– Je veux vous remercier, monsieur, dit-elle.
– De rien, grogna le borgne farouche, c'est pas pour vous, c'est pour mes écus. J'aime pas qu'on gaspille la marchandise.
Chapitre 11
– Dame ! Dame belle !... Veux-tu boire ?...
La voix douce insistait. Angélique se souleva sur un coude. Sa tête lui faisait mal, son front était comme du plomb.
– Bois ! Tu as soif.
La jeune femme avança les lèvres vers la coupe qu'on lui tendait. L'eau fraîche lui fit du bien. Oui, elle avait soif, horriblement.
– Ellis... dit-elle.
Le visage menu aux grands yeux noirs paraissait danser flou devant elle.
– Tu sais le français ?
– C'est le maître qui m'a appris.
– D'où viens-tu ?
– Je suis grecque.
– Pourquoi es-tu sur ce bateau ?
– Parce que je suis esclave. Il y a douze lunes que le maître m'a achetée. Mais maintenant il s'est lassé de moi... Il laisse ses hommes me tourmenter... L'autre jour, sans toi...
– Où sommes-nous ?
– Au large de la Sicile. J'ai vu la lueur du volcan dans le soir. Il fume, le maudit.
– La Sicile... répéta machinalement Angélique.
Elle avança la main et caressa la chevelure bouclée. La présence quasi-fraternelle de cette femme lui faisait du bien.
– Reste un peu près de moi.
La Grecque jeta des regards effrayés autour d'elle.
– Je n'ose pas rester longtemps... mais je reviendrai. Je te servirai parce que tu as été bonne pour moi... Veux-tu boire encore ?
– Oui, je veux bien. Aide-moi à ôter mes vêtements. Ils me brûlent à la peau... Est-ce toi qui hier les as séchés et repassés ?
– Oui.
Avec des gestes très doux Ellis aida Angélique à retirer ses bottes, son habit, son haut-de-chausses et sa chemise. Elle voyait les cernes plombés qui marquaient les yeux de la captive française et elle lui jetait des regards effrayés. Angélique s'enroula dans le drap et retomba lourdement sur sa couchette.
– J'avais trop chaud, dit-elle. Cela va mieux.
Elle n'entendit pas l'esclave se retirer furtivement. La marche rapide du navire l'entraînait dans son balancement rythmé. Au-dessus d'elle vibrait parfois le claquement sec des voiles gonflées de vent.
Le navire filait et Angélique se disait qu'elle s'en allait sur la mer vers son destin. Elle avait toujours rêvé à cela depuis le jour où son frère Josselin lui avait crié « Je m'en vais sur la mer... »
Le bateau l'emmenait vers son amour... Mais son amour reculait vers l'horizon...
« Joffrey de Peyrac se souvient-il encore de moi, veut-il encore de moi ? se demanda-t-elle avec une lucidité soudaine. J'ai renié son nom, il a renié mon souvenir... »
« Les cendres du volcan tombent de toutes parts. Elles recouvrent les chemins où plus personne n'est passé depuis longtemps... On ne retrouvera pas leurs traces... Je vais mourir sous ses cendres, se dit Angélique. J'étouffe, j'ai tellement chaud, elles me brûlent partout, mais je sais maintenant que personne ne viendra à mon secours... »
La porte s'entrouvrit sur le halo d'une lanterne qui troua l'obscurité de la cabine. Dans la lueur fumeuse la face couleur d'argile craquelée du marquis d'Escrainville se penchait sur elle.
– Eh bien, belle furie, avez-vous médité ? Êtes-vous décidée à vous montrer docile ?
Elle était couchée sur le ventre, la tête entre ses bras. Elle ressemblait à une statue de marbre, avec la luisance de ses belles épaules pâles, dans la pénombre, et de sa chevelure épandue. Mais son immobilité n'était pas celle du sommeil. Il fronça les sourcils, posa vivement la lanterne sur la tablette, et se pencha pour la soulever. Le corps d'Angélique s'abandonna sans réticence entre ses bras. Sa tête s'alourdit contre l'épaule du pirate.
La couverture glissa, révélant la beauté de son torse d'une blancheur dorée, modelée d'ombres douces.
Cette chair était brûlante sous la main. Le pirate sursauta. Il voulut relever son visage pour l'examiner. La tête d'Angélique chavira en arrière comme entraînée par le poids de sa lourde chevelure. Des mots précipités s'échappaient de ses lèvres qu'étirait un sourire secret.
– Mon amour ! Mon amour !
Entre les paupières mi-closes, le regard se dérobait, pâmé. Les yeux du marquis d'Escrainville allèrent de cette physionomie bouleversée par une intense expression de douleur et de tendresse, à ce corps nu, pesant et souple contre lui. Enfin il se redressa et avec précaution l'étendit sur la couchette et la recouvrit. Dehors, il crut voir une silhouette qui s'échappait subrepticement. Il appela :
– Ellis !
Elle revint vers lui, ramenant d'une main son voile au-dessous de ses vastes yeux sombres.
Il eut un geste vers l'intérieur de la cabine :
– Cette femme est malade. Soigne-la.
*****
Angélique crut avoir un cauchemar. Elle était seule dans le noir sur un navire fonçant au milieu de la nuit vers une destination inconnue. Elle entendait le bruissement du vent dans les cordages, le claquement des voiles et le choc sourd des vagues contre le bois de la coque. Un souffle d'air passa sur elle. La porte de la cabine claquait, ouverte sur le pont. On voyait peu de cette nuit sans lune, mais une faible lumière filtrait en contrebas par un panneau et des chants en sourdine étranges, doux et – eût-on dit – religieux, s'en échappaient par bouffées et montaient jusqu'à elle.
Angélique se dressa. Elle se sentait faible. Elle dut faire un effort prodigieux pour atteindre la porte et demeura appuyée au chambranle, ramenant machinalement sur son corps moite les pans d'un long châle qui l'enveloppait. Dans un rare rayon de lune, ressortant d'un nuage, elle vit la promenade du pont devant elle, comme une route d'argent, et se mit à marcher, heureuse de sentir sous ses pieds nus, les planches encore tièdes.
Deux ombres passèrent devant elle et la courbe d'un sabre mauresque et du canon d'un mousquet étincelèrent.
– Des gardiens, se dit-elle.
Elle cherchait à comprendre, mais sa pensée fuyait comme du sable entre les doigts. La lune disparut. Tout fut sombre et elle se sentit vaciller à nouveau dans le néant. Pourtant elle était toujours là. Une lanterne se balançait près des sentinelles. Un panneau fut soulevé. La lueur rousse venue de l'intérieur s'agrandit, révélant la cale béante pauvrement éclairée de quinquets et de taches blanches et brunes de visages agglutinés qui se levaient vers l'ouverture. Une odeur fétide d'humanité entassée s'en échappa.
« C'était la même odeur à la Cour des Miracles, se dit Angélique, et aussi dans la chiourme des galères. Ce sont les esclaves. Les pauvres esclaves... »
Elle continua son chemin, et passa près des sentinelles qui sursautèrent, puis se penchèrent l'une vers l'autre en chuchotant avec effroi. Peut-être avaient-elles cru apercevoir une âme errante ?
Une forme blanche venait à la rencontre d'Angélique. Un bras entoura ses épaules.
– Où étais-tu ? Je t'ai cherchée partout. Oh ! que tu m'as fait peur. Viens te recoucher !
Ne reste pas ici, la lune te fera du mal. Viens, mon amie. Viens, ma sœur !...
*****
Le navire était maintenant à l'ancre. Angélique le sentit à son balancement léger et saccadé. Elle se redressa, appuya son dos las contre la boiserie. Le soleil entrait comme un boulet par l'ouverture. C'était sa chaleur presque incandescente qui avait réveillé la jeune femme. Elle se déplaça pour retrouver de l'ombre. Des bruits violents et confus avaient remplacé le silence de la nuit. Des galopades de pieds nus s'entendaient au-dessus d'elle. Des cris, des coups de sifflet dominant une rumeur de fourmilière bousculée.
– Où suis-je ?
Elle passait ses deux mains sur son visage pour essayer d'effacer le voile qui brouillait sa pensée. Ses doigts lui parurent diaphanes, transparents. Elle ne les reconnaissait pas. Ses cheveux, sur ses épaules étaient fluides, soyeux, et même imprégnés d'un léger parfum. On aurait dit que des mains soigneuses les avaient longuement brossés. Elle chercha des yeux ses vêtements, les vit, bien plies et propres sur le coffre.
– C'est Ellis qui a fait cela. Ellis, cette gentille esclave qui m'appelle : ma sœur.
Elle commença à se vêtir, surprise de sentir le justaucorps flotter autour de sa taille. Ne trouvant pas ses bottes, elle enfila des babouches. Puis elle chercha longuement sa ceinture.
– Oh ! c'est vrai. C'est le pirate qui l'a prise.
La mémoire lui revenait peu à peu. Elle se leva. Ses jambes restaient incertaines. Cependant, en s'appuyant aux cloisons elle réussit à sortir. Le pont où elle déboucha était désert. Le bruit venait de l'avant. Elle s'approcha encore de quelques pas. L'air frais la fit vaciller et elle faillit tomber. Alors elle eut un faible cri d'extase. Une île était là, projetant sur un ciel d'or le profil blanc et pur d'un petit temple antique. Le monument se dressait solitaire au sommet d'une courte montagne mi-verte mi-grise, à la fois rocheuse et luxuriante, qui le portait, comme un diadème couronné d'une perle. Sa blancheur tremblait dans l'air limpide, saturé de lumière. Il semblait un vaisseau irréel prêt à s'élancer vers la sérénité des champs élyséens. Tout alentour de multiples colonnes, dressées comme autant de lis parmi les herbes folles dessinaient le souvenir d'autres temples, d'autres autels disparus. Des ruines !... Le regard d'Angélique descendit le long de la montagne, et trouva sur la rive un village de grossières maisons carrées groupées autour d'un clocher de style oriental. Des hommes et des femmes vêtus de noir, massés sur la plage, regardaient dans la direction du brigantin mouillé en rade. C'était là qu'avait lieu le spectacle. Une porte claqua tout près d'Angélique et un homme sortit brusquement. Il passa près d'elle sans la voir. Elle reconnut sa redingote rouge, un peu déteinte, aux broderies éraillées, et surtout son visage hâlé, marqué de petites rides et qui accusait pour l'instant une expression de colère folle « Le marquis d'Escrainville ». Elle l'avait vu, penché sur elle alors qu'elle se débattait contre une terrible sensation d'étouffement. Ce visage grimaçant lui rappelait des heures de lutte harassante. Elle se recula en se dissimulant de son mieux. Une exclamation près d'elle la fit sursauter.
– Oh ! c'est donc vrai que tu es guérie, s'écriait Ellis... Voilà pourquoi tu t'es levée cette nuit... Te sens-tu mieux ?
– À peu près bien, oui. Mais quel est ce remue-ménage ?
La jeune Grecque s'assombrit.
– Un esclave s'est évadé cette nuit, ce petit vieillard qui était ton ami.
– Savary ! s'écria Angélique tandis qu'une sensation de vide se creusait en elle.
– Oui. Et le maître est furieux parce qu'il tenait beaucoup à lui, à cause de sa science.
Angélique voulut se précipiter vers l'avant, d'où venait la rumeur. Ellis la retint.
– Ne te montre pas... Le maître est fou !
– Il faut pourtant que je sache.
Ellis, résignée la laissa faire. Elles s'approchèrent le plus possible et observèrent la scène en se dissimulant derrière des rouleaux de cordages.
*****
Tout l'équipage du navire était réuni à l'avant, au pied de la dunette, ainsi qu'une foule de gens disparates qui devaient être les esclaves entrevus au fond de la cale. Il y avait des femmes et des enfants, des hommes dans la force de l'âge, des jeunes gens et même des vieillards, toute une humanité blanche, basanée, brune ou noire, vêtue des costumes les plus variés, depuis des solides vestes brodées de couleurs éclatantes des paysans riverains de l'Adriatique jusqu'aux burnous arabes et aux voiles sombres des femmes grecques. D'Escrainville promena sur eux un regard halluciné puis apostropha Coriano, qui montait l'escalier de la dunette de son pas pesant et philosophe.
– Voilà bien où conduit la faiblesse ! hurla-t-il. Je me suis laissé flatter par ce damné vieux corbeau d'apothicaire. Sais-tu ce qu'il a fait ? Il s'est EVADE. Le deuxième esclave qui s'échappe de mon bord en moins d'un mois. Auparavant cela ne m'était jamais arrivé, à moi. Moi qui suis la Terreur de la Méditerranée !
« Ce n'est pas pour rien que j'ai reçu ce surnom. Et il faut que je me fasse rouler par un misérable cloporte dont je n'ai même pas pu tirer cinquante piastres à Livourne et qui m'a embobiné par ses discours jusqu'à me faire traîner dans ces îles de malheur sous prétexte que j'y trouverai la fortune par je ne sais plus quel produit miraculeux qui s'y ramasse à la pelle. Et dire que je l'ai cru, âne bâté que je suis ! J'aurais dû me souvenir que je l'avais recueilli avec ce damné Provençal qui a trouvé le moyen de filer avec son voilier. Une coque de noix que j'avais pris soin de faire radouber pour en tirer bon prix. Jamais on ne s'est moqué de moi de cette façon. Et aujourd'hui l'apothicaire !
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