« La disparition du prisonnier n'en demeure pas moins inexplicable. Comment cet homme, qui n'avait plus la force d'ouvrir les yeux, a-t-il pu se glisser hors du bateau sans attirer notre attention ? Et qu'a-t-il pu devenir ensuite ? S'il a pu se traîner jusqu'à la berge, dans son état, à demi nu, il lui était impossible d'aller bien loin sans se faire reconnaître. »

Ils avaient entrepris aussitôt des recherches et, ayant alerté des paysans, leur avaient réclamé le secours de leurs chiens. Ceux-ci avaient longtemps rôdé sur la rive. On en concluait que le prisonnier après avoir, par un effort surhumain, réussi à se glisser hors de la péniche, avait été emporté par le courant. Trop faible pour lutter, il s'était noyé. Cependant, un paysan étant venu plus tard se plaindre que sa barque, à l'attache, lui avait été volée cette nuit-là, le Lieutenant des mousquetaires n'avait pas voulu négliger ce nouvel indice. La barque avait été retrouvée près de Porcheville. On avait ratissé la région. On avait interrogé les gens du pays, leur demandant s'ils n'avaient pas rencontré un homme maigre, boiteux, errant ? Quelques réponses affirmatives avaient mené les mousquetaires jusqu'à un petit couvent blotti dans les peupliers, où le père abbé avait reconnu qu'il avait hébergé trois jours auparavant un de ces lépreux errants comme on en trouvait encore dans les campagnes : un pauvre hère couvert de plaies et cachant son visage sans doute trop hideux derrière un linge crasseux. Cet homme était-il grand ? Boitait-il ? Oui... peut-être ? Les souvenirs des moines restaient vagues. S'exprimait-il d'une manière choisie, en des termes peu habituels pour un vagabond ? Non. L'homme était muet. Il poussait de temps en temps des cris rauques comme le font les lépreux. Le père abbé lui avait parlé de l'obligation qu'il avait de le conduire à la prochaine léproserie. L'homme ne s'était pas rebiffé. Il était monté dans la carriole du frère convers mais avait trouvé le moyen de lui fausser compagnie. Comme on traversait un bois, on perdait sa trace. On le retrouvait du côté de Saint-Denis, aux abords de Paris. Était-ce le même lépreux ou un autre ? Toujours est-il que par les soins d'Arnaud de Calistère, possesseur de pouvoirs extraordinaires remis par le Roi, toute la police de Paris avait été alertée. Pendant les trois semaines qui suivirent la disparition du prisonnier dont était chargé le Lieutenant, les portes de Paris ne laissèrent pas une carriole pénétrer dans la ville sans l'avoir fouillée de fond en comble, ni entrer un piéton ou un cavalier sans lui avoir mesuré les deux jambes et examiné chaque trait de son visage.

Le dossier que feuilletait Angélique était encombré de rapports rédigés par la plume studieuse d'un quelconque sergent du guet, signalant qu'« en ce jour il avait appréhendé un vieillard à la jambe basse, mais qui était courtaud et qui n'était pas beau mais pas défiguré non plus... ou un seigneur masqué, mais qui était masqué pour aller voir une dame et dont les jambes étaient de la même taille », etc...

Le vagabond lépreux n'était pas reconnu. On le signalait pourtant dans Paris. On en avait peur. Il ressemblait au diable. Son visage devait être particulièrement affreux puisqu'il portait toujours un linge ou même une espèce de cagoule. Un policier qui l'avait appréhendé une nuit n'avait pas eu le courage de lever cette cagoule. L'être avait disparu avant qu'il ait pu appeler les soldats du guet.

Là s'arrêtaient les divagations à propos du vagabond lépreux, d'autant plus que, vers la même époque, on retrouvait à Gassicourt, dans les roseaux en aval de Mantes, le corps d'un homme noyé depuis près d'un mois. Ce corps était dans un état de putréfaction avancé. On avait seulement pu déterminer qu'il s'agissait d'un homme très grand. Le lieutenant de Calistère, poussant un soupir de soulagement faisait remarquer, dans une épître au roi, que cette conclusion avait toujours été prévue par lui comme la seule possible. L'évadé avait méconnu la clémence du roi qui l'avait arraché in extremis aux flammes. Dieu l'avait puni en le livrant à l'eau glacée du fleuve. Tout était bien !

– Non ! Non ! protestait Angélique.

Angélique repoussait avec horreur le triste épilogue. Elle se rattachait aux quelques lignes que le bailli de Gassicourt, qui avait rédigé le procès-verbal concernant la découverte de ce corps, avait ajoutées : « Quelques lambeaux d'une casaque noire étaient encore accrochés à ses épaules. »

Le prisonnier en s'évadant de la barge n'était vêtu que de sa chemise blanche. Mais le texte d'Arnaud de Calistère soulignait : « Le signalement de ce noyé correspondant exactement à celui de notre prisonnier... »

– Et la chemise blanche ? dit Angélique tout haut.

Elle défendait son épuisante espérance contre les ombres du doute. Une peur s'insinuait. Les mousquetaires avaient peut-être revêtu le supplicié d'une casaque noire avant de le traîner, à travers le souterrain, sur le bateau qui devait l'emmener hors de Paris ?

– Si je pouvais retrouver cet Arnaud de Calistère ou l'un de ses complices et l'interroger ? se dit-elle.

Elle chercha dans sa mémoire. Elle n'avait jamais entendu prononcer ce nom autour d'elle pendant qu'elle était à la Cour. Cependant, il serait relativement aisé d'apprendre ce qu'était devenu un ancien lieutenant des mousquetaires du roi. Dix ans à peine s'étaient écoulés depuis ces événements. Dix ans ! Cela paraissait très court et, en même temps, il lui semblait qu'elle avait vécu plusieurs vies depuis. Elle avait été tour à tour au bas de la misère, au sommet des richesses. Elle s'était remariée. Elle avait régné sur le cœur du Roi. Tout cela s'abolissait comme un rêve.

Une lettre de Mme de Sévigné traînait, ouverte, sur la tablette rabattue de son secrétaire, près des papiers épars :

« Voici bientôt deux semaines, ma très chère, qu'on ne vous a vue à Versailles. On s'interroge. On ne sait que penser. Le Roi est sombre... Que se passe-t-il ? »

Elle haussa les épaules.

Certes, elle avait quitté Versailles. Elle n'y reviendrait JAMAIS. C'était inéluctable. Les fantoches continueraient la ronde sans elle. Elle oubliait leur existence. Tout se concentrait sur cette vision lointaine d'un lourd chaland contre une berge glacée, au cours d'une nuit d'hiver. De là, elle recommençait à vivre. Et elle oubliait son corps que d'autres avaient possédé, son visage nouveau, ce visage d'une perfection achevée, dont l'apparition faisait trembler le roi et les marques de la vie qu'un destin brutal avait imprimées en elle. Elle se retrouvait miraculeusement purifiée, avec la naïveté farouche de ses vingt ans, femme toute neuve, adorablement tendre et se tournant vers LUI...

*****

– Un homme vous demande !

La tête aux cheveux blancs de Malbrant-coup-d'épée s'inscrivait curieusement sur la tapisserie, devant elle.

– Un homme vous demande, répéta la voix.

Elle sursauta, vacilla un peu. Elle s'aperçut qu'elle avait dû s'endormir quelques instants, très droite sur son tabouret, les mains autour de ses genoux. L'écuyer en ouvrant la petite porte dissimulée dans la tapisserie, l'avait réveillée. Elle passa la main sur son front.

– Hein ! Quoi ? Oui... Un homme ? Quel homme ?... Quelle heure est-il ?

– Trois heures du matin.

– Et vous dites qu'un homme me demande ?...

– Oui, Madame.

– Le portier l'a laissé entrer à une heure pareille ?

– C'est-à-dire le portier n'y peut rien. L'homme n'est pas entré par la porte mais par ma fenêtre. Je laisse parfois ma lucarne ouverte et comme ce monsieur est venu par les gouttières...

– Vous vous moquez de moi, Malbrant ! S'il s'agit d'un cambrioleur, j'espère que vous l'avez réduit à l'impuissance ?

– C'est-à-dire... Non, c'est ce monsieur qui m'a d'abord réduit à l'impuissance. Il m'a affirmé ensuite que vous l'attendiez et je me suis laissé convaincre. C'est certainement un de vos amis, Madame ; il m'a donné sur vous des précisions qui prouvent... Angélique fronça les sourcils. Encore une histoire de fou ! Elle songea à l'homme qui paraissait la suivre depuis une semaine.

– Comment est-il ? Petit, gros, rouge ?

– Non, ma foi ! Ça m'a plutôt l'air d'un beau gars. Quant à dire à quoi il ressemble c'est plutôt difficile d'avoir une opinion. Il porte un masque, le chapeau jusqu'aux yeux et le manteau jusqu'au nez. Mais si vous voulez mon opinion, Madame, c'est quelqu'un de bien.

– Qui s'introduit la nuit chez les gens par les toits ?... C'est bon. Allez le chercher, Malbrant, mais tenez-vous prêt à donner l'alarme.

Elle attendit, curieuse malgré tout, et dès le seuil n'eut pas de peine à reconnaître la silhouette qui entrait.

Chapitre 2

– Vous !

– Hé oui, répondit la voix de Desgrez.

Angélique fit signe à l'écuyer.

– Vous pouvez nous laisser.

Desgrez rabattit son chapeau, ôta son masque et son manteau !

– Ouf ! dit-il.

Il vint à elle, prit la main qu'elle ne tendait pas et lui baisa légèrement le bout des doigts.

– Ceci pour m'excuser de ma brutalité de tantôt. J'espère que je ne vous ai pas fait trop mal ?

– Vous m'avez presque brisé les phalanges avec votre canne ! Mauvais !... J'avoue que je ne comprends rien à votre conduite, monsieur Desgrez.

– La vôtre n'est pas beaucoup plus compréhensible, ni agréable, dit le magistrat avec souci.

Il attira une chaise et s'assit à califourchon. Il n'avait pas sa perruque austère, ni ses impeccables habits. Vêtu de la casaque élimée qu'il revêtait encore parfois pour de secrètes expéditions, avec ses cheveux rêches, on retrouvait sa silhouette de policier des bas-fonds. Elle se vit elle-même dans les vêtements de Janine et ses pieds nus croisés devant elle.

– Faut-il vraiment que vous veniez me voir à cette heure de la nuit ? demanda-t-elle.

– Oui, il le faut.

– Vous avez réfléchi à votre méchanceté inqualifiable et vous n'avez pu attendre le jour pour réparer vos erreurs ?

– Non, ce n'est pas tout à fait cela. Mais puisque vous me répétiez sur tous les tons que vous vouliez me voir d'urgence, autant ne pas attendre le jour.

Il eut un geste fataliste.

– Puisque vous ne voulez pas comprendre que j'en ai assez de vous, que je ne veux plus entendre parler de votre sacrée petite personne... il me faut bien venir !

– C'est très important, Desgrez.

– Naturellement, c'est important. On vous connaît. Pas de danger que vous dérangiez la police pour une plaisanterie. Avec vous, c'est toujours du sérieux : vous êtes sur le point d'être assassinée ou bien de vous suicider ou bien vous avez décidé de couvrir la famille royale d'ordures, d'ébranler le royaume, de tenir tête au pape, que sais-je ?...

– Mais, Desgrez, je n'ai jamais exagéré.

– C'est bien ce que je vous reproche. Vous ne pourriez pas faire un peu la comédie comme toute gentille petite femme qui se respecte ? Du drame, oui ! Mais enfin pas du VRAI drame ! Tandis qu'avec vous on n'a plus qu'à courir en suppliant le Ciel de ne pas arriver trop tard. Enfin me voici... et à temps semble-t-il.

– Desgrez, est-ce possible ? vous voulez bien m'aider encore une fois ?

– On verra, fit-il sombre. Parlez d'abord.

– Pourquoi êtes-vous passé par la fenêtre ?

– Vraiment, fit-il, vous n'avez pas compris ? Vous n'avez pas encore remarqué que vous êtes filée par la police depuis une semaine ?

– Filée par la police ? Moi !

– Oui. Sachez que le rapport le plus précis doit être rédigé sur les allées et venues de Mme du Plessis-Bellière. Pas un coin de Paris où vous ne vous rendiez sans être suivie de deux ou trois anges gardiens. Pas une lettre de votre main qui ne soit subtilisée et lue avec le plus grand soin avant d'être remise à son destinataire. On a disposé un réseau serré de gardes à votre seule intention à chaque porte de la ville. Quelle que soit la direction par laquelle vous chercheriez à en sortir, vous ne feriez pas cent mètres sans être rejointe. Sachez qu'un fonctionnaire très haut placé répond personnellement de votre présence dans la capitale.

– Qui donc ?

– Le propre lieutenant-adjoint de M. de La Reynie, un certain Desgrez. Vous en avez entendu parler, n'est-ce pas ?

Angélique était atterrée.

– Voulez-vous dire que vous avez été chargé de me surveiller et de m'empêcher de quitter la ville ?

– Exactement. Vous voyez que, dans ces conditions, il m'était difficile de vous recevoir ouvertement. Je n'allais pas vous enlever dans mon propre carrosse, sous les yeux mêmes de ceux que j'avais postés à vos trousses.