– Dis-leur, ordonna Vivonne à un de ses sous-officiers qui parlait l'italien, qu'ils nous amènent au moins de l'eau douce.

– Ils disent qu'il n'y en a pas !

– Attrapez alors les chèvres.

Les soldats se ruèrent en gambadant sur les rochers et abattirent les bêtes à coups de pistolet. Vivonne convoqua le chef des pêcheurs, qui refusa l'argent. Pris d'un soupçon, l'Amiral fit retourner ses poches et des pièces d'or et d'argent roulèrent sur le pont. Hors de lui, Vivonne fit jeter l'homme à la mer. Celui-ci regagna sa barque à la nage.

– Qu'ils nous disent QUI leur a donné tout cet argent, et nous leur débarquerons quelques fromages et des fiasques de vin en échange de leurs chèvres. Nous ne sommes pas des voleurs. Traduis cela.

Les visages des pêcheurs ne manifestèrent ni surprise ni contrariété. Ils semblèrent à Angélique comme de vieux bois sculpté et enfumé et aussi mystérieux que la Vierge Noire qu'elle avait vue dans le petit sanctuaire de Notre-Dame de la Garde à Marseille.

– Je parie que ces prétendus pêcheurs ne vont à la pêche au thon que pour la façade et qu'ils ne sont là que pour signaler notre passage à l'ennemi qui en tirera des conclusions sur la marche de notre escadre.

– Ils ont pourtant l'air bien inoffensif.

– Je les connais, je les connais, scandait Vivonne en adressant des signes de menace aux pêcheurs impassibles, ce sont des indicateurs au service de tous les bandits des parages. Ces pièces d'argent et d'or sont signées du Rescator.

– Vous voyez des ennemis partout, dit Angélique.

– C'est mon métier de chasse-corsaire.

La Brossardière s'approcha en montrant le coucher de soleil. Ce n'était pas pour le faire admirer mais parce que ce ciel pourpre où se glissaient de longs nuages violets frangés d'or ne lui paraissait pas très « catholique ».

– Dans deux jours nous risquons un fort vent du Sud. Rallions la côte, c'est plus prudent.

– Jamais ! dit Vivonne.

La côte appartenait au duc de Toscane qui, tout en jurant de sa bonne amitié pour la France, abritait à Livourne aussi bien des Anglais que des Hollandais commerçants ou en guerre, mais surtout des Barbaresques. C'est à Livourne que se tenait le plus important marché d'esclaves, après celui de Candie. Si on allait par là, il faudrait faire une grande démonstration navale ou « fermer les yeux ». Et Sa Majesté préférait entretenir de bonnes relations avec les Toscans. Il fallait donc se contenter de la simple police des îles.

– Nous descendrons plein Sud et Mme du Plessis pourra constater qu'une galère peut naviguer non seulement en haute mer, mais encore de nuit et même à la voile.

En fait, la nuit, le vent tomba complètement et la navigation se poursuivit à la rame. Les quarts de veille furent toutefois renforcés par précaution. Mais un seul poste de galériens demeura au travail, sous la lueur des quinquets qui projetaient l'ombre démesurée des argousins allant et venant sur la coursive. Les autres forçats se couchèrent par quatre sur une planche au pied de leur banc. Ils dormaient là, vautrés dans les ordures et la vermine, du sommeil pesant des bêtes harassées.

À l'autre bout de la galère, Angélique essayait d'oublier qui souffrait là, à quelques pas d'elle. Elle n'était jamais revenue sur la coursive. Elle ne ferait pas savoir à Nicolas qu'elle l'avait reconnu. Le galérien appartenait à une page trop amère de sa vie, dont l'horreur avait effacé jusqu'aux souvenirs d'enfance qui les avaient liés jadis. Elle avait déchiré cette page et ne laisserait pas le hasard la faire revivre. Mais les heures trop lentes de la traversée la torturaient et elle avait hâte de parvenir à Candie.

La nuit était bleue et comme rendue phosphorescente par le mouvement des vagues et le reflet des lanternes à bord des autres galères, qui suivaient doucement. Chaque battement des rames entraînait un ruissellement lumineux. À l'arrière des navires on avait allumé le fanal, énorme monument de bois doré et de verrerie de Venise, de la taille d'un homme et dans lequel brûlaient par nuit douze livres de chandelles.

Elle entendit le lieutenant de Millerand faire son rapport à l'Amiral. Les soldats se plaignaient de passer la nuit à bord. Assis tout le jour, serrés les uns près des autres, il leur faudrait encore souffrir la nuit dans cette incommode position.

– De quoi se plaignent-ils ? Ils ne sont pas enchaînés, eux, et ils ont eu droit ce soir à du ragoût de chèvre. La guerre est la guerre. Quand j'étais colonel de cavalerie du Roi, j'ai dormi parfois sur mon cheval et sans manger. Ils n'ont qu'à s'habituer à dormir assis. Tout est une affaire d'habitude.

*****

Angélique commença à disposer des coussins sur un des divans pour s'y étendre. Le négrillon vint l'aider. C'était inutile de réclamer les services de Flipot, tordu par le mal de mer. Le duc de Vivonne allait et venait suivi de la petite ombre du négrillon au drageoir. La gourmandise des Mortemart était proverbiale et le jeune homme devait à un abus de sucreries orientales son aimable embonpoint.

Tout en croquant noix confites et pâtes de loukoum, il méditait sur les aléas de sa croisière. Il avait recommandé à ses officiers de prendre un peu de repos et ceux-ci dormaient sur des matelas, mais lui-même ne se décidait pas à les imiter. Il paraissait préoccupé et, malgré la nuit tombée, fit convoquer le maître canonnier. Un homme aux cheveux grisonnants parut à la lumière du fanal.

– Maître canonnier, vos pièces sont-elles apprêtées pour l'action ?

– J'ai exécuté vos ordres, monseigneur, les pièces ont été révisées et huilées, et j'ai fait monter de la barge des gargousses6, des boulets et de la mitraille.

– C'est bon. Retournez à votre poste. Brossardière, mon ami...

Le second, tiré de son sommeil, remit sa perruque, lissa ses manchettes et fut presque aussitôt devant son supérieur.

– Monsieur ?

– Chargez-vous de faire bien comprendre au chevalier de Cléans, commandant la traversière, de se tenir au centre de notre petite flotte et non à une extrémité. Car il y a dessus toute notre réserve de poudre et de boulets, et il faut qu'il puisse fournir à la demande si nous devons soutenir un tir de longue durée. Convoquez-moi aussi le chef de la mousqueterie.

Et quand celui-ci fut présent :

– Faites distribuer les mousquets, balles et poudre. Veillez surtout aux dix pierriers du bord. N'oubliez pas que, n'ayant que trois canons à l'avant, ce sont pierriers et mousquets qui représentent la seule véritable défense du bord, en cas de surprise.

– Tout est prêt, monseigneur. La dernière parade a servi à bien indiquer la place de chaque combattant.

Sur ces entrefaites, maître Savary sortit de l'ombre et annonça que le salpêtre, dans son coffre à médicaments était humide, ce qui annonçait un changement de temps dans les vingtquatre heures suivantes.

– Je n'ai pas besoin de votre salpêtre pour être au courant, grogna Vivonne. Si le mauvais temps doit venir, ce n'est pas pour tout de suite et d'ici là il y aura peut-être quelque chose de changé à la surface de la mer.

– Dois-je comprendre que vous craignez une attaque ?

– Maître apothicaire, apprenez qu'un officier des galères de Sa Majesté ne craint rien. Dites, si vous voulez, que je prévois une attaque et retournez à vos fioles.

– C'est que je voudrais vous demander, monseigneur, si je puis mettre ma précieuse bouteille contenant ma moumie minérale, en sûreté dans la chambre du Conseil. Au cas où quelque boulet égaré briserait...

– Oui, oui, faites ce que bon vous semble.

Le duc de Vivonne vint s'asseoir près d'Angélique.

– Je suis dans un état d'agitation, dit-il, je sens qu'il va se passer quelque chose. J'ai toujours été ainsi. Dans mon enfance, les soirs d'orage, mes doigts attiraient les objets. Que pourrais-je faire pour me calmer ?

Il envoya chercher un de ses pages qui revint avec un luth et une guitare.

– Nous allons chanter un peu à la nuit étoilée et à l'amour des dames.

Le frère d'Athénaïs de Montespan possédait une belle voix un peu haute mais bien timbrée. Il avait du souffle et poussait à merveille la chanson italienne. Le temps passa plus agréablement et le grand sablier qui marquait les heures avait été déjà retourné deux fois, lorsque sur une dernière note qui s'éteignait, un son vaste, semblable à un coup de vent venu de l'horizon, s'enfla brusquement, puis mourut, pour reprendre un ton plus bas, se prolonger en nuances profondes qui roulaient, montaient et descendaient. Angélique sentit un frisson lui hérisser l'échine.

– Écoutez, murmura le comte de Saint-Ronan, les forçats chantent !

Ils chantaient à bouche fermée, en un chœur de quatre voix qui portait loin sur la mer. Cela avait des résonances de conque marine. Cela dura longtemps, interminablement, reprenant sans cesse, pareil aux vagues d'un désespoir insondable. Puis une voix encore jeune, bien timbrée, s'éleva en solo, chantant le refrain de la complainte.

Je m'souviens, ma mère disait


Sois pas comme un sauvage.


Fais donc pas toujours c'qui t'plaît


Elle me disait d'être sage.


J'ai pas tué, j'ai pas volé


Mais j'ai pas cru ma mère,


Et je m'souviens qu'elle m'aimait


Pendant que j'rame aux galères...

Le chant mourut.

Dans le silence revenu, le bruit du ressac parut s'amplifier contre la coque. Un marinier annonça :

– Feu incertain à cinq lieues premier quart de cercle à tribord.

– Dispositif d'alerte et de combat ! Éteignez les fanaux et ne laissez que les feux de sécurité. Quatre corps de garde en éveil !

Vivonne saisit sa longue-vue et resta un long moment silencieux, puis il fit regarder Brossardière qui opina.

– Nous approchons du Cap Corse. À mon avis il s'agit d'un bateau péchant au filet, la nuit, le thon, et cherchant à le rabattre au centre d'une petite flottille porte-filets. Est-ce que nous mettons le cap sur eux pour vérifier ?

– Non. La Corse appartient à Gênes et d'ailleurs les côtes de Corse n'abritent jamais, ou presque, les Barbaresques. Les habitants sont si particularistes qu'ils n'admettent aucune incursion de quiconque dans leurs rades ; c'est un mot d'ordre général parmi les navigateurs, pirates ou corsaires, d'éviter cette île. Poursuivons notre plan fixé au départ, par la visite de l'île de Capraïa qui est au duc de Toscane et qui, par contre, a souvent donné refuge à des pirates turcs.

– Quand devons-nous la toucher ?

– À l'aube, si le temps ne se gâte pas avant. Est-ce que vous n'entendez pas quelque chose ?

Ils prêtèrent l'oreille. D'une galère lointaine, un hululement prolongé s'éleva, puis stoppa net.

Vivonne jura.

– Ces chiens de Maures qui hurlent à la lune !

La Brossadière, qui était un vieux navigateur du Levant, et connaissait les mœurs arabes, dit :

– Ils hurlent de joie. C'est leur youyou de victoire.

– De joie ? de victoire ? Décidément les galériens sont bien agités cette nuit.

Du poste de vigie de l'avant descendait un aide.

– Monseigneur, la vigie-chef avant vient de monter dans le panier de mât de mestre. Il vous demande d'observer avec votre longue-vue, au même endroit que tantôt comme qui dirait des signaux...

À nouveau, Vivonne braqua sa longue-vue et La Brossardière prit des jumelles.

– À mon avis, la vigie a raison, dit-il. Ils font des signaux du haut des montagnes Rigliano du Cap Corse, sans doute pour rappeler leur flottille de pêche en bas.

– Oui, sans doute, fit l'Amiral, dubitatif.

Un nouvel hululement scandé retentit, partant de la même galère, qui devait être La Dauphine.

Savary, qui reparaissait, s'approcha d'Angélique et lui confia en secret :

– Ma moumie est en sûreté. Je l'ai arrimée avec des paillons et des filets. J'espère qu'elle résistera. Avez-vous remarqué, les Maures sur La Dauphine manifestent une joie subite ? Les signaux des feux de la côte les ont avertis. Vivonne, qui avait entendu les derniers mots, attrapa le vieillard par le col de son rabat à la mode de Louis XIII.

– Les ont avertis de quoi ?

– Je ne puis le dire, monseigneur, j'ignore le code convenu de ces signaux.

– Qu'est-ce qui vous fait penser qu'ils étaient adressés à des Maures ?

– Parce que ce sont des fusées turques, Monseigneur. Vous avez remarqué ces lueurs bleues et rouges ? Je suis au courant, Monseigneur, car j'ai été artificier du grand maître de l'artillerie, à Constantinople ; il m'employait à fabriquer ces fusées avec de la poudre et des sels métalliques qui brûlent en donnant différentes couleurs. Leur secret vient de Chine mais tout l'Islam les emploie. C'est pourquoi j'ai pensé que ce ne pouvait être que des Turcs ou des Arabes qui envoyaient des signaux à des Turcs ou à des Arabes, et comme je n'en vois guère d'autres à l'horizon que ceux de vos galères...