– Qu'est-ce que tout cela signifie ? Qui était cet homme qui te parlait tout à l'heure ?
– J'en sais rien... Au début, je me suis pas méfié... V'là votre poisson, Madame la marquise. L'en reste plus beaucoup, j'lai fait tomber deux ou trois fois tant j'étais secoué.
– Que t'a-t-il demandé ?
– Qui j'étais ? D'où je venais ? Chez qui j'étais en service. Là, j'ai dit : « J'sais pas. »
« Allons, allons, tu ne vas pas me faire croire que tu ne sais pas le nom de ta patronne ? » Rien qu'à sa façon de vous mettre en tort j'ai compris à qui j'avais affaire : la police. Je répétais :
« Ben, non, j'sais pas... » Il a cessé de faire l'aimable. « Ça ne serait pas la marquise du Plessis-Bellière, par hasard ?... Dans quelle auberge est-elle descendue ?... » Qu'est-ce que vous vouliez que je réponde, moi ?...
– Qu'as-tu répondu ?
– J'ai donné un nom comme ça au hasard, le nom d'une auberge, le Cheval Blanc, qui se trouve à l'autre bout de la ville.
– Viens vite.
Tout en se hâtant parmi les ruelles montantes, Angélique essayait de comprendre. La police s'intéressait à elle ? Pourquoi ? Fallait-il croire que sa fuite avait été immédiatement décelée par Desgrez et que celui-ci avait envoyé des sbires à sa poursuite ?... Tout à coup, elle crut comprendre. M. de Vivonne l'avait aperçue dans la foule l'autre jour alors qu'il descendait de la coupée. Sur le moment, il n'avait pu mettre un nom sur ce visage de femme qui ne lui était pas inconnu puis, s'en étant souvenu, il chargeait ses larbins de la retrouver. Par curiosité ? Par amabilité ? Par esprit de courtisanerie envers le Roi ?... De toute façon, elle ne tenait pas à le voir, mais l'intérêt de Vivonne n'était pas inquiétant. Il était trop souvent en campagne loin de la Cour, pour suivre toutes les nuances des intrigues et en était resté à Mme du Plessis-Bellière, future maîtresse royale. Elle se rassura. C'était cela, sans aucun doute... À moins que cet homme ne fût envoyé par l'aumônier des galériens, qui, seul, la savait à Marseille ? Peut-être avait-il quelque renseignement à lui communiquer au sujet d'Ali Mektoub ou de Mohammed Raki ?... Mais alors il aurait envoyé cet ami à l'auberge de la Corne-d'Or puisqu'il savait où elle était descendue...
Elle arriva à l'auberge en nage et le cœur battant de façon désordonnée.
– Vous mettre dans un tel état, ce n'est pas raisonnable, s'exclama la patronne du lieu. Ah ! ces dames de Paris, ça ne sait que courir. Venez par là. Je vous ai préparé une ratatouille d'aubergines et de tomates avec juste ce qu'il faut de piment et d'ail que vous m'en direz des nouvelles.
La bourse bien garnie d'Angélique lui inspirait pour cette jeune femme solitaire des sentiments quasi maternels et une considération pleine de complicité. Elle ne se trompait pas à la pauvreté de son équipage. Elle avait tout de suite vu que c'était une grande dame, habituée à être servie par une troupe de larbins, mais qui ne voulait pas se faire remarquer. Vaï ! on sait ce que c'est que l'amour !...
– Venez par ici, lui dit-elle. Dans un coin bien tranquille près de la fenêtre. Vous serez seule à cette petite table et mes clients n'auront le droit de vous reluquer que de loin... Qu'est-ce que je vous donne à boire ?... Un petit vin rosé du Var ?
Les formes réjouies de Dame Corinne éclataient dans un corsage de satinette rouge, jupe vert pomme et tablier noir brodé. Les cheveux d'un noir d'encre, frisés et huilés sous sa coiffe plate, se mêlaient à deux longs pendentifs de corail des deux côtés de son visage rond dont le teint demeurait miraculeusement blanc et pur. Elle déposait devant Angélique un gobelet d'étain et une cruche de terre vernissée embuée de fraîcheur. Angélique releva les yeux et aperçut du seuil de la petite salle Flipot qui lui faisait des signes véhéments. Il profita de ce que Dame Corinne tournait le dos pour bondir jusqu'à sa maîtresse et souffler :
– Il vient !... Le mauvais !... Le grimaud !... Le plus mauvais de tous.
Elle jeta un regard vers la fenêtre. Montant la ruelle d'un pas tranquille, sanglé dans une redingote de soie prune, une canne à pommeau d'argent entre ses mains qu'il tenait croisées derrière son dos, d'un air de promeneur, maître François Desgrez se dirigeait vers l'auberge.
Chapitre 7
Le premier réflexe d'Angélique fut de repousser sa chaise, de franchir d'un saut les deux marches qui la séparaient de la grande salle et traversant celle-ci comme un éclair, de se ruer vers l'escalier de bois qui menait aux étages.
– Suis-moi, dit-elle à Flipot.
La Marseillaise levait les bras au ciel.
– Madame, que se passe-t-il ? Et votre ratatouille ?
– Venez, intima Angélique, venez vite avec moi dans ma chambre. J'ai à vous parler.
L'expression de son visage et sa voix étaient si impérieuses que l'aubergiste se hâta, renonçant à demander sur-le-champ d'autres explications. Angélique l'attira dans la chambre. Elle lui tenait le poignet et enfonçait ses ongles sans y prendre garde, dans les chairs grasses.
– Écoutez ! Il y a un homme qui va entrer à l'auberge tout à l'heure. Il porte une redingote violette et une canne à pommeau d'argent.
– C'est peut-être celui qui vous a fait porter un message ce matin.
– Que voulez-vous dire ?
Dame Corinne plongea dans son corsage pour en retirer une missive de gros parchemin.
– C'est un gamin qui est venu pour vous remettre cela peu avant que vous rentriez.
Angélique lui arracha le billet et le déplia. C'était un mot du père Antoine. Il lui disait avoir reçu la visite de l'ex-avocat Desgrez qu'il avait eu l'honneur de rencontrer à Paris en 1666. Il n'avait pas cru devoir lui cacher la présence de Mme du Plessis à Marseille ni son adresse. Cependant il l'en informait.
La jeune femme chiffonna le pli, désormais inutile.
– Le billet n'a plus d'intérêt pour moi. Écoutez bien, Dame Corinne. Si l'homme en question vous parle de moi, vous ne me connaissez pas, vous ne m'avez jamais vue. Dès qu'il sera parti, venez me prévenir. Tenez, voici pour vous.
Elle lui fourrait dans les mains trois pièces d'or. Trop impressionnée pour trouver d'autres réponses Dame Corinne cligna de son œil de braise d'un air entendu et sortit avec des précautions de conspirateur.
Angélique se mit à aller et venir fébrilement, en se mordillant les doigts. Flipot la regardait, inquiet.
– Range mes affaires, lui dit-elle, ferme mon sac. Tiens-toi prêt.
Desgrez avait fait vite. Mais elle n'allait pas se laisser reprendre, ni conduire au Roi, enchaînée comme une esclave. Elle n'avait plus devant elle que la mer. La nuit descendait et, ainsi que la veille, des guitares et des voix provençales commençaient à chanter l'amour au sein des crevasses noires que creusaient les ruelles parmi les maisons étagées jusqu'au port.
Angélique échapperait à Desgrez et au Roi. La mer l'emmènerait. Elle finit par se tenir immobile au coin de la fenêtre guettant les bruits de l'auberge. On frappa doucement.
– Vous n'avez même pas allumé, chuchota la grosse femme en se glissant dans la chambre.
Elle battit le briquet, fit jaillir la lumière.
– Il est toujours là, reprit-elle. Il n'en démord pas. Oh ! c'est un homme très poli, très bien, mais il a une façon de vous regarder ! Oh ! je ne me laisse pas impressionner, allez.
« Comme si je ne savais pas qui j'ai dans ma maison que je lui ai dit. Une dame comme vous me la décrivez, je m'en serais aperçue si elle était chez moi ! Des yeux verts, des cheveux comme ci et comme ça, et tout, et tout. Puisque je vous dis que je n'ai même pas vu le bout de son nez... » Il a fini par me croire ou par faire semblant. Il a demandé à souper. Ce qui semblait l'intriguer, c'était la petite salle où je vous avais préparé le couvert. Il y est allé rôder. Il avait l'air de chercher quelque chose avec son long nez.
« Mon parfum », songea Angélique.
Desgrez avait su reconnaître son parfum, ce mélange de verveine et de romarin que lui préparait à son usage spécial l'alambic d'un grand parfumeur du faubourg Saint-Honoré. Ce parfum champêtre, qui s'alliait si bien à son charme de belle plante, Desgrez l'avait respiré sur sa peau même, sur ce corps qu'elle lui avait permis de baiser et d'étreindre. Ah ! maudite soit la vie qui vous livre à des individus de cette espèce !
– Et avec ça, un œil du diable, poursuivit la commère. Tout de suite il a repéré les pièces d'or que vous m'aviez données et que je tenais encore dans le creux de ma main. « Oh ! Oh ! Vous avez des clients bien généreux, la mère... » Je n'étais pas à mon aise... C'est votre mari, cet homme-là, madame ?
– Non, protesta Angélique avec un sursaut.
La Marseillaise hocha la tête à plusieurs reprises. « Je vois ce que c'est », fit-elle. Puis elle tendit l'oreille.
– Qui est-ce qui vient par là ? Ce n'est pas le pas d'un de mes clients. Je les connais tous.
Elle entrebâilla la porte et la referma précipitamment.
– Il est dans le couloir... Il ouvre les portes des chambres. Les poings sur les hanches elle s'indigna.
– Ce toupet ! Je vais lui montrer de quel bois je me chauffe a cet argousin.
Puis elle se ravisa.
– Oui-dà ! Et après, ça risque de tourner au vinaigre. Je les connais, les gens de la police. On peut commencer par leur tenir tête mais ça vient toujours le moment où on se met à pleurnicher dans son mouchoir en poussant des soupirs.
Angélique avait saisi son sac.
– Dame Corinne, il faut que je sorte d'ici... Il le faut... Je n'ai rien fait de mal. Elle lui tendait à nouveau une bourse pleine d'or.
– Venez par ici, chuchota l'aubergiste.
Elle l'entraîna sur le petit balcon et déplaça l'une des grilles sur le côté.
– Sautez ! Sautez ! Oui, sur le toit du voisin. Ne regardez pas en bas. Là. Maintenant, sur la gauche, vous trouvez une échelle. Quand vous serez dans le fond de la cour, vous frapperez. Vous direz à Mario-lé-Sicilien que c'est moi qui vous envoie et qu'il vous conduise chez Santi-le-Corse. Non, ce n'est pas assez loin. Jusque chez Juanito ; puis au quartier levantin... Je vais m'occuper de ce curieux pour vous donner le temps. Elle ajouta quelques souhaits en provençal, se signa et rentra dans la chambre.
*****
Une fuite qui ressemblait à une partie de chat-perché ou de cligne-musette. Angélique et Flipot, sans avoir le temps de reprendre souffle, franchirent des portes qui donnaient sur le ciel, plongèrent dans des puits qui se révélèrent des jardins, traversèrent des maisons où des familles soupaient benoîtement sans lever l'œil de leur assiette à leur passage, descendirent des escaliers, ressortirent d'un aqueduc romain pour contourner un temple grec, écartèrent des centaines de chemises rosés ou bleues qui séchaient au travers des rues, glissèrent sur des épluchures de pastèques, des débris de poissons, furent hélés, assourdis de cris d'appel, de chansons, d'invites dans toutes les langues de Babel, pour se retrouver haletants, sous l'égide d'un Espagnol aux abords du quartier levantin. C'était loin, disait-il, fort loin de tout ce qui pouvait ressembler à l'auberge de la Corne-d'Or. La dame voulait-elle aller plus loin encore ? L'Espagnol et Santi-le-Corse la regardaient curieusement. Elle s'essuya le front avec son mouchoir. La lueur rouge estompée d'un crépuscule long à s'éteindre luttait, vers l'Occident, avec les lumières de la ville. Une musique au rythme étrange et monotone s'échappait des portes closes et des jalousies de bois qui cachaient les cafétérias. Là, les portefaix, les marchands arabes ou turcs retrouvaient des divans moelleux, le narguilé et le noir breuvage que l'on boit sur les rives du Bosphore dans de petites tasses d'argent. Un parfum inconnu se mêlait à de lourds relents de friture et d'ail.
– Je veux aller à l'Amirauté, dit Angélique, chez M. de Vivonne. Pouvez-vous m'y conduire ?
Les deux guides secouèrent leur chevelure d'ébène et les anneaux d'or qui garnissaient leur oreille droite. Le quartier de l'Amirauté leur semblait certes plus dangereux que le labyrinthe puant où ils avaient conduit Angélique. Cependant comme elle avait été généreuse à leur égard, ils lui donnèrent d'abondantes explications sur la route à suivre.
– As-tu compris ? demanda-t-elle à Flipot.
Le garçon secoua négativement la tête. Il était transi de peur. Il ne connaissait pas les règles de cette matterie bariolée qui régnait à Marseille et qu'il devinait prompte au couteau. Si sa maîtresse était attaquée, comment ferait-il pour la défendre ?
– Ne crains rien, dit-elle.
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