Le Marseillais vira au rouge-brun.

– Qu'est-ce qu'il s'imagine, ce pirate d'eau douce ? Qu'il peut faire la loi chez les honnêtes gens ? Je m'en vais le lui préparer, son manifeste.

Un caïque descendait au flanc du brigantin. Des mariniers armés de mousquets y prirent place sous la conduite du second de mauvaise mine, dont un œil était caché par un tampon noir, ce qui achevait de lui donner un aspect peu engageant.

– Mutcho, réduis la voilure, dit le capitaine. Scaïano, tiens-toi prêt à saisir la godille quand je te le dirai. Grand-père, vous qui êtes plus malin que vous n'en avez l'air, approchez-vous de moi sans hâte : on doit nous observer. Tournez-leur le dos. Bien. Voici la clef du coffre à poudre. Sortez aussi quelques boulets lorsque je virerai et que nous serons invisibles. Le canon est chargé déjà, mais il faudra peut-être de la réserve. Ne retirez pas encore la bâche qui est sur le canon. Ils peuvent ne pas l'avoir remarqué...

La voilure pendait, inerte. La Joliette se mit à dériver sous le vent. Vers elle, le canot des flibustiers faisait force rames, disparaissant dans le creux des vagues pour reparaître, chaque fois plus proche.

Melchior Pannassave cria encore dans son porte-voix :

– Je refuse le droit de visite.

Des rires ironiques lui parvinrent.

– Ça va maintenant pour la distance, murmura le Marseillais. Prenez la barre, grand-père.

Déjà il avait fait sauter la housse de camouflage de son petit canon. Il saisit une mèche qu'il fendit d'un coup de dents, l'alluma et la glissa dans la culasse du canon.

– À Dieu vat ! Calez-vous les enfants !

La détonation retentit et la secousse du voilier jeta au sol ses occupants.

– Loupé ! Sacramento ! jura Pannassave.

Dans le nuage épais qui l'environnait, il cherchait à tâtons à introduire une seconde charge.

Le coup avait manqué l'assaillant de quelques brasses, ne faisant que les asperger. Après un moment de saisissement, les flibustiers se virent sains et saufs. Ils éclatèrent en imprécations et entreprirent de charger leurs mousquets.

La Joliette continuait à dériver et présentait une proie facile à un ennemi très supérieur.

– La godille, Scaïano, la godille ! Et vous, grand-père, essayez de barrer en zigzaguant.

Une salve des mousquets cribla l'eau aux alentours. Le Marseillais poussa un grognement et se saisit le bras droit.

– Oh ! vous êtes blessé, s'écria Angélique en se précipitant.

– Les salauds ! Je m'en vais leur faire payer ça. Grand-père, est-ce que vous pouvez vous occuper du canon ?

– J'ai été artificier de Soliman Pacha.

– C'est bon ; alors refermez la culasse et préparez la mèche. Prends la barre, Mutcho.

La chaloupe n'était plus qu'à cinquante brasses et se présentait cette fois de face. Mauvaise cible. La mer était agitée et un vent irrégulier faisait monter et descendre le voilier et son assaillant.

– Rendez-vous, imbéciles ! cria l'homme au bandeau noir.

Melchior Pannassave, tenant toujours son bras, se tourna vers ses compagnons. Ils firent un signe négatif.

Alors, il cria :

– Vous ne vous êtes jamais entendu dire m... par un patron provençal, vous et votre pirate de capitaine ?

Puis il leva un doigt vers Savary et commanda à voix basse : « Feu ! »

Une seconde détonation ébranla la coque. Lorsque la fumée se dissipa on vit flotter des rames et des épaves, auxquelles se cramponnaient des hommes.

– Bravo ! murmura le Marseillais. Maintenant, toute la voilure et essayons de fuir.

Mais un choc sourd fit tressaillir La Joliette. Angélique eut l'impression que la rambarde à laquelle elle s'appuyait fondait comme du beurre, tandis qu'un sol mou et glacé se dérobait sous ses pieds. L'eau salée lui emplit la bouche.

Chapitre 9

Le capitaine du navire corsaire avait retiré son masque. Il découvrait un visage encore jeune et dont le hâle contrastait d'une manière avantageuse avec le gris de son regard et sa chevelure blonde. Mais des flétrissures le marquaient et lui donnaient une expression amère et sardonique. Des poches accentuées sous les yeux révélaient l'usure d'un tempérament qui s'était livré à tous les excès. Ses tempes s'argentaient. Il s'approcha, en allongeant une lèvre dédaigneuse.

– De ma carrière, je n'ai vu une cargaison aussi minable. À part ce gaillard de Marseillais assez bien bâti mais qui a trouvé le moyen de recevoir une balle dans l'épaule, il n'y a que deux gamins squelettiques et deux vieux rabougris dont l'un, on ne sait pourquoi, s'est maquillé en nègre.

Il saisit la barbiche de Savary et la lui tira méchamment.

– Espérais-tu que tu gagnerais au change, vieux bouc ? Nègre ou pas, je ne miserais pas vingt sequins sur ta carcasse !

Le second, au bandeau noir, un individu courtaud, brun, trapu comme un pot à tabac, désigna le vieillard d'un doigt tremblant.

– C'est lui... c'est lui... qui... a envoyé... notre canot... par le fond.

Il claquait du menton dans ses vêtements trempés. On l'avait repêché ainsi que trois autres rescapés, mais cinq autres membres de l'équipage du brigantin L'Hermès avaient trouvé la mort par la faute de ce petit voilier à l'apparence anodine.

– Vraiment ? C'est lui ? répéta le pirate en vrillant un œil froid de serpent sur le vieillard recroquevillé ; mais son aspect était si piteux qu'il douta des affirmations de son second.

Il haussa les épaules et se détourna du groupe assez peu reluisant que formaient Savary, Flipot, le mousse, et le vieux Scaïano, dans leurs hardes dégoulinantes d'eau de mer. Il jeta un regard au vigoureux Marseillais étendu sur le pont, le visage crispé de souffrance.

– Ces jobards de Provençaux, comment s'y fier... On les croit plaisantins, pas dangereux, et quand ils s'y mettent ils ne craignent pas d'affronter une flotte entière. Imbécile ! Qu'as-tu gagné à faire le matamore ? Te voilà sur le flanc à présent et ton voilier endommagé par un boulet. Si ce n'était pas une belle coque je l'aurais laissée couler par le fond. Mais une fois radoubée j'en tirerai peut-être quelque chose. Maintenant occupons-nous du jeune seigneur, qui m'a paru la seule marchandise appréciable de cette damnée coque de noix.

Il se dirigea d'un pas nonchalant vers Angélique, qu'il avait fait placer à l'écart. Elle grelottait aussi dans ses vêtements mouillés, car le soleil baissait à l'horizon et le vent devenait frais. Ses cheveux alourdis d'eau pendaient sur ses épaules. Le capitaine l'examina avec la même attention froide qu'il avait portée aux autres naufragés.

Sous l'examen la jeune femme se sentit mal à l'aise. Elle avait conscience que l'étoffe de son habit collait à elle, accusant ses formes. Les sourcils pâles du pirate se rapprochèrent et son regard ne fut plus qu'une fente cruelle tandis qu'un sourire méchant entrouvrait ses lèvres. – Eh bien, jeune homme, dit-il, on aime les voyages ? Il tira brusquement son sabre et en appuya la pointe sur la poitrine d'Angélique, à l'encolure de sa chemise qu'elle essayait machinalement de refermer. Elle sentit la piqûre de l'acier sur sa peau mais ne broncha pas.

– Courageux ?

Il appuyait un peu. Les nerfs d'Angélique lui faisaient mal à craquer. Brusquement la lame glissa dans l'entrebâillement de son corsage et d'un mouvement sec rejeta l'étoffe de côté, découvrant un sein blanc.

– Tiens, une femme !

Les matelots qui étaient témoins de la scène éclatèrent en rires et en braillements grossiers. Angélique avait vivement ramené sur sa poitrine découverte, le vêtement déchiré. Ses yeux flambaient.

Le corsaire continua de sourire.

– Une femme ! Décidément c'est jour de comédie aujourd'hui sur L'Hermès. Un vieillard qui se déguise en nègre, une femme qui se déguise en homme, un Marseillais qui se déguise en héros et jusqu'à notre brave second, Coriano, qui se déguise en triton. Les rires éclatèrent à nouveau et redoublèrent devant la mine maussade du nommé Coriano, l'homme au bandeau noir.

Angélique attendit que le tumulte fût apaisé.

– Un mufle qui se déguise en gentilhomme français ! Lança-t-elle.

Il accusa le coup sans cesser de sourire.

– Tiens ! Tiens ! Les surprises continuent. Une femme qui a de la répartie... L'article est si rare aux Échelles du Levant ! La journée n'aura peut-être pas été mauvaise pour nous, messeigneurs. D'où êtes-vous, ma belle ? De Provence comme vos compagnons ?

Comme elle ne répondait pas il s'approcha, posa la main sur sa taille et sans se formaliser de son recul, s'empara du poignard et de sa ceinture. Il soupesa cette dernière avec un sourire entendu, l'ouvrit et fit glisser les pièces d'or une à une dans sa main. Des hommes s'avancèrent, les yeux brillants. D'un regard, il les fit reculer. Il fouillait encore dans la ceinture, en extirpait la lettre de change, elle-même à l'abri dans un étui de toile gommé. Après l'avoir déchiffrée, il parut perplexe.

– Madame du Plessis-Bellière... fit-il.

Puis, se décidant :

– ...Je me présente. Marquis d'Escrainville.

La façon dont il la salua prouvait qu'il avait reçu une certaine éducation. Ses titres de noblesse devaient être authentiques. Elle espéra, du fait de leur condition sociale, recevoir de lui quelques égards.

– Je suis veuve d'un maréchal de France, dit-elle, et je me rendais à Candie où mon mari avait des intérêts.

Il eut un sourire froid qui ne gagnait pas ses yeux.

– On m'appelle aussi la Terreur de la Méditerranée, dit-il.

Cependant, après réflexion, il la fit conduire dans une cabine qu'il devait réserver à des passagers de marque et surtout à des passagères.

Là encore, dans le désordre d'un vieux coffre de cuir clouté, Angélique trouva des toilettes féminines européennes et turques, des voiles, des bijoux de toc, quelques chaussures et babouches.

Elle hésitait à se dévêtir. Elle ne se sentait pas en sûreté sur ce bateau. Il lui semblait que des yeux luisants la guettaient à travers les planches disjointes de la cabine. Mais ses vêtements l'enveloppaient comme d'un suaire glacé et elle claquait des dents sans pouvoir s'arrêter. À la longue, elle fit un suprême effort et se déshabilla. Elle revêtit avec dégoût une robe blanche à peu près de sa taille, démodée et d'une propreté douteuse, dans laquelle, se dit-elle, elle devait avoir l'air d'un épouvantail. Elle jeta sur ses épaules un châle espagnol et se sentit mieux. Elle se recroquevilla sur la couchette et demeura longtemps immobile à rouler des pensées moroses. Ses cheveux poisseux sentaient l'eau de mer comme le bois humide de la cabine. Cette odeur salée lui donnait la nausée.

Elle se sentait seule au milieu de la mer, perdue et abandonnée ainsi qu'une naufragée sur un radeau. Elle avait rompu de ses propres mains toutes les amarres qui la retenaient à son existence brillante, mais personne n'était là pour lui tendre la main sur l'autre rive... Où renouer le fil brisé ? En supposant que ce gentilhomme-pirate voulût bien la mener à Candie, que ferait-elle là-bas, sans fortune ? Elle n'avait qu'un repère auquel se raccrocher, celui d'un marchand arabe, Ali-Mektoub... Puis elle se souvint qu'un Français, gérant de sa charge de consul, devait s'y trouver. Elle pourrait s'adresser à lui. Elle chercha à se rappeler son nom :

Rocher ?... Pocher ? Pacha ?... Non, ce n'était pas cela...

Des cris et des sanglots de femme, tout proches, la tirèrent de sa torpeur. De minces rayons rouges filtraient à travers les planches et lorsqu'elle tira la porte, elle reçut en plein visage le reflet pourpre du crépuscule. Le soleil, telle une boule de feu, s'enfonçait dans la mer. Angélique mit la main sur ses yeux. À quelques pas d'elle, deux hommes d'équipage empoignaient une fille, presque une enfant, qui se débattait en hurlant. L'un des hommes lui tenait les bras tandis que l'autre la caressait avec fièvre, en ricanant. Le sang d'Angélique ne fit qu'un tour.

– Laissez cette petite ! cria-t-elle.

Et comme ils ne paraissaient pas l'entendre, elle marcha sur eux et arracha le bonnet de laine de celui qui tenait l'enfant.

Privé de son couvre-chef qui chez un marinier fait partie de lui au même titre que sa tignasse, l'homme lâcha prise et tendit les mains.

– Hé, mon bonnet ! cria-t-il.

– Voilà ce que j'en fais, paillard, riposta Angélique en expédiant la coiffure par-dessus bord.

La fille s'était promptement dégagée. Tendue, à quelques pas, elle observait la scène avec stupeur... Lés deux hommes n'étaient pas moins surpris. Après avoir contemplé bêtement le bonnet voguant sur les flots, leurs regards revinrent vers Angélique et ils se poussèrent du coude.