnez que l’on prépare Étienne et faites atteler une voiture pour Jeannette et pour lui !
— Jamais !…
Le mot claqua comme un coup de fouet. Puis ce fut le silence. Le marquis avait cessé d’arpenter la pièce. Il s’était arrêté et regardait Hortense. Elle soutint son regard sans faiblir. En lui jetant la vérité au visage, elle avait éprouvé un instant de joie presque sauvage. Cela la libérait d’un long silence, d’une insupportable contrainte… Elle eut même un sourire.
— Jamais ? Soyez raisonnable, marquis. Vous n’avez pas envie, je pense, que toute la province apprenne la vérité sur vous ?
— Vous n’oseriez jamais dire cette vérité… pas si vous aimez votre fils ! Songez au nom qu’il porte !
— Et que m’importe ce nom ? Pourquoi ne porterait-il pas le mien ? Il est sans tache et vous ne pourriez en dire autant…
Lentement, il marcha vers elle, si visiblement menaçant que la jeune femme se leva pour se diriger vers la porte mais il la rattrapa et la saisit brutalement par le poignet.
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