Quelqu’un gratta à la porte et, avant même qu’Hortense eût permis d’entrer, Godivelle parut, portant Étienne avec l’orgueil qu’elle eût mis à porter un jeune roi. Mais Hortense ne vit que son enfant et se précipita vers lui.
— Mon tout petit !…
Elle l’enleva entre ses mains et couvrit de baisers affamés sa frimousse et ses petites mains. Le traitement parut plaire au bébé qui éclata de rire et se mit à gazouiller en essayant de tirer les longues boucles brillantes qui dansaient le long du cou de sa mère. Les mains nouées sur son ventre, dans la position qui lui était familière, Godivelle regardait la scène sans rien dire. Mais Hortense la connaissait trop bien pour ne pas deviner que ce silence ne durerait pas.
— Ça fait plaisir de vous voir là, Madame Hortense, assise dans votre fauteuil avec votre bébé sur les genoux. Au fond, vous êtes revenue à votre vraie place. Vous n’auriez jamais dû en partir.
— Cela n’a pas tenu à moi, Godivelle. Ou bien ne vous a-t-on rien dit de la façon dont j’ai quitté cette maison ! A propos, comment va votre sœur Sigolène ? Vous vous étiez rendue en grande hâte à son chevet au lendemain de la naissance de celui-ci…
Godivelle baissa la tête et rougit.
— Elle va bien… Elle n’a jamais été malade, Sigolène, et je l’ai bien vu quand je suis arrivée chez elle. Mais Monsieur Foulques ne voulait pas que je revienne : « Je ne veux pas te voir au château avant huit jours… » qu’il m’avait dit…
— Et cela ne vous est pas apparu comme un peu étrange ? J’étais seule dans cette chambre, sans forces et sans soins, aux prises avec un marché odieux, abominable : devenir la maîtresse de mon oncle ou mourir. Sans Jean, je serais morte…
Elle secoua la tête avec un sourire incrédule.
— Il n’aurait jamais fait ça… Il a voulu vous faire peur mais je crois qu’il vous aime trop…
— Ma mère aussi, il l’aimait trop ! Pourtant il a froidement, calmement décidé sa mort. Godivelle, Godivelle ! Vous qui êtes une brave femme, une femme de cœur, comment pouvez-vous tenter seulement de défendre un tel monstre ? Et vous voudriez que je vive ici ?…
— Je veux que le petit vive ici ! Oh, Madame Hortense, vous ne savez pas ce qu’il est devenu pour moi. Je crois que je l’aime plus que s’il était de mon sang… Ne me l’enlevez pas !
— Mais personne ne songe à vous l’enlever. Pourquoi ne viendriez-vous pas vivre, vous aussi à Combert ?…
De nouveau la gouvernante secoua la tête et cette fois avec une sorte de rage :
— Moi à Combert ? Dans la maison de cette malfaisante ?…
Se rendant compte de ce qu’elle disait, elle se signa précipitamment et reprit :
— Me demandez pas ça, Madame Hortense. C’est pas chez moi, là-bas… Ici, je me sens chez moi et vous savez bien que pour rien au monde, je n’abandonnerai Monsieur le Marquis !
— Il faudra peut-être que vous l’abandonniez si l’on vient l’arrêter. C’est un criminel qu’à Paris la police recherche pour avoir tué le prince San Severo, son complice…
— Marchez ! Elle viendra pas le chercher ici, dans nos montagnes, votre police ! Et puis qu’est-ce que ce prince-là ?…
— Un pas grand-chose, je l’admets. Et vous avez raison quand vous dites que la police parisienne ne viendra pas ici. Mais la gendarmerie de Saint-Flour peut parfaitement y venir.
Un éclair de colère et de dédain brilla dans les petits yeux noirs de la vieille femme.
— On a tout ce qu’il faut pour les recevoir, Monsieur Foulques, il est ici maître et seigneur et tous ceux de sa parentèle doivent habiter avec lui. C’est ça la vérité !…
— Cela veut dire que, même en danger, vous ne m’aideriez pas à sortir d’ici, Godivelle ?
— Vous n’y serez jamais en danger ! Alors pourquoi est-ce que je vous aiderais ?
Il y eut un silence. Hortense se sentait tout à coup triste et découragée. Elle avait tant escompté l’aide de Godivelle ! La voir se tenir aussi résolument dans le camp ennemi lui était douloureux.
— Vous avez beaucoup changé, Godivelle ! soupira-t-elle.
— Non, Madame Hortense. Je n’ai pas changé. J’ai été créée et mise au monde pour servir les maîtres de Lauzargues, présents ou à venir. Je ne sais pas faire autre chose et je ne sais le faire qu’ici. Vous aussi votre place est marquée… Donnez-moi le petit, à présent, c’est l’heure de le changer et puis vous avez juste le temps de faire un brin de toilette avant le dîner. C’est toujours servi à la même heure et je vous ai fait du pounti…
Ainsi, elle refusait de voir les réalités, de prendre en considération le moindre des sentiments de la jeune femme. Pour Godivelle, tout était bien puisque Hortense avait repris sa place au château. Il convenait qu’elle continue d’y jouer le rôle d’autrefois et seuls devaient compter, à présent, les menus événements de la vie quotidienne. Comme il convenait de fêter ce retour, la plus fameuse cuisinière de tout le Cantal avait confectionné le plat préféré de l’enfant prodigue… C’était presque touchant.
Étrange dîner dont les participants ne s’adressaient pas la parole. Les grossières faïences et les étains d’autrefois avaient fait place à la porcelaine fine, au cristal, à l’argent. Ce qui avait changé aussi, c’était le fabuleux appétit d’Eugène Garland. Lui qui dévorait avec tant d’enthousiasme avant le départ d’Hortense semblait manger du bout des dents. Hortense lui en fit la remarque :
— Où est votre bel appétit, monsieur Garland ? Vous mangez à peine…
— Oui… mais c’est que je ne digère plus grand-chose, Madame la Comtesse. En général, je bois du lait, surtout du lait.
— Ce vieux fou s’imagine qu’on veut l’empoisonner, ricana le marquis… En tout cas, si au prochain repas, vous osez vous présenter à table aussi sale, vous irez boire votre lait dans la soue à cochons, monsieur le bibliothécaire ! En présence d’une dame, je ne tolère pas une pareille tenue…
Lui-même, en frac noir et gilet broché, était, comme d’habitude, d’une parfaite élégance. Une élégance qui fit sourire Hortense avec quelque dédain :
— Ne pensez-vous pas que vous vous habillez vous-même un peu trop ? Mon amazone n’est pas digne de ce superbe costume, dit-elle en désignant ses propres vêtements…
— Nous veillerons à cela. En attendant, vous pourriez porter vos robes de jeune fille. Il me serait agréable de vous revoir telle que vous étiez jadis… Mais nous ferons venir des toilettes dignes de votre beauté…
— Pour rester enfermée ici, cela me paraît une dépense superflue…
— Vous ne resterez pas enfermée. Nous sortirons… ensemble, toujours ensemble, nous faisant mutuellement honneur…
Hortense se leva si brusquement que sa chaise tomba derrière elle avec un fracas de tonnerre :
— Quelle comédie ! s’écria-t-elle. Vous savez parfaitement que vous ne me garderez pas, que je ne veux pas rester ici…
— Vous l’avez déjà dit. Eh bien, soit, ma chère, partez ! rentrez dans votre petite maison de Combert et votre petit jardin, allez rejoindre votre vieille bonne et votre chat… mais sachez que dès l’instant où vous franchirez le seuil de cette maison, vous devrez perdre tout espoir de revoir jamais votre fils !…
Sans répondre, Hortense haussa les épaules et quitta la salle en courant, renversant presque Sidonie qui apportait une tarte aux pommes. Elle monta d’une traite dans sa chambre et s’abattit sur son lit, secouée de sanglots incontrôlables. Elle s’en voulait à cette heure de n’avoir pas écouté François, d’avoir voulu affronter seule le vieux tyran. Qu’avait-elle espéré, mon Dieu ? Qu’il lui rendrait l’enfant sans rien dire et consentirait à entretenir avec elle de vagues relations de voisinage ? Elle en voulait aussi à Jean d’avoir disparu au moment même où elle avait tant besoin de lui. Cela commençait à être une habitude chez lui. Il avait disparu au moment des fiançailles d’Hortense, il l’avait laissée à Paris après ces deux jours de bonheur pour veiller sur Dauphine qu’il n’avait d’ailleurs pas réussi à sauver, sinon provisoirement. Et à présent où était-il ? Comment ne sentait-il pas, au fond de lui-même, qu’Hortense l’appelait ?…
Il était déjà tard quand elle se releva pour se déshabiller et se coucher enfin. La bougie, sur sa table de chevet était à demi consumée… Avec une sorte de hâte, elle se débarrassa de son amazone et alla bassiner son visage dans une cuvette d’eau fraîche. Godivelle avait sorti et étalé sur le lit une de ses chemises de nuit d’autrefois et elle la revêtit avec un certain plaisir. Cela lui donnait l’impression de revêtir du même coup son ancienne personnalité… Mais le visage que lui renvoya le miroir terni au-dessus de la cheminée n’était plus le même, en dépit du ruché candide qui l’encadrait. Les yeux y brûlaient comme des chandelles et elle se trouva l’air d’une sorcière.
Tournant le dos à la glace, elle se dirigea vers son lit. C’est alors qu’elle vit le loquet de sa porte se lever doucement, tout doucement, sous une main prudente… Suscité par la colère et l’effroi, un élan la jeta contre la porte et d’un geste sec, elle tira le verrou… Le bruit d’un pas léger qui retraversait le couloir parvint à l’oreille qu’elle avait collée contre le panneau de bois. Elle entendit se refermer doucement la porte du marquis et comprit qu’il ne lui faudrait plus commettre l’imprudence de dormir sans avoir auparavant tiré son verrou…
Les deux jours qui lui restaient à vivre dans ce château maudit lui parurent soudain une éternité et elle regretta de n’avoir pas dit à François de se rendre le jour même chez Me Merlin… L’attente lui devenait insupportable. Du moins espérait-elle que le tabellion, ayant lu le mémoire qu’elle lui avait confié, ne balancerait pas un seul instant et rendrait visite à la maréchaussée sans plus tarder.
Ce qu’il adviendrait d’elle quand le marquis se verrait affronté à la loi, Hortense osait à peine y penser. Elle savait qu’à cet instant elle risquerait sa vie mais elle gardait trop de confiance en Dieu pour ne pas espérer qu’Il lui donnerait le moyen de s’échapper à la faveur de la confusion…
Ayant mal dormi, elle s’éveilla tard. Ce fut pour apprendre d’une Godivelle qui cachait mal son triomphe que Jeannette, n’ayant décidément plus de lait, avait été renvoyée à Combert le matin même. Pierrounet, qu’Hortense n’avait pas vu la veille parce que le marquis l’avait envoyé sur sa terre de Faverolles, avait été chargé de la ramener chez son oncle. Naturellement, la jeune femme ne perdit pas une aussi belle occasion de se mettre en colère, mais uniquement pour le principe. Au fond d’elle-même et en pensant à la joie de François en retrouvant sa nièce, elle regrettait peu cette décision arbitraire. Jeannette devrait attendre elle aussi que son nourrisson lui soit rendu. Restait à savoir comment Étienne allait supporter le sevrage et, après avoir tancé vertement Godivelle, dit son fait au marquis, Hortense consacra cette journée au changement de nourriture du bébé qui, d’ailleurs, supporta la chose le mieux du monde. Ce vigoureux bout d’homme promettait de faire preuve d’une superbe santé et ce fut un plaisir pour la jeune mère de voir la petite bouche rose engloutir, cuillerée après cuillerée, la légère bouillie de blé cuite au lait et sucrée au miel tandis que les yeux bleus du bébé brillaient comme des étoiles. Auprès de son enfant, Hortense oubliait ses angoisses et la cruauté du marquis. Tout sauf le temps qui passait…
Le jour suivant, le maître de Lauzargues s’absenta. La jeune femme en éprouva un vif soulagement. Dépouillé de cette présence obsédante, le vieux château retrouvait du charme et devenait presque agréable. La porte en demeura fermée toute la journée mais, comme une pluie battante s’était installée depuis le lever du jour, Hortense ne regretta pas outre mesure de devoir rester au logis. Demain, ce serait le troisième jour…
Après le dîner, qui eut lieu plus tard que d’habitude parce que l’on avait dû attendre le marquis, celui-ci pria sa belle-fille de rester quelques instants au salon. Il avait à lui parler. Docilement, la jeune femme alla prendre place dans l’un des fauteuils disposés près de la cheminée et attendit que le marquis se fût débarrassé de Garland. En effet, le bibliothécaire, qui d’ordinaire filait dans sa chambre dès la dernière bouchée avalée, ne semblait pas disposé à quitter la table. Il avait fait preuve, durant tout le repas, d’une agitation inhabituelle qui lui avait valu quelques rappels à l’ordre et, à présent, il s’attardait comme s’il était pris de torpeur. On dut faire appel à Pierrounet et à Marthon, la plus vigoureuse des deux servantes, pour le tirer de sa place et le remonter au second étage sans d’ailleurs qu’il parût s’éveiller vraiment.
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