La conversation générale roulait sur le théâtre. Certains des visiteurs étaient allés récemment voir la nouvelle pièce de M. Victor Hugo, cet Hernani qui déchaînait le scandale à chaque représentation. Et naturellement, on n’avait pas du tout aimé. Un marquis dont les bons mots auraient dû faire la joie de Mme de Pompadour prit un air important pour déclarer :

— Cette pièce est une honte. Songez, mesdames, que l’on y voit un grand prince, l’empereur Charles Quint devenu le rival d’un va-nu-pieds et obligé de se cacher dans un placard. C’est insoutenable…

Et tous de renchérir sur l’incroyable dépravation des temps et sur la trop grande bonté, la coupable indulgence du Roi qui laissait s’étaler de telles horreurs sur le pavé de Paris. On parla aussi, pour le louer grandement, du dernier bal du duc de Blacas où n’avaient été conviés que les « purs », ceux qui n’avaient jamais frayé ni avec les révolutionnaires régicides ni avec la racaille impériale affublée par le Corse de titres ridicules :

— On était entre soi… C’était merveilleux…

Abasourdie, Hortense écoutait sans parvenir à comprendre et sans réagir. Son regard, de temps en temps, cherchait Félicia mais celle-ci ne semblait pas entendre ces propos auxquels, bien sûr, elle ne participait pas. Toute à son rôle d’hôtesse, elle allait de l’un à l’autre groupe sans s’arrêter vraiment à aucun. N’entendait-elle rien ? Était-il possible qu’elle, cette fanatique de l’Empire, tolérât sous son toit de tels propos ? Une injure plus forte lancée contre Napoléon par un jeune homme précieux dont le haut col et l’énorme cravate mettaient le menton à la hauteur des corniches faillit néanmoins la jeter dans la mêlée au mépris de tout sens de l’hospitalité, quand une grande jeune femme blonde prit la parole avec un accent d’Europe centrale.

— Ne dites pas trop de mal de Napoléon, baron ! Nous autres Polonais lui sommes restés attachés. Il nous avait donné la liberté. Ce sont de ces choses que l’on n’oublie pas…

— Ma chère princesse, on peut vous comprendre mais il n’en demeure pas moins fort surprenant d’entendre une Sapieha montrer tant… d’indulgence envers l’Usurpateur…

Timour qui circulait à travers le salon armé d’un plateau où s’alignaient les tasses de thé vint le placer si brusquement sous le nez du baron que celui-ci dut faire un saut en arrière. Cela créa une diversion et l’on parla d’autre chose. La princesse s’était d’ailleurs éloignée avec un léger haussement d’épaules.

Quand tous se furent retirés, Hortense ne put retenir plus longtemps ce qui l’étouffait. Elle rejoignit Félicia qui, adossée contre un pilastre, mordillait son mouchoir en regardant disparaître ses derniers visiteurs.

— Vraiment, Félicia, je ne comprends pas… je ne vous comprends pas.

— Vous ne comprenez pas pourquoi je reçois tous ces gens d’un autre âge ? Je dirais qu’ils sont mes voisins et que grâce à eux j’obtiens à bon compte un brevet de bonne conduite vis-à-vis de la police. Même chose pour tous ces thuriféraires des Tuileries. Ils me donnent une excellente façade à l’abri de laquelle je peux cacher mes activités réelles.

— Vos activités ? Vous conspirez donc véritablement ?

— Avec ardeur, ma chère ! Seuls les étrangers que vous avez vus ici, la princesse Sapieha et sa mère, les deux Potocka, sont là pour mon plaisir…

— Et cette femme pas très jolie mais si charmante, la comtesse Kavoli ? N’est-elle pas autrichienne ?

— Si fait. Elle est même fille de ministre, fit tranquillement Félicia. Mais elle aussi peut présenter une certaine utilité. Ne fût-ce que lorsque je me rendrai à Vienne un jour prochain.

— Vous comptez vous rendre à Vienne ?

— Quand le temps en sera venu. Ne vous ai-je pas dit que je formais certains projets touchant au prisonnier de Schönbrunn ? Qui veut la fin veut les moyens. Quant à vous, il est grand temps que vous appreniez chez qui vous habitez. Hier, vous craigniez pour l’amie de Jean, le meneur de loups, mais peut-être allez-vous hésiter à lier pour un temps votre destin à celui d’une rebelle. Je peux me retrouver en prison du jour au lendemain…

— C’est à ce point ?

— Mais oui. Je suis, ma chère, una carbonaro.

Chez les Dames du Sacré-Cœur, Hortense avait appris l’italien, et aussi l’anglais, mais, traduisant littéralement elle crut avoir mal compris :

— Une charbonnière ? Félicia, vous vous moquez ?

— Pas le moins du monde. Il est vrai qu’en Auvergne on ne doit guère avoir l’occasion d’être au fait de la politique étrangère. La Carbonaria est une société secrète, déjà ancienne car elle est, en fait, partie de chez des charbonniers français mais, tombée en désuétude ici, elle a repris une vigueur nouvelle dans le royaume de Naples d’abord puis dans les États pontificaux. Les membres en sont tous de « bons cousins » et chaque groupe s’appelle une « vente ». Cette société est opposée à toute forme d’oppression et je reconnais qu’à l’origine elle a été ressuscitée pour faire obstruction à l’occupation française. Mais, depuis, l’Histoire a marché en Italie. L’Autriche est devenue sa seule, sa véritable ennemie. Quant à la France, la Carbonaria y est revenue en 1818 avec l’intention déclarée de lutter contre les rois Bourbons. Évidemment, ses buts, que je reconnais essentiellement révolutionnaires, diffèrent suivant les groupes. Certains veulent le retour de la République. D’autres, dont je suis, veulent le retour du fils de l’Aigle.

— Et vous êtes nombreux ?

— Il paraît. C’est difficile à savoir pour les « bons cousins » de la base. Chaque vente, composée d’une vingtaine de personnes, ignore ce qui se passe dans les autres. Cela est préférable pour des raisons de sécurité.

— N’avez-vous pas au moins un chef ?

— Chaque vente en a un. Quant au chef suprême qu’ils connaissent tous et qu’en fait nous connaissons tous, je ne suis pas certaine que ce soit le vrai. Je parle du chef révélé car il en existe un autre, secret celui-là, ignoré du plus grand nombre.

— Qui est le chef révélé ?

— Le général de La Fayette, ce qui dit tout. Son âge et son esprit brouillon prouvent qu’il n’est rien qu’une façade, un nom, le symbole des vieilles libertés…

— Et, cette révolution, c’est pour bientôt ?

— Peut-être. Le Roi et son entourage accumulent les fautes. Voulez-vous un exemple : la suppression de la garde nationale à qui tout le peuple était attaché… Voyez-vous, la Cour s’oppose à trop d’intérêts privés et l’on commence à voir s’unir des gens que l’on n’aurait jamais imaginé voir travailler ensemble. Autre exemple : en janvier dernier, on a fondé un nouveau journal d’opposition : le National. Les trois hommes qui le dirigent sont d’abord deux publicistes, Thiers et Mignet, que l’on a surnommés les Frères Provençaux par allusion au célèbre restaurant. Le troisième est Alexis Carrel, un ancien bon cousin carbonaro. Quant à l’inspiratrice de ce journal d’opposition, ce n’est autre que la duchesse de Dino, la nièce très aimée… trop aimée, dit-on, du vieux Talleyrand. Enfin, pour compléter le tableau, je vous dirai que l’argent vient de chez le banquier Laffitte.

— J’entends. Et que veut cette opposition-là ? L’Empire, la République ?

— Ni l’un ni l’autre : la monarchie constitutionnelle qu’elle brûle d’offrir au duc Louis-Philippe d’Orléans… lequel brûle de l’accepter. Vous voyez qu’en France l’exercice de la politique n’est pas simple.

— Vous voulez dire que c’est effrayant !

— Une simple habitude à prendre. Quant à vous, de la façon dont se présentent vos affaires, il faudra bien que vous vous y fassiez. Un parti politique est une arme. Sa protection n’est pas à dédaigner et, de toute façon, en cette période, il n’est pas bon de rester isolée. Chacun choisit le camp qui lui convient. Au fait, mes visiteurs vous ont-ils à ce point captivée que vous n’ayez pas remarqué une absence ?

— Laquelle ?

— Mais celle de ce cher San Severo. Il devait venir ; il n’est pas venu… et n’a rien envoyé.

— C’est pourtant vrai, fit Hortense consternée. Je l’avais oublié. Dieu sait pourtant l’importance que cela a pour moi. Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Qu’il n’a aucune envie de vous donner de l’argent. Mais rassurez-vous. Nous allons, et tout de suite, lui rafraîchir la mémoire…

Félicia alla prendre place à un petit secrétaire, prit une plume neuve, du papier et griffonna rapidement quelques mots d’une grande écriture fantasque. Les quelques mots couvrirent la page blanche en un rien de temps. Elle ne relut pas, sabla, plia sa lettre, la scella d’un gros cachet de cire rouge qui lui donnait l’air d’une épître officielle puis agita une petite sonnette de bronze placée sur l’écritoire. Timour parut presque aussitôt :

— Prends la voiture et va porter cette lettre chez le prince San Severo.

— Moi ? Chez lui. Je croyais, maîtresse, que tu ne voulais plus que mes pieds se posent sur son sol maudit ?

— Le cas est exceptionnel. J’entends que cette lettre lui soit remise en main propre et tu es le seul qui ne se laissera pas détourner de son but. Mais ne tue personne et ne casse rien. Enfin… pas trop !

— Il y a une réponse ?

— Je pense bien. Une lettre… et un paquet. La lettre d’ailleurs n’est pas indispensable.

Enfouie au fond d’une bergère bleue, en plein désenchantement, Hortense observa la sortie du majordome d’un œil sceptique :

— Pensez-vous vraiment obtenir satisfaction ?

Félicia lui offrit un sourire rayonnant.

— Mais naturellement. Il est très difficile de dire « non » à Timour et quand il doit remplir une mission, aucune force humaine n’est capable de l’en empêcher…

— Il n’est tout de même pas à l’épreuve des balles ?

— Il l’est pourtant. Depuis que nous avons quitté Venise, Timour porte sous son habit une fine cotte de mailles, chef-d’œuvre d’un armurier florentin du XVIe siècle qu’il a découverte un jour dans le grenier du palais Morosini. Il entend qu’aucun geste un peu inconsidéré ne vienne me priver de mon meilleur gardien. Quand on vit comme je vis c’est une chose qu’il faut considérer…

Timour revint au moment où les deux femmes allaient passer à table. Il rapportait en effet une lettre et un petit paquet.

— Tu n’as rien cassé ? demanda Félicia.

— Rien, maîtresse. Simplement poussé une porte un peu fort. Je crois qu’il faudra faire changer la serrure…

Tandis que Félicia ouvrait le paquet qui pesait assez lourd et révéla cent écus, Hortense décachetait la lettre. En termes fleuris, le prince s’y excusait de n’avoir pas trouvé un instant pour se rendre lui-même chez la comtesse Morosini comme il en avait formé le projet puis s’excusait de la modicité de la somme envoyée :

« … A mon grand regret, je n’ai pu convaincre ces messieurs de la banque Granier de distraire une partie des fonds que l’on fait tenir régulièrement à Monsieur le marquis de Lauzargues. Ils sont trop importants pour que l’on y ajoute et j’ai dû prendre sur moi de vous faire tenir cent louis qui devraient, à mon sens, être suffisants pour un bref séjour…

La voix d’Hortense qui avait lu tout haut s’étrangla de fureur. Froissant nerveusement la lettre elle la roula en boule et l’envoya avec rage à l’autre bout de la pièce.

— Non seulement il ose me faire l’aumône mais il me renvoie à Lauzargues comme une gamine irresponsable ou comme une indésirable…

— Que vous êtes, n’en doutez pas un seul instant, dit Félicia qui s’en alla tranquillement ramasser la lettre pour la défroisser avant de la ranger dans son secrétaire. Je commence à me demander si tout cela n’a pas été soigneusement mis en scène pour vous dépouiller de votre fortune.

— Vous croyez ?

— C’est l’évidence même. Vous ne doutiez pas d’ailleurs de l’intérêt que votre bon oncle portait à vos biens mais je commence à croire qu’il n’est pas le seul et que San Severo est en train de s’attribuer une part du gâteau. Ce doit être assez facile quand on est à la tête d’une banque…

— Eh bien ! C’est ce que nous verrons. Demain, j’irai à la banque, je verrai au moins un administrateur. Certains, comme M. Girodet, M. de Dureville ou M. Didelot qui m’ont connue enfant me recevront…

— Je peux me tromper mais je crains fort que vous ne rencontriez là encore quelques surprises…

— Vous pensez qu’ils ne sont plus administrateurs ? Il est vrai que le bon Louis Vernet qui était le fondé de pouvoirs de mon père et son secrétaire privé a été remercié. Oh, si seulement je pouvais au moins le voir, lui… mais je ne connais même pas son adresse.