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La première pensée d'Angélique fut puérile. Elle ouvrit les yeux, vit le ciel bleu et dur, et songea avec effroi que tout au long de cette nuit terrible, pas un instant elle n'avait songé à recommander son âme à Dieu.
Cet oubli l'atterra comme si elle découvrait en elle un mal caché. Mortifiée, elle n'osait pas réparer son erreur en remerciant la Providence de lui accorder à nouveau, ce matin, la vie. Elle se redressa difficilement, un peu nauséeuse à cause de toute l'eau salée qu'elle avait ingurgitée au cours du naufrage et s'assombrit. La Providence méritait-elle d'être remerciée ? À quelques pas, elle venait d'apercevoir les forçats autour d'un feu allumé sur la plage. Le soleil était haut dans le ciel et la chaleur incandescente avait séché sur elle ses vêtements trempés et jusqu'à ses cheveux. Mais ceux-ci étaient pleins de sable et la peau brûlée de son visage lui faisait mal.
Ses mains étaient égratignées.
Peu à peu, les sens lui revinrent, l'ouïe après celui de la vue. Elle entendait les voix rugueuses des galériens. Ils étaient une dizaine. Deux d'entre eux s'occupaient à faire cuire quelque chose sur le feu, mais les autres étaient debout, en cercle et le ton était à la dispute.
– Non, ça ne va pas, caïd, criait un grand gars blond et dégingandé ; nous, on a suivi en tout ce que tu disais de faire. On a respecté la loi envers toi. À toi de la respecter envers nous. – On l'a méritée comme toi la marquise de l'amiral, affirma un autre, à la voix traînante et grasseyante. Pourquoi que tu dis qu'elle est à toi seul ?
Nicolas se tenait le dos tourné et Angélique n'entendit pas sa réponse. Mais les forçats protestèrent, véhéments.
– C'est toi qui le dis qu'elle t'appartenait avant !
– Tu nous le feras pas croire... C'est une dame du grand monde, qu'est-ce qu'elle aurait fait d'un croquant de ton espèce ?
– Tu cherches à nous avoir, caïd. C'est pas régulier.
– Et si c'était vrai ce qu'il raconte, ça ne tient pas. La loi de Paris c'est une chose, celle des galères, c'est une autre.
Un vieux, gringalet, sans dents et déplumé comme un œuf, dit en levant le doigt :
– Tu connais le dicton de la Méditerranée : « La proie est au cormoran, le butin au pirate, et la femme à tous ».
– À tous, à tous ! braillèrent les autres, en se rapprochant, menaçants, de leur chef.
Angélique leva les yeux vers le sommet de la falaise. Il fallait essayer de gagner la lande et peut-être de se cacher parmi les buissons ou les petits bois de chênes-lièges qui couronnaient le rivage. Le pays n'était pas inhabité sans doute. Des pêcheurs lui offriraient protection.
Elle se redressa avec précaution, se mit à genoux. S'ils pouvaient se battre, ce serait du temps gagné.
Mais la querelle avait paru s'apaiser. Une voix dit :
– Ça ira comme ça, alors, oui, là alors on ne peut rien dire. Tu es le chef, tu as le droit de te servir le premier... Mais laisses-en pour les autres...
Un rire grossier salua ces paroles. Angélique vit Nicolas venir à grands pas vers elle. Elle ébaucha un mouvement de fuite qu'il ne vit pas. En trois enjambées, il la rejoignit et la saisit par le poignet. Ses yeux luisaient farouchement, ses lèvres se retroussaient sur ses dents noircies par la chique de tabac. Il était si absorbé par sa fureur qu'il n'avait pas remarqué son recul et il l'entraîna, courant presque sur le rude sentier de chèvres qui grimpait vers la falaise. Les rires et les quolibets obscènes des forçats demeurés sur la plage les poursuivaient.
– Prends ton temps, caïd, mais ne nous oublie pas... Pour nous aussi, ça urge !...
– Plutôt, grommelait Nicolas, plutôt que je la leur laisserai... Elle est à moi !... Elle est à moi !...
Il s'élança à travers le cailloutis et les petites plantes sèches du maquis, la traînant derrière lui, tandis que le vent les saisissait violemment et rabattait les cheveux d'Angélique sur son visage, comme un étendard, un écheveau de soie aveuglant.
– Arrête ! cria-t-elle.
Le forçat courait toujours.
– Arrête, je ne peux plus !
Il l'entendit enfin, fit halte et regarda autour de lui comme s'il s'éveillait. Ils avaient suivi le bord de la falaise et maintenant la mer était à leurs pieds, d'un bleu presque noir contre le ciel d'un autre bleu, où les mouettes traçaient des arabesques blanches. L'air vif et odoriférant, par brusque retour, les frappait et les suffoquait. Le galérien évadé parut soudain découvrir cette immensité.
– Tout cela, murmura-t-il, tout cela pour moi...
Il lâcha la main d'Angélique pour ouvrir les bras et respirer à pleins poumons, gonflant sa poitrine et ses épaules que les travaux de la rame avaient rendues plus larges encore. Sous le maillot rouge, ses muscles étaient noueux et durs.
Angélique fit un bond de côté et se mit à fuir. Il rugit : « Reviens ! » et se lança à sa poursuite.
Comme il l'atteignait, elle lui fit face, les griffes en avant ainsi qu'une chatte en colère.
– Ne m'approche pas... ne me touche pas...
L'éclat de ses prunelles était si fulgurant qu'il se figea.
– Qu'est-ce qui te prend ? grommela-t-il. Tu ne veux pas que je t'embrasse ? Après si longtemps ? Tu ne veux pas que je te caresse ?...
– Non.
Les sourcils de l'homme se froncèrent. On aurait dit que les mots pénétraient difficilement jusqu'à son esprit et qu'il cherchait à comprendre. Il voulut encore l'attraper mais elle se déroba. Il poussa un grognement déçu.
– Qu'est-ce qui te prend ? Tu ne peux pas me faire ça, Angélique ! J'ai pas eu de femme depuis dix ans, J'ai pas pu en toucher une, à peine en voir... Et tu viens, tu es là, TOI... Je casse tout pour te rejoindre, pour t'arracher à l'autre... Et j'aurais pas le droit de te toucher ?
– Non.
Les yeux noirs du galérien vacillèrent comme sous un brusque égarement de folie. Il bondit sur elle, réussit à la happer, mais elle le griffa si férocement qu'il lâcha prise à nouveau, regardant d'un air hébété les sillons sanglants qui gonflaient à la surface de son bras.
– Qu'est-ce qui te prend ? répéta-t-il. Est-ce que tu ne me reconnais pas, ma mignonne ? Tu ne te souviens donc pas ?... Tu dormais contre moi, à la Tour de Nesle... Je te prenais, je te faisais l'amour, tant que je voulais, tant que tu voulais... C'est pas en rêve, ça ! Ça a existé... Dis : ça n'a pas existé qu'on était du même pays, que je ne voulais que toi, depuis toujours... que tu as voulu de moi le soir de tes noces... C'est quand même bien la vérité. C'est toi que j'ai toujours aimée... Tu ne te souviens donc pas ?... Nicolas, ton ami Nicolas, qui te cueillait des fraises...
– Non, non ! cria-t-elle en s'enfuyant avec désespoir, Nicolas est mort depuis longtemps. Toi, tu es Calembredaine le bandit. Toi, je te hais !
– Mais moi je t'aime ! hurla-t-il.
Ils coururent encore, l'un poursuivant l'autre à travers les buissons, les arbustes épineux qui les accrochaient au passage. Angélique trébucha contre une souche et tomba. Nicolas fut sur elle. Mais déjà, elle se redressait. Il dut la ceinturer étroitement tandis qu'elle se débattait, lui martelant le visage de ses poings.
– Mais moi je t'aime, répétait-il d'un air hagard. Je t'ai toujours voulue, je ne m'en suis jamais lasse... Dés années et des années à crever de désir sur ce banc... Toujours, toujours, je recommençais, je te reprenais en songe... Et maintenant, je ne peux plus attendre...
Il essayait de faire glisser ses vêtements, mais le costume masculin que portait Angélique ne facilitait pas sa tâche. Elle continua à se défendre avec une force surhumaine. Il réussit cependant à déchirer le col de l'habit et à dénuder sa poitrine.
– Laisse-moi te prendre, suppliait-il. Essaie de comprendre... J'ai faim... Je meurs... Je meurs de faim de TOI...
Et c'était une lutte insensée et terrible, parmi les touffes de genévriers et de myrtes et les souffles violents du vent...
Brusquement le forçat fut comme arraché de terre et projeté sur le sol à quelques pas. Un homme venait de surgir des buissons. Son uniforme bleu déchiré laissait voir ses épaules et sa poitrine zébrées de meurtrissures, son visage était tuméfié et marbré de sang séché, mais Angélique reconnut le jeune lieutenant de Millerand. Nicolas, qui se relevait, le reconnut aussi.
– Oh ! môssieu l'officier, fit-il en ricanant, vous n'étiez donc pas encore bon à manger par les poissons lorsqu'on vous a expédié par-dessus bord ? Dommage que je ne me sois pas chargé de la besogne. Vous ne seriez pas là à nous em...
– Misérable ! gronda le jeune homme, tu vas payer tes crimes.
Nicolas se rua sur lui, mais un poing vigoureux l'envoya de nouveau à terre. Le forçat rugit de colère et revint à la charge. Pendant d'interminables minutes les coups résonnèrent, serrés et meurtriers, Les deux hommes étaient à peu près de taille et de force égales. À plusieurs reprises l'officier du roi lui aussi mordit la poussière. Certaines fois Angélique crut qu'il n'allait pas se relever. Déjà, Nicolas, penché sur lui, le martelait sauvagement. Mais d'un mouvement souple, le lieutenant se retourna et frappa du pied son adversaire, à l'estomac. Une seconde plus tard il était debout. Un autre coup, au ventre, fit blêmir Nicolas, sous la salissure de sa barbe. Il faiblit, plié en deux.
– Vermine ! gronda-t-il. Tu étais nourri, toi, tu mangeais des ortolans, pendant que je me gobergeais à la soupe aux fèves des galères...
Implacable, le lieutenant de Millerand le frappa au visage. Nicolas recula encore. Alors les coups commencèrent à tomber dru comme grêle.
Nicolas reculait toujours, en titubant, vers le rebord de la falaise.
– Non ! hurla Angélique.
Brusquement Nicolas perdit pied. Il bascula en arrière, dans le bleu du ciel. Le cri aigu d'Angélique accompagna sa chute à travers la lumière éblouissante, jusqu'au choc sur les rochers pourpres du rivage.
Le lieutenant de Millerand s'essuyait le front.
– Justice est faite, dit-il.
– Il est mort, cria Angélique, oh ! cette fois, il est bien mort. Oh ! Nicolas. Oh ! cette fois, tu ne reviendras plus...
– Oui, il est mort, répéta l'officier. Déjà la mer l'emporte.
Étourdi par le combat qu'il venait de soutenir il ne comprenait rien à ces cris, et à cette sorte de douleur qui la précipitait à genoux, au bord de la falaise, en se tordant les mains.
– Ne regardez pas, madame, c'est inutile. Il est bien mort. Ne craignez plus rien. Mais venez, et taisez-vous de grâce. Il faut éviter d'alerter les autres bandits.
Il l'aida à se relever et tous deux, d'un pas de somnambule, s'éloignèrent du lieu tragique.
Chapitre 6
Après une longue marche au long de là côte déserte ils aperçurent enfin le donjon noir d'un château, bâti en promontoire sur la mer.
– Dieu soit loué ! murmura le lieutenant de Millerand. Nous allons pouvoir demander l'hospitalité au seigneur de ce fief.
Lé jeune officier n'en pouvait plus. Il avait derrière lui une nuit harassante, passée à nager dans l'eau glacée durant de mortelles heures, luttant pour ne pas s'endormir, luttant contre les crampes, le découragement. À l'aube, il avait enfin aperçu la côte où il avait pu s'échouer. Quand il était revenu à lui, il avait cherché quelques coquillages pour se rassasier. Puis il avait entrepris de gagner l'arrière-pays pour y chercher du secours. C'est alors qu'il avait entendu des cris de femme et qu'il était accouru vers l'endroit où Angélique luttait contre Nicolas.
Soulevé de colère à la vue du criminel, meneur de la révolte qui avait coûté la vie à ses camarades, M. de Millerand avait retrouvé assez de vigueur pour s'en venger, mais il avait reçu quelques vilains coups durant la bataille et il se sentait épuisé. Angélique n'était guère plus brillante. La soif les dévorait. La vue du château les rasséréna et ils hâtèrent le pas. Déjà la contrée sauvage et inhabitée paraissait s'animer. Ils distinguèrent sur une plage, au loin, des silhouettes humaines et, au détour du sentier, un troupeau de chèvres apparut, broutant paisiblement l'herbe courte. Le lieutenant de Millerand les regarda. Brusquement ses sourcils se froncèrent et il entraîna Angélique derrière un rocher en lui faisant signe de se coucher à terre.
– Que se passe-t-il ?
– Je n'en sais rien... Mais ces chèvres m'ont paru suspectes.
– Qu'ont-elles donc ?
– Je ne serais pas étonné d'apprendre que certaines nuits de tempête on les promène sur le rivage, une lanterne au cou.
– Que voulez-vous dire ?
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