La vieille cité phocéenne ne lui semblait pas hostile. Desgrez ne pouvait y être maître comme au cœur de Paris.
La nuit était maintenant venue mais la transparence du ciel nocturne projetait sur la ville une lueur bleutée et parfois l'on devinait l'apparition d'un vestige antique, une colonne brisée, une arche romaine, ruines parmi lesquelles des gamins à demi nus jouaient en silence comme des chats.
*****
L'élégante demeure, très éclairée, apparut enfin au tournant. Fiacres et carrosses ne cessaient d'arriver et par les fenêtres ouvertes s'échappaient des accords de luths et de violons.
Angélique s'arrêta, hésitante. Elle tapota les plis de sa robe se demandant si elle était présentable. Un homme à la silhouette râblée se détacha d'un groupe. C'était bien vers elle qu'il venait, comme si elle était attendue. Elle le voyait à contrejour et ne pouvait distinguer sa physionomie. Parvenu près d'elle, il la regarda avec attention, puis ôta son chapeau.
– Madame du Plessis-Bellière, n'est-ce pas ? Oui, sans aucun doute. Permettez-moi de me présenter : Carroulet, magistrat à Marseille. Je suis un très bon ami de M. de La Reynie et celui-ci m'a écrit à votre sujet, désirant vous faciliter votre séjour dans notre ville...
Angélique le fixait d'un œil impavide. Il avait un visage débonnaire de bon papa avec une grosse verrue au coin du nez. Sa voix était tout onction.
– J'ai vu aussi son lieutenant-adjoint, M. Desgrez, arrivé ici hier matin. Pensant que vous auriez peut-être l'intention de saluer M. le duc de Vivonne dont il sait qu'il est un de vos amis, il m'a chargé de vous attendre aux abords de son hôtel, afin qu'aucun malentendu regrettable...
Subitement ce n'était plus la peur, mais la rage qui habitait le cœur d'Angélique. Ainsi Desgrez lui jetait aux trousses tous les policiers de la ville et jusqu'au sieur Carroulet, lieutenant-criminel de Marseille, fort connu pour sa poigne énergique sous d'aimables apparences.
Elle dit brusquement :
– Je ne comprends rien à ce que vous racontez, monsieur.
– Hum !... fit-il, indulgent. Voyons, madame, votre signalement est assez précis...
Un carrosse fonçait sur eux. Le chef de la police marseillaise eut un mouvement pour se reculer vers le mur. Angélique au contraire se jeta littéralement sous les pieds des chevaux et profitant de ce que le cocher retenait l'attelage, elle se mêla aux groupes qui pénétraient dans l'hôtel du duc de Vivonne. Des valets de pied, porteurs de torches, éclairaient les escaliers menant au vestibule. Elle monta d'un pas assuré, mêlée à d'autres invités. Flipot était sur ses talons, avec son sac en main. Angélique se glissa dans la pénombre du grand escalier, avec la discrétion d'une dame qui vient de sentir céder sa jarretière.
– Sauve-toi où tu pourras, souffla-t-elle au petit valet. Dissimule-toi dans les communs, n'importe où, mais ne te fais pas remarquer. Je te donne rendez-vous demain matin au port pour le départ de l'escadre royale. Essaie de t'informer de l'heure et du lieu de ce départ. Si tu n'es pas là, je partirai sans toi. Voici de l'argent.
Elle sortit de sa cachette et du même pas assuré monta l'un des escaliers de marbre qui menaient aux étages.
Ceux-ci étaient déserts, car les domestiques se pressaient dans les salons et les cours, au rez-de-chaussée.
À peine avait-elle atteint le premier palier que le policier qu'elle avait semé tout à l'heure se présentait à son tour. La curiosité d'Angélique fut plus vive que sa panique et penchée par-dessus la balustrade elle le guetta, sûre qu'il ne pouvait l'apercevoir car elle était dans l'ombre. Le sieur Carroulet n'avait pas l'air content. Il aborda un domestique auquel il posa de nombreuses questions. L'homme secouait la tête négativement. Il s'éloigna et peu après le duc de Vivonne parut, riant encore de quelque plaisanterie. Le lieutenant de police le salua avec embarras. L'amiral de la flotte royale était un personnage considérable. La bienveillance du Roi était sur lui et nul n'ignorait que sa sœur était la maîtresse en titre du Roi. Comme c'était, par-dessus le marché, un garçon fort susceptible, le manier n'était pas facile.
– Qu'est-ce que vous me racontez là ? s'exclama Vivonne de sa voix de stentor, Mme du Plessis-Bellière... parmi mes invités ? Allez donc la chercher dans le lit du Roi... si j'en crois les dernières rumeurs venues de Versailles...
Le sieur Carroulet devait insister, expliquer. Vivonne s'impatienta.
– Ça ne tient pas debout, votre histoire !... Elle était là, dites-vous, et puis elle n'est plus là... Vous avez eu la berlue, c'est tout... Vous avez des visions... Il faudra vous purger.
Le policier prit le parti de se retirer, l'oreille basse. Vivonne derrière lui haussa les épaules. Un de ses amis s'approcha et dut s'informer de l'incident, car Angélique entendit le jeune amiral répondre d'un ton maussade :
– Ce grossier personnage prétendait que je recevais dans mes salons la belle Angélique, la dernière passion du Roi.
– Mme du Plessis-Bellière ?
– Elle-même ! Dieu me garde d'avoir sous mon toit cette putain intrigante !... Ma sœur devient folle de toutes les avanies que l'autre lui fait endurer... Elle m'écrit des missives désespérées. Si la sirène aux yeux verts parvient à ses fins, Athénaïs pourra baisser pavillon et les Mortemart passeront un mauvais quart d'heure.
– Serait-elle à Marseille cette beauté dont la réputation nous fait rêver ? J'ai toujours brûlé de la connaître.
– Vous brûlerez en vain. C'est une coquette, cruelle à tuer. Les admirateurs en savent quelque chose qui s'attachent en vain à ses pas. Elle n'est pas de celles qui se dispersent en oiseux badinages lorsqu'elle a un but à atteindre. Et ce but c'est le Roi... Une intrigante, vous dis-je... Dans sa dernière lettre, ma sœur me disait...
La conversation se perdit car les deux hommes s'éloignaient et rentraient dans les salons. « Mon cher, tu me paieras cela », pensa Angélique, outrée des propos de Vivonne à son égard. Elle s'enfonça dans le couloir ténébreux et après avoir tâtonné le long des cloisons trouva une porte dont elle tourna avec précaution la poignée. La chambre était déserte, éclairée seulement par les lueurs venues de la fenêtre ouverte. Angélique, à bout de forces, se laissa aller sur un épais divan oriental, recouvert de tapis et de coussins. Il y eut un bruit de gong car elle avait donné du pied dans une sorte de plateau de cuivre posé à terre. Elle écouta, anxieuse, puis trouva enfin un chandelier pour éclairer la situation. L'appartement – un boudoir, une chambre à coucher et un cabinet de toilette attenant – devait être celui du duc de Vivonne. Appartement d'un marin qui, à terre, ne compte plus ses bonnes fortunes. Angélique ne fut pas longue à dénicher parmi le désordre des longues vues, des cartes, des mappemondes et des uniformes, une penderie contenant une collection impressionnante de robes et de déshabillés vaporeux.
Angélique en choisit un, de mousseline de Chine blanche et brodée. Elle se lava dans un bassin où l'on avait préparé pour le maître et pour sa maîtresse une eau parfumée à la lavande de Provence. Elle brossa ses cheveux poussiéreux. En soupirant d'aise elle s'enveloppa dans le vêtement moelleux. Pieds nus sur les épais tapis turcs, elle revint dans le boudoir. Elle se sentait tituber de fatigue. Elle écouta encore un instant les bruits assourdis de l'hôtel, puis s'effondra sur le divan. Qu'importaient l'avenir et tous les policiers du monde ! Elle allait dormir.
– Oh !
Le cri aigu éveilla Angélique. Elle se dressa, une main sur les yeux, éblouie par la lumière.
– Oh !
La jeune femme brune, au visage constellé de mouches, se tenait à son chevet, vivante image de la stupeur et de l'indignation. Brusquement, elle se retourna et gifla quelqu'un à toute volée.
– Goujat ! Voilà donc la surprise que vous me réserviez... Félicitations ! Elle est réussie. Je n'aurai garde d'oublier un aussi cuisant affront. De ma vie, je ne vous reverrai !
Dans un grand frou-frou de robe et d'éventail claqué, elle franchit la porte, disparut. Le duc de Vivonne, se tenant la joue, regarda tour à tour la porte, Angélique et son valet qui portait deux chandeliers.
Le domestique se ressaisit le premier. Il posa les chandeliers sur la console, s'inclina devant son maître et, à tout hasard, devant Angélique, puis s'esquiva en refermant la porte avec douceur.
– Monsieur de Vivonne... je suis désolée, murmura Angélique en ébauchant un sourire contrit. Au son de sa voix, il parut enfin comprendre qu'il avait affaire à une créature de chair et d'os et non à un fantôme.
– C'était donc vrai... ce que racontait cet abruti tantôt... Vous étiez à Marseille... Vous étiez sous mon toit... Pouvais-je me douter ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas présentée ?...
– Je ne tenais pas à être reconnue. À plusieurs reprises, j'ai failli être arrêtée.
Le jeune homme passa la main sur son front. Il alla à un petit secrétaire d'ébène, dont il rabattit la tablette pour y prendre un carafon d'eau-de-vie et un verre.
– Ainsi Mme du Plessis-Bellière a toute la police du royaume à ses trousses !... Vous avez assassiné quelqu'un ?
– Non ! Pire !... J'ai refusé de coucher avec le Roi.
Les sourcils du courtisan se haussèrent d'étonnement.
– Pourquoi ?
– Par amitié pour votre chère sœur, Mme de Montespan.
Le carafon en main, Vivonne la regarda interdit. Puis son visage se détendit et il éclata de rire. Il se versa un verre et vint s'asseoir à ses côtés.
– Je crois que vous vous payez ma tête.
– Un peu... Mais pas autant que vous le pensez.
Elle continuait à lui adresser un demi-sourire timide. Ses paupières, alourdies encore de sommeil, battaient lentement sur son regard vert et par instants elle fermait les yeux laissant ses cils projeter leur ombre sur ses joues lisses.
– J'étais si lasse, soupira-t-elle. J'avais marché dans cette ville des heures entières, je m'étais égarée... Ici, je me suis trouvée comme dans un refuge. Pardonnez-moi. J'avoue que j'ai été très indiscrète. Je me suis baignée dans votre salle de bains et j'ai pris ce peignoir dans votre garde-robe.
Elle désigna la mousseline drapée autour de son corps nu. À des reflets plus rosés on devinait la ligne des cuisses et des hanches sous la blancheur vaporeuse. Vivonne regarda le peignoir et détourna les yeux. Il avala d'un seul coup un verre d'alcool.
– Une bougrement sale histoire ! grommela-t-il. Le Roi vous recherche et on va m'accuser d'être votre complice.
– Monsieur de Vivonne, protesta Angélique en se cabrant, seriez-vous sot ? Je vous croyais plus attaché à la fortune de votre sœur... dont dépend un peu la vôtre. Souhaiteriez-vous vraiment me voir tomber dans les bras du Roi et Athénaïs disgraciée ?
– Non, certes, bafouilla le pauvre Vivonne débordé par cette situation cornélienne, mais je ne voudrais pas non plus déplaire à Sa Majesté... Libre à vous de lui refuser vos faveurs... Mais pourquoi êtes-vous à Marseille ?... et chez moi ?...
Elle posa doucement la main sur la sienne.
– Parce que je voudrais aller à Candie.
– Hein ?
Il sauta en l'air et se leva comme si une mouche l'avait piqué.
– Vous partez demain, n'est-ce pas ? insista Angélique. Emmenez-moi.
– De plus en plus fort ! Je crois que vous perdez la raison. À Candie ! Vraiment ! Savez-vous seulement où cela se trouve ?
– Et vous ? Savez-vous seulement que je suis consul de Candie ? J'y ai des affaires très importantes et le moment m'a semblé opportun pour aller les surveiller, tout en laissant à l'impatience du Roi le temps de se calmer. N'est-ce pas une excellente idée ?
– C'est de l'inconscience !... Candie !...
Il leva les yeux au ciel, renonçant à lui faire mesurer sa folie.
– Oui, oui, je sais, dit Angélique, le harem du Grand Turc, les Barbaresques, les pirates, etc... Mais, précisément, avec vous, je ne craindrai rien. Escortée par l'escadre royale française, que pourrait-il m'arriver ?
– Chère madame, déclara Vivonne solennel, j'ai toujours eu pour vous infiniment de respect...
– Trop peut-être, glissa-t-elle avec un sourire enjôleur.
L'interruption désarçonna le jeune amiral qui bredouilla avant de retrouver le fil de son discours.
– Qu'importe !... Hum !... Quoi qu'il en soit, je vous ai toujours considérée comme une femme avisée, ayant sa tête sur les épaules ; et à mon grand regret je dois m'apercevoir que vous n'avez guère plus de cervelle que ces jeunes personnes qui parlent avant d'agir et agissent avant de penser.
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