— Est-il malade ? demanda Hortense que la mine du vieil homme inquiétait.

Foulques de Lauzargues haussa les épaules :

— Cela n’aurait rien d’étonnant. Voyant que vous pouviez manger et boire sans être incommodée, il s’est empiffré. Il a surtout bu plus que de raison. Mais laissons cela ! J’ai à vous dire des choses qui me paraissent d’importance…

Il se dirigea vers un cabaret de salon posé sur une table à gibier, y prit deux petits verres et un flacon gravés d’or.

— Voulez-vous un peu de cette vieille prune ? Elle est parfaite en tout point…

— Merci. Je n’aime pas les liqueurs fortes…

— Vous avez tort. Elles sont parfois d’un grand secours… Tenez, je vous en verse quelques gouttes seulement. Il se peut que vous changiez d’avis avant longtemps et je n’aimerais pas vous voir vous évanouir…

Joignant le geste à la parole, il fit couler un peu de prune dans le verre qu’il vint poser sur une petite table placée à portée de main de la jeune femme. Celle-ci leva les sourcils :

— Suis-je censée m’évanouir ? Outre que c’est peu dans mes habitudes, je n’en vois pas la raison. Je me sens parfaitement bien…

— Je souhaite que cela dure mais je crains un peu l’effet que pourrait avoir sur vous l’écroulement de vos espérances…

Une brusque inquiétude tint Hortense muette. Elle n’aimait pas du tout, ce soir, le sourire trop aimable du marquis, ni la petite flamme méchante qui brillait dans ses yeux clairs. Cette inquiétude se changea en effroi quand, au bout des doigts de son tyran, elle vit apparaître un pli dont les trois cachets de cire verte étaient coupés. Heureusement, la colère vint tout de suite à son secours et la remit debout :

— Comment vous êtes-vous procuré cela ? Je croyais qu’un notaire était un officier assermenté et que l’on pouvait lui faire entière confiance ?…

— Sans doute et Me Merlin n’échappe pas à cette règle mais quand vous lui avez rendu visite, il lui est apparu que vous n’étiez pas en pleine possession de votre bon sens. Il n’en a rien montré, bien sûr, car il n’est pas bon de contrarier ceux dont l’esprit se dérange…

— Voulez-vous dire que cet homme m’a prise pour une folle ?

— C’est… assez cela, encore que le terme soit un peu fort. Disons nerveuse… un peu agitée et visiblement sous le coup d’une idée fixe. Or, il se trouve que ce brave tabellion me voue depuis toujours une grande, une très respectueuse admiration qui va jusqu’à l’amitié. Nous nous connaissons depuis si longtemps !… Quand vous êtes allée le voir, il vous a écoutée gentiment puis il a rangé votre dépôt en pensant qu’un jour ou l’autre il s’en expliquerait avec moi. Et quand je suis allé chez lui, tout à l’heure, il n’a fait aucune difficulté pour me remettre ce pli. Je dois dire que nous avons beaucoup ri, ensemble, à sa lecture…

— Ri ? Cet homme a ri à la lecture de vos crimes ? Il faut vraiment qu’il vous aime beaucoup…

— Il faut surtout qu’il ait un grand bon sens. Voyez-vous, l’excès en tout effraie les âmes simples et les pousse à l’incrédulité. C’est un vrai roman que vous avez écrit là, ma chère, et je n’ai eu aucune peine à en mettre les péripéties sur le compte d’une extraordinaire imagination…

— Imagination ! Il faut que cet homme soit un misérable presque aussi achevé que vous, marquis !…

— Lui ? C’est le meilleur homme du monde. Ce n’est pas sa faute s’il m’estime et si vous lui êtes apparue comme un peu… exaltée. En outre, le fait que vous ayez abandonné votre enfant tout juste quelques jours après sa naissance a fait très mauvais effet dans nos montagnes. On y a l’esprit positif et les pieds sur terre. Il est vrai qu’en revanche les Parisiennes y sont réputées pour leur goût prononcé des aventures… Allons, ma chère, ne faites pas cette tête-là ! Vous n’aviez tout de même pas escompté que les braves Saint-Florains allaient venir en foule mettre le siège devant cette maison en hurlant à la mort ?

Sentant ses jambes fléchir, Hortense s’appuya à la petite table. Ses doigts rencontrèrent le verre froid et se refermèrent dessus. Elle avait trop besoin d’aide pour refuser ce secours si obligeamment préparé. Elle vida le verre d’un trait, s’étrangla mais sentit la chaleur lui revenir.

— Vous voyez que j’avais raison, persifla le marquis. Rien de tel que la vieille prune pour les émotions. Mais asseyez-vous donc et causons ! Ceci, somme toute, n’est rien qu’une péripétie nouvelle de votre roman et ne changera rien à mes sentiments pour vous…

Elle refusa de s’asseoir.

— Comment avez-vous su que Me Merlin détenait ce mémoire ?…

— Oh, c’est fort simple. En dépit de mon âge, j’ai bonne vue et j’avais remarqué ce papier que vous avez glissé, assez adroitement d’ailleurs, à Devès. Sur mon ordre Chapioux et son fils l’ont attendu au détour du chemin. Ils l’ont un tout petit peu assommé… oh, rassurez-vous ! sans aucune gravité. Il a dû s’apercevoir en se réveillant qu’il avait une grosse bosse…

C’était plus qu’Hortense ne pouvait en entendre. Étouffant à la fois un sanglot et un cri de colère, elle quitta le salon en courant et remonta chez elle où elle s’enferma à double tour.

Il fallut à Hortense de longues minutes pour se calmer et pour tenter de remettre les choses à leur vraie place. L’idée que l’on pût la prendre pour une folle ou pour une mère indigne lui avait été cruelle mais elle s’aperçut à la réflexion que ce n’était rien d’autre qu’une nouvelle et gratuite méchanceté de son bourreau. Il lui suffisait de se rappeler les funérailles de Dauphine, le respect et l’amitié qui l’y avaient entourée et aussi les paroles de la douairière de Sainte-Croix : « Au fond de nos châteaux nous finissons toujours par apprendre ce qui se passe chez nos pairs… » Quant à la folie, personne n’y croirait. En revanche, elle en avait fait preuve en s’imaginant qu’un récit déposé chez un notaire pouvait suffire à la défendre des maléfices de Lauzargues. Folie aussi d’être venue se rendre à la discrétion de son ennemi et de s’être mise, ainsi, entre ses mains…

L’idée de se séparer de son fils lui était insupportable, pourtant, elle en vint peu à peu à cette conclusion : l’important pour elle était de quitter Lauzargues et de rentrer chez elle à Combert. La menace du marquis prétendant l’empêcher de jamais revoir l’enfant si elle quittait le, château pouvait-elle être réellement prise au sérieux ? Étienne ne pourrait passer toute sa vie sans sortir, enfermé derrière les murs d’une vieille forteresse ? Ce qui importait à présent, pour Hortense, c’était de retrouver Jean. A eux deux, ils finiraient bien par venir à bout du marquis.

Le jour revenu, elle fit sa toilette, remit l’amazone qu’elle avait quittée depuis son arrivée et descendit à la cuisine où Godivelle s’activait en faisant le moins de bruit possible pour ne pas réveiller le bébé dont le berceau était installé près de la fenêtre. Armée du « buffadou[11] » elle soufflait sur les braises, qui avaient été couvertes durant la nuit. Déjà des flammes s’élevaient, le petit bois bien sec craquait. L’entrée d’Hortense fit sursauter la vieille femme :

— Déjà vous, Madame Hortense ? Pourquoi si tôt ?

— Je veux vous parler, Godivelle. Vous m’avez bien expliqué l’autre jour, que vous teniez à Étienne plus qu’à n’importe qui au monde ?…

— C’est bien ça ! Vous ne pouvez pas savoir à quel point je l’aime, ce petit ange…

— J’en suis persuadée… Aussi, je vais vous le confier, Godivelle. Moi, je pars…

— Vous partez ? Mais…

— Oui, je sais. Le marquis fera tout au monde, dès à présent, pour que je ne le voie plus mais il faut que je prenne ce risque, si terrible soit-il. Je ne peux pas rester ici plus longtemps…

— Vous y resterez pourtant ! fit derrière elle la voix du marquis dont elle n’avait pas entendu l’approche. Je vous ai entendue sortir de votre chambre en dépit des grandes précautions que vous avez prises et je me suis douté de quelque chose de semblable. Alors, je n’ai pas voulu vous laisser plus longues illusions. Autant vous en persuader définitivement : vous ne partirez plus jamais d’ici, ma chère Hortense.

— Voilà ce que vaut votre parole ?… Ne disiez-vous pas que je pourrais partir quand je le voudrais dès l’instant où je renoncerais à vous prendre mon fils ?…

— Et vous préférez courir les bois plutôt que vivre auprès de votre enfant ? Quelle mère !…

— Ce n’est pas à vous d’en juger, vous qui n’avez jamais su être un père. Avez-vous dit cela, oui ou non ?

Le marquis s’étira, bâilla et alla plonger une cuillère dans le pot de miel posé sur la grande table.

— Des problèmes, si tôt le matin ! Vous êtes fatigante ma chère…

— Allez-vous me répondre ? L’avez-vous dit ?

— Certes, certes… je l’ai dit. Mais vous devriez comprendre que, depuis hier, les choses ne se présentent plus de la même façon. Vous n’êtes pas quelqu’un que l’on puisse laisser, sans inconvénients, profiter d’une pleine et entière liberté. Aussi vous me permettrez de me rétracter. Jamais plus je ne vous permettrai de quitter cette maison, sous quelque condition que ce soit… A présent, voulez-vous prendre un peu de café ou préférez-vous remonter tout de suite dans votre chambre ?…

— Vous ne prétendez tout de même pas me tenir enfermée entre ces murailles jusqu’à la fin de mes jours ?…

— Qui peut prédire la longueur exacte de ses jours ? soupira le marquis en levant les yeux au plafond. De toute façon, soyez sans crainte : je ne vous empêcherai pas de respirer l’air si pur de nos montagnes… mais toujours en ma compagnie.

— Ne soyez pas trop sûr de vous, marquis ! Les choses pourraient ne pas aller toujours à votre convenance. Vous oubliez un peu trop qu’il y a un Dieu !

— Eh bien, demandez-lui de vous ouvrir la porte de cette maison. Moi, je m’y refuse… Godivelle, j’ai faim…

Incapable d’en entendre davantage, Hortense, qui ne voulait pas laisser voir à ce monstre son désarroi, reprit le chemin de sa chambre. Mais dans l’escalier, elle se heurta à M. Garland.

— Chut ! fit-il précipitamment à voix contenue. Ne faites pas de bruit…

— Vous m’avez fait peur, souffla Hortense.

— Ce n’est pas moi dont vous devez avoir peur. J’ai tout entendu, hier soir et ce matin… Il faut prendre garde à vous… Cet homme est fou… un fou dangereux…

— Il me garde enfermée ici. A quoi, selon vous, dois-je encore prendre garde ?…

— Au poison… Je sais qu’il en a parce qu’un certain flacon a disparu de mon laboratoire. C’est de cela qu’il se sert pour moi…

Devant l’air égaré de ce malheureux, Hortense pensa que le plus fou des deux n’était peut-être pas le marquis et elle voulut l’apaiser…

— Pourquoi voudrait-il se débarrasser de vous ? De vous qui l’avez toujours si bien servi ?…

— Justement parce qu’il n’a plus besoin de moi…

— Remontons là-haut ! On pourrait nous entendre… Et puis, je crois que je lui fais horreur à présent. J’ai sur mon visage la laideur de son âme. Alors, il veut ma perte…

— Eh bien, partez ? Pourquoi restez-vous ?…

— Où irais-je ? C’est ma maison ici… mon ancêtre Bernard de Garland la tenait jadis. Je sais que son trésor est là, qui m’attend… alors je reste, je cherche. Mais je veux vivre… Alors je me suis nourri de lait, et de ce que j’ai pu trouver moi-même jusqu’à votre arrivée. Mais je vais recommencer…

— Pourquoi ? Je suis toujours là ?…

Le bonhomme hocha la tête d’un air pitoyable.

— Oui, vous y êtes. Mais pas pour très longtemps peut-être. Vous devriez, vous aussi, boire du lait…

Un bruit de pas dans le vestibule précipita Hortense vers sa chambre et Garland vers le second étage. Rentrée chez elle, la jeune femme alla droit à l’étroite fenêtre qui donnait jour à la pièce et l’ouvrit. Une rafale de pluie s’engouffra et trempa son visage mais elle ne referma pas, prenant plaisir à recevoir sur elle cette eau venue du ciel… Elle se sentait un peu de fièvre et cette fraîcheur l’apaisa. Songeuse, elle regarda l’austère et magnifique paysage étalé à ses pieds…

Jusqu’à présent, l’idée de fuir par cette fenêtre lui était apparue comme folle. La hauteur de la muraille en rendait la descente impossible sans une bonne corde. Et où pourrait-elle se procurer une corde assez longue ? En faire une avec ses draps de lit, selon la technique chère aux prisonniers de romans ? Ceux-ci ne seraient jamais assez longs ou alors il faudrait les couper en bandes trop minces… Et dire que Combert n’était qu’à un peu plus d’une lieue ? Cette distance représentait à présent une immensité qui lui semblait impossible à franchir.