Elle poussa un cri…

— Inutile de crier. Personne ne vous aidera ici…

— Godivelle !…

Elle ne répondra pas. Elle est auprès de moi depuis trop longtemps pour avoir envie de me trahir. En outre, elle a fort bien compris que vous voulez lui enlever le petit. Or, elle s’est pris pour lui d’une vraie passion. Il représente désormais son univers… Même moi j’ai moins d’importance à ses yeux…

— A merveille, alors ! Pourquoi Godivelle ne viendrait-elle pas, elle aussi, à Combert ? Elle ne quitterait pas Étienne… Lâchez-moi, vous me faites mal !

— Il s’appelle Foulques, vous entendez ! Rien que Foulques. Quant à vous, petite misérable qui ne songez qu’à me dépouiller de tout ce que je possède, sachez que vous n’aurez plus l’occasion de me nuire. Vous voulez vivre avec votre fils, n’est-ce pas ?… Eh bien, vous allez vivre avec lui… mais vous ne quitterez plus cette maison, plus jamais !…

Il avait un peu desserré son étreinte et elle en profita pour se libérer d’un geste brusque mais ne s’enfuit pas. Au contraire, elle fit face :

— Vous n’avez ni le droit ni la possibilité de me retenir ici. François Devès…

— Il va repartir, François Devès… et tout de suite ! Et sur votre ordre si vous ne voulez pas qu’il se retrouve sous le feu des fusils de mes gens.

— Vous n’oseriez pas !

— Ici, je suis maître et seigneur. Personne n’osera jamais venir s’y frotter à moi… surtout pas les gendarmes de ce gros porc de Louis-Philippe. Ici, ce qui se passe à Paris n’intéresse personne. On préfère se tenir les coudes et arranger soi-même ses affaires. Alors choisissez mais choisissez vite !…

Hortense réfléchit encore plus vite. Ce misérable était très capable de faire assassiner froidement le fermier de Combert. Mieux valait le renvoyer afin qu’il puisse aller porter sa lettre au notaire de Saint-Flour. Sans répondre, elle marcha vers la fenêtre qui donnait sur l’entrée du château et l’ouvrit. François attendait toujours, immobile sur son cheval dont il flattait l’encolure de la main.

— Rentrez à Combert sans moi, François ! lui jeta-t-elle. Je reste ici quelques jours…

— Vous voulez vraiment que je rentre ? Vous êtes certaine de ne pas être contrainte ?…

— Mais oui, François. Rentrez… et faites ce que vous devez faire quand je ne suis pas là !

— A vos ordres, Madame la Comtesse. Je reviendrai aux nouvelles !

Il avait fait signe qu’il comprenait le sens caché de ses paroles. Hortense le regarda partir sans trop d’angoisse. Trois jours sont vite passés et, dans trois jours, le notaire ouvrirait le pli cacheté qu’elle lui avait remis. Il saurait à quoi s’en tenir sur le marquis et ferait en sorte d’envoyer délivrer la mère et l’enfant… Lentement, Hortense referma la fenêtre, se retourna.

— Vous êtes satisfait ? Que suis-je censée faire à présent ?

— Un peu de repos vous ferait peut-être quelque bien ? Je vous accompagne à votre chambre…

— Je ne suis pas fatiguée et je veux voir mon fils…

— Vous le reverrez tout à l’heure. Venez vous installer. Votre chambre n’a pas changé.

Il avait repris son bras et l’entraînait avec une force à laquelle il n’était pas question d’échapper sans lutte. Et Hortense pensa que, pour le moment, toute lutte était vaine. Il fallait paraître prête à la soumission et attendre…

Fermement tenue par une main qui prétendait seulement la soutenir, elle retrouva la large vis de pierre de l’escalier qu’elle connaissait bien, atteignit le palier où elle avait rencontré jadis le fantôme de Marie de Lauzargues et se demanda s’il se manifestait toujours à présent qu’Étienne avait rejoint sa mère.

Soudain, comme on allait atteindre la porte de son ancienne chambre, Eugène Garland se dressa devant eux et Hortense retint un cri tant l’aspect du bonhomme était devenu misérable. Visiblement, il ne prenait plus aucun soin de sa personne. Les rares cheveux qui demeuraient en couronne autour de son crâne chauve étaient sales et pleins de poussière. Derrière les grosses lunettes qui coiffaient son long nez et le faisaient ressembler à une cigogne, le regard de ses yeux paraissait absent, presque halluciné mais il avait bien reconnu Hortense car il déclara :

— Vous voilà de nouveau prisonnière, pauvre innocente ?… Qu’avez-vous donc fait pour un sort si cruel ?

— Cessez de déraisonner, vieux fou ! Où prenez-vous que Mme de Lauzargues soit prisonnière ? Je la ramène à sa chambre tout simplement…

— Une chambre dont elle ne pourra plus sortir puisque le souterrain est comblé à présent… Oh si, elle est prisonnière ! Je le vois… Je le sens !

— Rentrez chez vous et laissez-nous en paix !… Vous en ferez tant qu’un jour je finirai par vous chasser…

Déjà l’ancien précepteur d’Étienne, sans faire plus de bruit qu’une ombre, avait gagné l’escalier de cet étrange pas précautionneux qui lui donnait si fort l’air d’un vieil échassier. Haussant les épaules avec colère, le marquis ouvrit la porte de la chambre et fit entrer Hortense…

— Vous voici de retour chez vous, comtesse. Je veux croire que c’est pour toujours…

— N’y comptez pas ! Vous ne pourrez pas me garder plus longtemps qu’il ne me conviendra…

Elle s’avança de quelques pas dans la chambre où en effet rien n’avait changé à l’exception du mur, ce mur dans lequel Jean avait réussi à percer un trou pour en arracher Hortense. Il était à présent parfaitement reconstruit sous la tapisserie que l’on avait accrochée pour cacher la réparation ainsi que le marquis en fit la démonstration en disant :

— Si c’est à ce passage que vous faites allusion, il vous faut y renoncer, comme vous le voyez… De même le souterrain est comblé.

— Ce n’est pas à cela que je pense.

— Oh, je sais ! Vous pensez à ce bâtard que j’aurais dû faire jeter à la rivière quand il n’était encore qu’un bébé… mais vous savez bien qu’il a disparu… Depuis qu’il est venu se casser les dents sur mes vieilles pierres, il a quitté le pays, dit-on… peut-être pour rejoindre ses amis les loups. Voici longtemps que l’on n’en a plus entendu hurler au fond de la nuit par ici… Peut-être sont-ils tous morts ? Je sais qu’une grande battue a été organisée voici peu, vers Le Malzieu, une battue fructueuse… Peut-être a-t-on tué aussi ce loup-là ?…

De nouveau, la colère fit perdre à Hortense son calme de commande :

— Il est de votre sang… votre propre, fils et vous souhaitez sa mort comme vous avez poussé Étienne vers le suicide, comme vous avez tué votre femme, votre sœur, comme vous avez voulu me tuer moi ! Ne savez-vous apporter que la mort à ceux de votre famille ?… Vous êtes un monstre !

— Je ne souhaite pas la mort pour vous, Hortense, dit-il d’une voix soudain changée. Jadis, j’en conviens, la colère, la jalousie m’ont fait perdre la tête…

— La jalousie ? Vous ?

— Moi… Quand donc comprendrez-vous que je vous aime et que, si je vous enferme, si je veux vous garder ici c’est pour vivre auprès de vous, tout simplement ! Vous regarder… contempler jour après jour votre beauté, cette grâce qui vous fait inimitable… Ne pouvez-vous comprendre cela ?

— Cette sorte d’amour ? Non, je ne puis la comprendre parce que ce n’est pas de l’amour. Comment pourriez-vous savoir ce que c’est, vous qui ne savez que détruire ce qui vous résiste ? L’amour c’est le don de soi dans ce que l’on a de meilleur et cela va bien au-delà du corps…

— Restez avec moi et vous verrez si je ne sais pas vous aimer ! Vous pourriez régner sur moi, Hortense, et sur tout ce qui est nôtre à présent… Jurez-moi de passer auprès de moi le temps qui me reste à vivre et les portes de cette maison seront ouvertes devant vous et le resteront… Nous pourrions aller ensemble à Combert, y séjourner de temps à autre… Nous regarderons ensemble l’enfant grandir… Oh, Hortense, nous pourrions être si heureux si seulement vous le vouliez…

Il s’était approché d’elle, les mains ouvertes et le regard égaré. Elle crut qu’il voulait la prendre dans ses bras. Vivement, elle s’écarta, ouvrit la porte :

— Sortez ! Pour le coup, je crois que vous êtes fou. Oser me parler d’amour après tout le mal que vous avez fait ! Oser penser à séjourner à Combert… à Combert où chacun sait que cette pauvre Dauphine est morte de vous, comme tous les autres !… Sortez de cette chambre et retenez bien ceci : vous ne me garderez pas ici au-delà de trois jours. Si, dans ce délai, je ne suis pas rentrée chez moi, sachez qu’il se passera quelque chose… quelque part, et que, de gré ou de force, vous serez obligé de nous libérer, mon fils et moi, parce que toute l’Auvergne connaîtra votre infamie !

Le marquis secoua la tête comme s’il cherchait à chasser les brumes d’un rêve et, graduellement, son regard reprit toute sa dureté glacée. Il toisa au passage la jeune femme qui tenait la porte ouverte devant lui.

— Qu’est-ce que cela me fait à moi l’opinion des croquants ou même celle de mes pairs dès l’instant où vous serez à jamais ma compagne ? Vos menaces ne m’effraient pas, ma chère… C’est ne plus vous revoir qui me serait insupportable. Vous m’avez échappé à Paris mais ici vous ne m’échapperez pas.

— Qui parle de s’échapper ? Qui parle de ne plus se revoir ? Vous admettrez sans peine que la vie est plus agréable à Combert qu’ici ?…

— Pas pour un Lauzargues ! C’est ici le foyer de mon petit-fils, c’est aussi le vôtre…

— Alors c’est aussi celui de Jean. Si mon enfant est votre petit-fils c’est bien parce que lui est votre fils. Admettez-le au vu et au su de tous ! Reconnaissez-le en tant que Jean de Lauzargues et alors, oui, je resterai ici, toute ma vie et pas seulement toute la vôtre…

— Mais avec lui, n’est-ce pas ? Auprès de lui… pas auprès de moi ?

— N’y seriez-vous pas aussi ? Notre maison continuerait normalement, au grand jour… Ne pouvez-vous l’aimer, lui qui vous ressemble plus que quiconque ? Rendez-lui justice ! Il a tant souffert par vous… et moi j’oublierai, je vous le jure, tout le mal que vous avez fait, à moi et à d’autres. J’oublierai vos crimes…

Il eut un sourire grimaçant, diabolique, en face duquel Hortense, en dépit de son courage, de sa certitude, se sentit frémir.

— Quelle grandeur ! Vous m’offrez le rôle de l’ancêtre assis avec sa canne au coin de la cheminée, chaque année plus frileux tandis que vous régnerez l’un et l’autre. J’aurai la joie de vous voir, tous les ans, devenir grosse des œuvres de ce rustre ? Celle de voir se refermer chaque soir la porte de votre chambre sur vos baisers et vos caresses que je devinerai tandis que moi je rejoindrai, solitaire, les longues heures des nuits d’hiver où la seule compagnie est celle des souvenirs ? N’y comptez pas, ma belle ! Je vous veux pour moi, pas pour un autre…

— Vous acceptiez bien Étienne ?

— Parce que c’était sans importance. Vous mettre dans le même lit n’était qu’une simple formalité. Vous ne pouviez l’aimer. Le bâtard, lui, a eu le privilège de vous faire un enfant. Cela doit lui suffire pour toute sa vie. Le reste de la vôtre m’appartient !…

La porte claqua derrière lui et Hortense se retrouva seule au centre de ce décor qu’elle avait bien cru ne jamais revoir. Elle n’avait pas entendu de clef tourner dans la serrure et le marquis était parti presque en courant. La porte, d’ailleurs, s’ouvrit sans peine sous sa main. Elle en fut satisfaite. Du moins ne serait-elle pas enfermée entre ces quatre murs et pourrait-elle aller et venir dans le château… L’attente ainsi serait moins longue.

Un peu rassurée, elle s’accorda la douceur de refaire connaissance avec cette pièce qu’au fil des mois elle avait presque appris à aimer. Rien n’y avait, en effet, changé depuis son départ. Les meubles et les objets étaient toujours à la même place. La grande armoire de chêne ciré dont la porte s’ouvrit en grinçant un peu révéla, bien rangées, les robes de jeune fille qu’elle n’avait pas pu emporter au moment de sa fuite. Elles fleuraient la citronnelle et de grandes housses de toile protégeaient les toilettes les plus fragiles : la robe de faille rose de ses fiançailles et surtout la corolle de satin blanc et de dentelles qui avait été sa robe de mariée. Tout auprès, il y avait la robe de laine bleue qui était d’uniforme chez les Dames du Sacré-Cœur et qu’elle portait le jour où l’on était venu lui apprendre la mort affreuse de ses parents. Toute sa véritable vie était là, entre cette armoire qui sentait bon la cire d’abeille et le petit secrétaire où tant de fois elle s’était assise et dont le casier secret s’ouvrit sans peine sous sa main comme la porte d’une maison amie. Le journal commencé au lendemain de son arrivée au château y reposait toujours. Hortense le prit et longuement parcourut les feuillets déjà jaunis où elle avait écrit l’histoire de son amour pour Jean. Il lui était doux de relire ces pages naïves qui lui semblaient à présent l’œuvre d’une autre. Le brasier de l’angoisse et de la passion avait fait naître une créature bien différente de la jeune pensionnaire d’autrefois…