– Dois-je lui faire part de ma terrible situation, lui indiquer où je me trouve ?
– Ali Mektoub la lui expliquera verbalement.
– Croyez-vous vraiment qu'il puisse l'atteindre ?
– Il mettra en tout cas tout en œuvre pour cela.
– Comment avez-vous pu le décider à partir pour nous ? Nous qui sommes de pauvres esclaves démunis, sans argent...
– Vous savez, dit Savary, les Musulmans n'obéissent pas toujours qu'à l'appât du gain. Avant cela, ils obéissent à deux ou trois grandes idées de leur cru et quand l'esprit souffle dans leurs voiles, ce n'est pas la peine d'essayer de les retenir. Le marchand Ali Mektoub a considéré votre histoire et celle de votre époux comme un signe d'Allah. Dieu a sur lui et sur vous des desseins impérieux. Votre recherche est une œuvre sainte et, pour sa part, il estime qu'il doit partir, sinon Allah le punirait. Il va accomplir ce voyage aussi pieusement que s'il se rendait à La Mecque, à ses frais, et c'est lui qui m'a avancé les cent livres promises au sieur Rochat en échange de ses services. Et je savais qu'il le ferait.
– C'est peut-être signe, en effet, que le ciel me prend en pitié. Mais ce voyage sera long... En attendant que vais-je devenir ? Vous savez qu'ils parlent de me vendre dans deux jours ?
– Je sais, dit Savary, soucieux, mais ne désespérez pas. J'aurai peut-être le temps de mettre au point un projet d'évasion. Cependant si vous pouviez gagner quelques jours avant d'être livrée aux enchères, cela renforcerait nos chances.
– J'ai réfléchi et je me suis renseignée près de mes compagnes. Il paraît qu'il y a des prisonnières qui parfois se mutilent ou se défigurent pour échapper à la vente. Je n'ai pas ce courage mais j'ai pensé que si je coupais mes cheveux très ras cela embarrasserait fort mes geôliers. Ils fondent de grands espoirs sur le fait que je suis blonde, ce qui attirera les Orientaux. Privée de mes cheveux, j'aurais moins de prix. Ils n'oseront pas me mettre en vente et n'auront plus qu'à attendre qu'ils repoussent. Cela gagnera du temps.
– L'idée n'est pas mauvaise. Je crains cependant pour vous les fureurs de ce misérable.
– Ne craignez pas pour moi. Je commence à m'y habituer. Il me faudrait seulement une paire de ciseaux.
– Je vais essayer de vous en faire passer. Je ne sais si je pourrai revenir moi-même car je suis surveillé, mais je trouverai bien quelqu'un pour s'en charger. Bon courage et Inch Allah !
*****
Le matin de ce troisième jour de captivité se leva. Angélique s'attendait à l'accentuation des sévices de la part de leur maître esclavagiste. Elle se sentait une légère fièvre. Elle avait la tête –vide et les jambes faibles.
Lorsqu'elle entendit des pas battre le sol du couloir qui menait à leur geôle, elle tressaillit douloureusement.
Coriano parut, la fit sortir et sans un mot la conduisit au salon, où le marquis d'Escrainville faisait les cent pas avec une expression de rage concentrée. Lorsque Angélique parut il lui jeta un mauvais regard, puis des basques de son habit il tira une paire de longs ciseaux.
– Voici ce qu'on a trouvé sur un gamin grec qui essayait de se glisser jusqu'au soupirail du cachot. C'était pour toi, n'est-ce pas ? Que comptais-tu en faire ?
Angélique ne répondit pas et détourna dédaigneusement les yeux. Sa ruse avait échoué.
– Elle avait sûrement une idée de derrière la tête, dit Coriano. Vous savez ce qu'elles peuvent imaginer quelquefois pour échapper à la vente !... Vous vous rappelez la Sicilienne qui s'était vitriolée volontairement... Et cette autre qui s'est jetée du haut des remparts... Une perte sèche.
– Ne parle pas de malheur ! fit le pirate.
Il recommença à marcher de long en large. Puis il revint à Angélique, lui saisit les cheveux pour la regarder au visage.
– Tu as décidé que tu ne serais pas vendue, hein ? Que tu ferais n'importe quoi pour y échapper. Tu vas crier ? Hurler ? Te débattre ?... Il faudra te tenir à dix pour te dévoiler ?
Il la lâcha et reprit son va-et-vient.
– Je vois cela d'ici. Un beau scandale ! Les chevaliers de Malte, propriétaires du batistan, n'aiment pas cela, ni les amateurs de filles dociles.
– On pourrait la droguer ?
– Tu sais bien que cela ne plaît pas. Elles ont l'air abruti, amorphe. Ça n'est pas encourageant. Et pourtant il me les faut, mes 12 000 piastres !
Il s'arrêta devant Angélique.
– Si tu es docile, je suis sûr de les faire... Mais tu ne seras pas docile et, jusqu'au dernier moment, tu vas nous préparer des coups fourrés. C'est moi qui te le dis, Coriano !
Cette garce-là, je paierai plutôt pour qu'on m'en débarrasse. Le borgne poussa une sorte de grognement outré :
– Faut la mater !
– Comment ? On a tout essayé.
– Non.
L'œil unique du second s'alluma.
– Elle n'a pas encore été faire un petit tour dans le cachot des remparts. Cela lui ferait comprendre ce qui l'attend si elle s'arrange pour nous faire rater votre vente. Un hideux sourire s'ouvrait sur sa bouche édentée. D'Escrainville répondit à ce sourire d'un air entendu.
– L'idée est bonne, Coriano. On peut encore essayer.
Il s'approcha de la captive.
– Tu veux savoir le genre de mort que je te réserve si tu me fais rater la vente ? Tu veux savoir le genre de mort que je te réserve si tu n'atteins pas 12 000 piastres ?... Si tu t'arranges pour dégoûter les acheteurs ?...
La tenant aux cheveux, il penchait vers elle sa face convulsée, lui soufflait au visage son haleine douceâtre de drogué.
– Car tu mourras, n'espère pas ma pitié !... À moins de 12 000 piastres, je te retirerai des enchères et tu mourras. Tu veux savoir comment ?...
La porte de ce nouveau cachot se referma sur elle. Comme les autres il était humide et obscur, mais ne présentait rien d'étrange. Elle resta debout longtemps, puis finit par s'asseoir sur un bat-flanc dans un coin, Elle n'avait pas voulu montrer au marquis d'Escrainville la peur qui la dévorait, mais elle avait peur, horriblement ! Au moment où il refermait la porte du cachot, elle avait été sur le point de se jeter aux pieds du pirate, de le supplier, de promettre tout ce qu'on voulait... Un suprême sursaut de fierté l'avait retenue.
– Que j'ai peur, fit-elle à voix haute, mon Dieu que j'ai peur !...
Depuis tant de jours qu'il la tourmentait ses nerfs commençaient à lâcher. Ici, c'était comme une tombe. Elle mit les mains sur son visage et attendit. Elle crut surprendre un choc lourd, comme quelque chose qui serait tombé non loin d'elle, puis à nouveau le silence.
Mais elle n'était plus seule dans le cachot. Une présence indéfinissable rôdait, un regard pesait sur elle, Très lentement, elle écarta les doigts et retint un hurlement d'horreur. Au centre du cachot, un énorme chat la regardait.
Ses yeux phosphorescents vacillaient dans la pénombre. Angélique demeura immobile, Elle aurait été incapable de faire un mouvement.
Puis un autre chat apparut entre les barreaux du soupirail et sauta à son tour, un troisième suivit, un quatrième, un cinquième. Maintenant elle était tout environnée de présences félines et rampantes, Dans l'ombre du cachot, elle ne voyait que leurs yeux étincelants, aux aguets. L'un d'eux s'approcha, ramassant les reins, prêt à bondir. Elle avait l'impression qu'il la visait aux yeux. D'un coup de pied, elle essaya de l'écarter. La bête répondit par un miaulement de fureur que les autres reprirent en chœur, dans une sorte de concert diabolique.
Angélique avait sauté sur ses pieds. Elle voulait gagner la porte. Elle sentit un poids sur ses épaules, des griffes s'enfonçaient dans sa chair, d'autres s'accrochaient à ses vêtements. Les bras sur ses yeux, elle se mit à hurler comme une démente :
– Non... pas cela... pas cela... Au secours ! Au secours !...
La porte fut repoussée et Coriano entra, lançant de grands coups de fouet, des coups de botte et des imprécations. Il eut du mal à disperser les horribles matous affamés. Il traîna au-dehors Angélique pantelante et hors d'elle-même, hurlante, recroquevillée sur sa terreur. D'Escrainville la contempla ainsi abattue, enfin brisée. Elle n'était plus qu'une femme soumise. Ses nerfs fragiles avaient cédé à la torture. Sa faiblesse de femme avait eu raison de sa farouche volonté. Elle n'était plus qu'une femme comme les autres. Un rictus déforma la bouche du pirate. C'était sa plus belle victoire... la plus amère. Il eut soudain envie de crier de douleur et serra les dents.
– Tu as compris ? fit-il. Tu seras docile ?
Elle sanglotait, répétant :
– Non, pas cela... Pas les chats ! Pas les chats !...
Il lui releva la tête.
– Tu seras docile ?... Tu te laisseras conduire au batistan ?
– Oui, oui.
– Tu te laisseras présenter, déshabiller, dénuder ?
– Oui, oui... TOUT... Tout ce que vous voudrez... mais pas les chats. Les deux bandits se regardèrent.
– Je crois que c'est gagné, patron, dit Coriano.
À son tour, il se pencha vers Angélique écroulée, secouée de sanglots déchirants et montra son épaule arrachée.
– Je suis entré dès qu'elle a commencé à appeler, mais ils ont quand même eu le temps de lui faire une belle estafilade. Le hammantchi du batistan et Erivan, le commissaire-priseur, vont nous chanter pouilles. Le marquis d'Escrainville essuya son front poissé de sueur.
– Avec elle, c'était le moindre des dégâts. Heureux encore qu'elle ne se soit pas laissé crever les yeux.
– Vous pouvez le dire ! D'aussi coriace, j'en avais pas encore rencontré, Madona ! Aussi longtemps que je vivrai, sous tous les cieux de la terre où je bourlinguerai, j'en parlerai de la Française aux yeux verts.
Chapitre 17
À partir de cette horrible scène Angélique vécut dans une sorte d'abattement résigné, ne cherchant plus à rassembler ses pensées, ni à se rebeller. Ses deux compagnes échangèrent un coup d'œil entendu en voyant la Française, tantôt si insolente, rester de longues heures prostrée, l'œil perdu. Le pirate connaissait le moyen de mater les plus rebelles. C'était un homme de grande expérience. Il leur inspirait de la considération et comme une certaine fierté d'être tombées en son pouvoir. Le lendemain un des gardes maures de L'Hermès fit son entrée suivi de deux nègres très gras. Au premier abord, Angélique les prit en effet pour des hommes car ils en portaient le costume, coiffés d'énormes turbans turcs, avec un sabre à la ceinture. Mais en les examinant de plus près elle vit que c'étaient deux femmes d'un certain âge... car leurs seins affaissés se devinaient sous le boléro de velours brodé et leurs visages aux nombreux bourrelets étaient imberbes. La plus vieille se planta devant Angélique et dit d'une voix de fausset :
– Hammam !
La Française tourna vers l'Arménienne des yeux interrogateurs.
– Hammam ? Est-ce que cela ne veut pas dire : bain, en persan ?
– Choch yakchi12 approuva la vieille femme avec un sourire éblouissant, puis elle ajouta en pointant son index teinté d'orange vers la Moscovite « Bania »13.
Enfin elle retourna son doigt vers sa poitrine en disant :
– Hammamtchi !
– C'est le baigneur en chef, dit Mme Tchémichkian, très excitée.
Elle expliqua que c'étaient deux eunuques qui venaient les chercher pour les emmener au bain turc, les épiler, les garder et LES HABILLER. La Slave parut se réveiller et babilla très vite et fort aimablement avec les hideux personnages. Elle et sa compagne paraissaient enchantées.
– Ils disent que nous pourrons choisir les vêtements les plus chers dans le bazar et des bijoux. Mais avant il faudra que vous acceptiez de vous voiler. L'eunuque prétend que c'est indécent pour vous d'être habillée en homme et qu'il en éprouve de la honte pour lui.
On les fit remonter dans la maison, où un repas leur était préparé, de beignets et de viande avec des jus de citrons et d'oranges. Les eunuques les surveillaient. Angélique sursauta lorsque la main aux ongles oranges du vieil eunuque se posa sur son épaule et repoussa ses cheveux pour examiner son dos. Le marquis d'Escrainville parut sur ces entrefaites. L'eunuque lui adressa des paroles véhémentes en turc. L'Arménienne chuchota :
– Il lui demande s'il n'est pas fou d'avoir frappé une aussi belle femme avant la vente ? Il ne garantit pas qu'il puisse effacer cette marque pour le soir.
Escrainville répondit grossièrement aux reproches, dans la même langue. L'eunuque pinça des lèvres de matrone outragée et se tut.
Les yeux du corsaire étaient injectés de sang, sa bouche amère. Son regard fuyait et ne se posa pas sur Angélique. Au bout d'un moment, il sortit en faisant claquer ses bottes. Des serviteurs apportèrent les vêtements de sortie pour les femmes. Angélique dut enfiler par la tête un ample « chader » noir ouvert à hauteur des yeux par une voilette blanche. Plusieurs ânes bâtés attendaient dehors, tenus en laisse par des gamins en haillons. L'Arménienne fit remarquer qu'être montées sur des ânes, montrait leur valeur marchande élevée. Puis elle et sa camarade slave se mirent à discuter en turc avec le vieil eunuque et Angélique qui ne pouvait pas comprendre fut tenue à l'écart. Le vieil eunuque s'avéra un homme fort affable et bavard. Il commença par acheter des morceaux d'une gelée tremblotante rouge et verte, qu'il offrit aux trois femmes en spécifiant que c'était du rahat-loukoum de framboises et de menthe, mais qu'il ne fallait pas en abuser avant le bain. Quand Angélique, trouvant insipide et écœurante cette sucrerie à base d'algues, voulut l'offrir au gamin qui conduisait son âne, le nègre, la lui arracha et administra un coup de « courbache », cravache de nerf de bœuf, sur les mollets du garçonnet. Après ces journées d'internement l'air du dehors lui faisait du bien. La tempête s'était éloignée. La mer, que l'on apercevait parfois au bout d'une ruelle, gardait une teinte violette mouchetée de blanc, mais le ciel était bleu et pur, la chaleur moins étouffante. Le petit cortège s'avançait fort lentement parmi la cohue des rues déjà envahies malgré l'heure matinale. De même que sur le port toutes les races de la Méditerranée se côtoyaient au creux de ces étroits boyaux ménagés entre deux parois aveugles de maisons grecques ou les balcons renflés des petits palais vénitiens. Des Grecs des montagnes, paysans des environs, reconnaissables à leurs jupettes blanches et leurs genoux nus, y voisinaient avec des marchands arabes en djellabas brunes, ou brodées. Des Turcs, assez rares, se distinguaient par leurs immenses turbans, globes de mousseline blanche ou de satin rutilant, retenus par des gemmes, leurs sarouals bouffants et leurs ceintures aux tours innombrables. Des Maltais olivâtres côtoyaient des Sardes et des Italiens, en costumes de leurs pays. C'était pour la plupart des petits marchands venus sur des barques en cabotant le long des côtes. Le fait d'avoir échappé aux corsaires leur permettait d'aborder Candie en hommes libres, traitant d'égal à égal pour la liquidation de leur fret, comme eût pu le faire Melchior Pannassave si la chance lui avait mieux souri. On apercevait beaucoup d'habits européens et de grands chapeaux à plumes, des bottes à revers mais aussi des souliers à talons. Habits plus ou moins râpés, jabots plus ou moins fripés de fonctionnaires coloniaux oubliés sur cette île lointaine, velours et plumes d'autruche, cuir fin, d'un banquier venu d'Italie ou d'un commerçant prospère.
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