Elle resta les yeux ouverts, fixés sur l'écran bleu de la nuit qui s'inscrivait par la fenêtre et d'où venait le traînement sourd de la mer sur une grève. Machinalement, sa main caressait le corps musclé de l'homme endormi, retrouvant d'anciennes tendresses inachevées qu'elle avait rêvées jadis près de Philippe.

*****

Le jour se pressentit à une clarté grise moirée de mauve comme la gorge d'une tourterelle, qui doucement vira au blanc puis au vert pâle avec des délicatesses de nacre. On gratta à la porte.

– Monsieur l'Amiral, c'est l'heure, disait le valet.

Vivonne se redressa avec la promptitude de l'homme de guerre habitué aux alertes.

– C'est toi, Giuseppe ?

– Oui, monsieur le Duc. Dois-je entrer pour vous aider à vous habiller ?

– Non, je m'arrangerai. Dis seulement à mon Turc de me préparer du café.

Il adressa un sourire complice à Angélique tandis qu'il ajouta à l'adresse du domestique :

– Tu lui diras de mettre deux tasses et des pâtisseries. Le valet s'éloigna.

Angélique répondit au sourire de Vivonne. Elle posa sa main sur la joue de son amant.

– Comme tu es beau ! dit-elle.

Le tutoiement emplit le gentilhomme d'une exaltation proche du délire. Elle l'avait refusé au Roi ! Il attrapa au vol la main fine, la baisa.

– Tu es belle, toi aussi. Je crois rêver !

Dans le demi-jour, enveloppée de ses longs cheveux, elle semblait presque enfantine.

– M'emmèneras-tu à Candie ? murmura-t-elle.

Il sursauta.

– Certes ! Me crois-tu assez goujat pour ne pas tenir mes promesses lorsque tu as si merveilleusement tenu les tiennes ? Mais il faut faire vite car nous devons appareiller dans l'heure suivante. As-tu des bagages ? Où dois-je les faire chercher ?

– Un petit laquais doit m'attendre près du môle avec mon sac. Pour l'instant je vais puiser dans cette garde-robe si bien garnie de tout ce qui peut plaire à une dame. Sont-ce les atours de ta femme ?

– Non, dit Vivonne, qui s'assombrit. Ma femme et moi vivons séparés et nous ne nous voyons plus depuis que cette vipère a essayé de m'empoisonner l'an passé afin de me remplacer par son amant.

– C'est exact, je me souviens. On en a parlé à la Cour. Elle rit sans charité.

– Pauvre cher ! Quelle mésaventure !

– J'ai été malade comme une bête.

– Il n'en reste rien, fit-elle gentiment, en lui caressant la joue pour le dérider. Ces robes appartiennent donc à vos maîtresses, aussi variées que nombreuses s'il faut en croire la rumeur. J'aurais tort de m'en plaindre. Je vais trouver ce qu'il me faut.

Elle rit encore. Les ébats de l'amour avaient laissé sur son corps une fragrance pimentée, et lorsqu'elle passa devant lui il tendit d'instinct les bras afin de la saisir et la ramener contre sa poitrine.

Mais elle se dégagea en riant.

– Non, monseigneur. Nous sommes pressés. Nous nous rattraperons plus tard.

– Aïe ! fit-il avec une grimace, je ne sais si tu te rends compte de l'inconfort d'une galère.

– Bah ! Nous trouverons bien l'occasion de nous embrasser par-ci, par-là. N'y a-t-il pas d'escales en Méditerranée ? Des îles avec des criques d'eau bleue et des plages de sable doux ?...

Il poussa de profonds soupirs.

– Tais-toi. Tu me fais perdre la tête.

En sifflotant, il enfila ses bas de soie, sa culotte de satin bleu et vint sur le seuil de la salle de bains. Elle avait versé l'eau d'un pichet de cuivre dans la cuve de marbre et s'aspergeait, procédant rapidement à ses ablutions.

– Permets-moi au moins de te regarder, implora-t-il.

Elle lui jeta par-dessus son épaule mouillée un coup d'œil indulgent.

– Comme tu es jeune !

– Guère plus que toi, j'imagine. Je croirais même volontiers que je te précède de trois ou quatre années. Si mes souvenirs sont exacts, lorsque je t'ai vue pour la première fois c'était... oui j'en suis certain, à l'entrée du Roi dans Paris. Tu avais la fraîcheur acide et effarée de tes vingt ans... J'en comptais vingt-quatre alors et je me prenais pour un garçon d'expérience. Je commence à peine à comprendre que je ne sais rien.

– Mais moi, j'ai vieilli plus vite, fit Angélique légèrement. Je suis très vieille... J'ai cent ans !

Le Turc à la face de pain d'épices sous son turban vert apporta un plateau de cuivre où fumaient deux minuscules tasses emplies d'un breuvage noir. Angélique reconnut la mixture qu'elle avait bue avec l'ambassadeur persan Bachtiari-bey et dont le parfum imprégnait le quartier levantin de Marseille. Elle y trempa à peine les lèvres, rebutée par sa saveur âcre. Vivonne s'en fit verser coup sur coup plusieurs tasses puis demanda si l'on était prêt à partir. Angélique se sentit reprise par la panique. Et si les policiers rôdaient à sa recherche, dans la ville encore endormie...

Par bonheur, l'hôtel de l'amiral de la flotte donnait directement sur les bâtiments de l'arsenal. En traversant les cours on pouvait accéder au môle d'embarquement. Les galères attendaient plus loin, en rade. Un canot blanc et or traversait le port, venant vers le môle. Angélique le regarda s'avancer en défaillant d'impatience. Les pavés de Marseille lui brûlaient les pieds. À chaque instant, Desgrez pouvait surgir, rendant vaines ses ruses et détruisant ses espérances. Elle regardait autour d'elle la jetée, les appontements, les bassins, le port et, au-dessus, la ville, enrobée d'une brume légère et qui prenait, avec ses maisons étagées jusqu'à l'église de la colline, des apparences de châsse dorée, immense et ouvragée. Vivonne s'entretenait avec des officiers, tandis que les domestiques jetaient les bagages dans le canot qui venait d'accoster.

– Qui vient là ?

Angélique se retourna. Deux silhouettes émergeaient timidement d'entre les caisses des entrepôts et s'avançaient vers le groupe. La jeune femme eut un soupir de soulagement en reconnaissant Flipot et Savary.

– Voici ma suite, présenta-t-elle. Mon médecin et mon laquais.

– Qu'ils embarquent. Vous aussi, madame.

Il fallut attendre encore, tandis que le canot dansait contre le môle. Il y avait à chercher des cartes qu'il fallait emporter et qu'on avait oubliées. Le port s'éveillait. Des mariniers tirant leurs filets descendaient les échelles pour prendre leurs canots. D'autres quittaient les bateaux à l'ancre pour aller faire chauffer leur repas sur les feux des frères Capucins qui installaient leur chaudière et leur brasero. Une prostituée turque ou grecque se mit à danser parmi ses voiles, levant haut les mains où brillaient ses castagnettes de cuivre. Ce n'était ni l'heure ni le lieu d'appeler les hommes au plaisir... Peut-être dansait-elle pour le jour levant, après sa nuit sordide dans les bas-fonds du quartier oriental. Et c'était bizarre ce grelottement timide et monotone des castagnettes sur le quai presque désert.

Les rames du canot se relevèrent en ruisselant, puis plongèrent, tandis que d'un effort les mariniers enlevaient l'embarcation parmi les résidus de toutes sortes flottant à la surface du bassin. Très vite, il gagna des eaux plus limpides, soulevées de houle, et la Tour Saint-Jean y projeta son reflet qu'avivait le premier éclat du soleil. Angélique jeta un dernier regard derrière elle. Marseille se rétrécissait là-bas. Mais elle crut voir la silhouette d'un homme s'avancer sur le môle. Il était trop loin pour qu'elle pût distinguer ses traits. Cependant elle eut la conviction intime que c'était Desgrez. Trop tard !

« J'ai gagné, M. Desgrez », songea-t-elle avec triomphe.

Deuxième partie

Candie

Chapitre 1

Angélique regardait pensivement les franges d'or des tentures plonger à travers les vagues et jouer avec l'écume du sillage.

Les six galères filaient bon vent. Leurs longs fuseaux élancés aux courbes gracieuses, aux flancs magnifiquement décorés bondissaient sur les flots bleus. Les figurines de bois doré de leurs éperons fendaient allègrement la houle, tandis qu'à la poupe sculptée, on voyait des tritons soufflant dans leurs conques, des amours couronnés de rosés, des sirènes aux seins de Vénus, surgir en ruisselant, éclaboussant le regard de mille feux avant de replonger sous les ondes. Aux mâts, les bannières, les oriflammes et les rubans claquaient joyeusement. Les rideaux du tendelet étaient relevés sur l'arrière et l'air marin, chargé de senteurs de myrtes et de mimosas, venu de la côte proche, embaumait. Le duc de Vivonne avait aménagé à l'orientale, avec des tapis, des divans bas, des coussins, la tente somptueuse, appelée aussi « tabernacle », qui servait de « carré » aux officiers. Angélique y trouvait un certain confort et préférait s'y tenir plutôt que dans l'étroite cabine, humide et sombre, située sous l'entrepont. Ici, le bruit du ressac contre la coque et les lourdes tentures étouffait les gongs obsédants des comités et les injonctions rauques des gardes-chiourme. On aurait pu se croire dans un salon.

À quelques pas d'elle, l'officier en second, M. de Millerand, inspectait la côte à l'aide d'une longue-vue. C'était un très jeune homme, presque imberbe encore, grand et bien bâti. Il avait été élevé dans le culte de la marine royale par son grand-père l'amiral, et, frais émoulu des écoles, respectueux des principes, il n'approuvait pas la présence d'une dame à bord. Sombre, il ne desserrait pas les lèvres, passait d'un air hautain et évitait de se mêler au cercle des officiers qui à certaines heures se réunissaient autour d'Angélique. Moins sévères, les autres membres de l'état-major de l'Amiral se réjouissaient d'une présence qui donnerait du moins quelque piment à la traversée.

La côte en vue déroulait une draperie de rochers pourpres sur un arrière-plan de montagnes couvertes d'une végétation vert sombre faite de buissons bas, de petites plantes sèches et odorantes. Malgré la beauté des coloris, l'endroit semblait sauvage. Pas un toit de tuiles, pas une barque au fond des calanques bleues, creusées, si charmantes et accueillantes dans leurs écrins de falaises couleur de pastèques. Seulement, de loin en loin, une petite ville solidement ceinturée de remparts.

Le duc de Vivonne apparut, souriant, suivi de son négrillon qui portait le drageoir.

– Que devenez-vous, chère ? demanda-t-il en baisant la main de la jeune femme et en s'asseyant près d'elle. Désirez-vous quelques friandises orientales ? Millerand, rien à signaler ?

– Rien, monseigneur, sinon que la côte est déserte. Les pêcheurs quittent leurs hameaux isolés devant l'audace des Barbaresques qui viennent jusqu'ici razzier leurs esclaves. Les riverains préfèrent se réfugier dans les villes.

– Nous venons de passer Antibes, il me semble. Avec un peu de chance nous pourrons demander ce soir l'hospitalité de mon bon ami le prince de Monaco.

– Oui, monseigneur, à condition qu'un autre de nos bons amis – j'ai nommé le Rescator – ne vienne troubler notre croisière...

– Avez-vous aperçu quelque chose ? demanda Vivonne en se levant précipitamment et en lui prenant la lunette des mains.

– Non, rassurez-vous. Mais le connaissant comme nous le connaissons, c'est bien cela qui m'étonne.

Le second de l'amiral de Vivonne, M. de la Brossardière, et deux autres officiers, les comtes de Saint-Roman et de Lageneste, pénétraient à leur tour sous le tendelet, ayant sur leurs talons maître Savary. Le serviteur turc parut à son tour et, assisté d'un jeune esclave, commença à préparer le café, tandis que ces messieurs s'asseyaient sur les coussins.

– Appréciez-vous le café, madame ? demanda M. de La Brossardière à Angélique.

– Je ne sais pas. Il me faut pourtant m'y habituer.

– Une fois qu'on y est habitué, on ne peut s'en passer.

– Le café est bon pour empêcher que les humeurs ne s'élèvent de l'estomac à la tête, dit Savary, très docte. Les Mahométans aiment cette boisson, non pas tant à cause de ses qualités recommandables, mais à cause d'une tradition qui dit qu'elle a été inventée par l'archange Gabriel pour réparer les forces de Mahomet le brave. Et le Prophète se vantait lui même de n'en avoir jamais pris qu'immédiatement il n'ait senti une vigueur capable de désarçonner quarante hommes et de contenter plus de quarante femmes.

– Buvons donc du café ! s'écria joyeusement Vivonne en jetant un regard ardent à Angélique.

Ces hommes jeunes et pleins de force la contemplaient sans cacher leur admiration. Elle était vraiment magnifique dans une robe d'un violet clair qui faisait ressortir la matité de sa peau avivée par l'air marin et la blondeur de ses cheveux. Elle sourit, accueillant avec grâce ces hommages masculins que leurs yeux ne pouvaient dissimuler.