Au même moment, des déflagrations ébranlèrent la nuit et l'on entendit les glaces et les lustres voler en éclats à l'intérieur du batistan. Un halo rouge illumina le ciel. Une lueur mouvante, venue du bas de la ville, dansa sur les visages noirs et pétrifiés des janissaires et eux aussi coururent vers les remparts. Des cloches s'étaient mises à sonner. Un cri longuement répété, en toutes langues, dominait :

– L'incendie !...

Angélique fut subitement rejetée par la ruée de la foule qui voulait voir. Elle dut se traîner sur les pavés jusqu'au renfoncement d'une porte. Une main soudain crocha la sienne.

– Viens ! Viens !...

Elle vit la face malicieuse de Vassos Mikolès et elle se souvint des paroles de Savary :

« Quand vous sortirez du batistan, la fusée bleue donnera le signal... »

Elle lui avait demandé de l'arracher à son acheteur et de lui donner la liberté et il avait tenu sa promesse.

Et elle demeurait pétrifiée, glacée jusqu'au cœur, incapable de faire un mouvement, tandis que le petit Grec insistait avec angoisse :

– Viens ! Viens !

Enfin elle bougea et le suivit. Ils coururent à travers les ruelles, emportés par le courant irrésistible de la foule qui descendait vers le port.

Une agitation indescriptible régnait partout. On écrasait les enfants et jusqu'aux chats qui, hérissés, miaulant, bondissaient de corniches en balcons, comme des djinns griffus profilés en noir sur les lueurs du feu. Un autre cri sortait de toutes les bouches :

– Les navires !...

Quand Angélique, guidée par Vassos Mikolès, parvint au bord de la mer, près de la Tour des Croisés, elle comprit.

Dans le port, le brigantin du marquis d'Escrainville, L'Hermès, flambait comme un fagot. Déjà il ne montrait plus que le fantôme de sa carcasse embrasée. Activés par le vent, des brandons enflammés retombaient en pluie sur les navires à l'amarre. La galère du renégat danois était déjà la proie des flammes. D'autres incendies se déclaraient et, sur cette illumination dantesque, Angélique reconnut le chébec du Rescator. Le feu couvait à la proue, sur lequel s'acharnaient en vain les gardes restés à bord et qui commençaient à reculer, suffoqués par la chaleur environnante.

– Savary !

– Je vous attendais, dit Savary jubilant. Vous ne regardez pas du bon côté, madame, regardez là !

Dans l'ombre de la Porte des Croisés, que la sentinelle turque avait désertée pour courir au feu, il lui montra une barque qui achevait de préparer sa voile au départ. L'obscurité la dissimulait presque entièrement et seuls de subits reflets rouges de l'incendie révélaient des visages un peu hagards d'esclaves fugitifs qui s'y entassaient et de mariniers grecs qui procédaient à la manœuvre. C'était la barque de Vassos Mikolès et de ses oncles.

– Venez vite !

– Mais ce feu, Savary, ce feu, c'est...

– C'est le feu grégeois, explosa le vieux savant, en sautant sur place, dans sa jubilation. J'ai allumé le feu inextinguible. Ah ! Ah ! ils peuvent toujours essayer de l'éteindre. C'est le secret antique... Le secret de Byzance, et JE L'AI RETROUVÉ !...

Il dansait, comme un gnome surgi de l'enfer. Vassos Mikolès vint se saisir de son auguste père pour l'embarquer. Une femme sur le rivage s'approcha d'Angélique.

– C'est le papier qui était dans ta ceinture et qu'il t'avait pris. Adieu ma sœur, mon amie. Que les saints de l'Église te protègent !

– Ellis ! Tu ne viens pas ?

La jeune Grecque tourna son visage vers le port. Les mâts de L'Hermès, semblables à de translucides colonnes d'or, s'effondraient dans une gerbe d'étincelles. Le marquis d'Escrainville arrivait comme un fou. Il regardait le spectacle avec des yeux hallucinés.

– Non, je reste avec lui, cria Ellis.

Et elle se mit à courir vers la fournaise.

*****

Angélique monta dans la barque et celle-ci s'écarta silencieusement du bord. Les pêcheurs essayaient de se tenir dans la zone d'ombre du promontoire mais la lueur de l'incendie s'élargissait sans cesse et parfois les rejoignait. Dressé à la poupe, Savary se repaissait de la vue du port illuminé où la population s'agitait comme une fourmilière.

– J'ai bourré les deux navires d'étoupe en maints endroits, dans l'épaisseur de la coque, expliquait-il. Pendant tout le voyage des îles, chaque jour je suis descendu dans les cales et j'ai tout préparé. Puis, ce soir, j'ai arrosé de ma moumie transformée en essence, cette matière qui la rend mille fois plus brûlante, l'avant des deux navires, à l'intérieur et à l'extérieur. Les artificiers m'ayant requis pour les aider dans leur besogne, ce me fut un jeu d'expédier sur le tillac des deux navires, au bon endroit, des fusées de ma composition. Le feu a pris comme un ouragan...

Angélique, à ses côtés, se crispa subitement. Elle se redressa, incapable de prononcer un mot, les yeux dilatés. Savary se tut. Sa main chercha sa vieille lunette à sa ceinture et il la porta à ses yeux.

– Que fait-il ? Il est fou, cet homme !

Ils venaient de distinguer sur la dunette enfumée de L'Aigle des Mers, l'ombre du Rescator. Les mariniers maures avaient rompu les amarres et le chébec où s'étendait le feu dérivait sur les eaux du port s'éloignant du brasier mais lui-même déjà atteint. La flamme s'éleva plus forte et violente. Le mât de beaupré s'effondra. Puis il y eut une sourde explosion.

– La soute aux poudres, murmura Angélique.

– Non.

Savary lui écrasait les pieds de ses lourdes chaussures. Vassos Mikolès essayait en vain de convaincre son auguste père de se tenir tranquille.

– Ce nuage blanc à fleur d'eau, cria le savant, qu'est-ce que c'est ? QU'EST-CE QUE C'EST... ?

Une fumée jaune et lourde s'échappait du centre du chébec en feu et « coulait » jusqu'à la mer, puis en peu d'instants, elle recouvrit tout le navire, sauf le mât le plus haut. La lueur du feu s'étouffa et simultanément l'obscurité tomba sur le chébec enveloppé dans son cocon de vapeur.

Le port, encore illuminé par les incendies, s'éloignait. Les Grecs faisaient force rames. Bientôt ils dressèrent la voile latine. La barque des fugitifs bondit sur les flots noirs. Savary laissa retomber sa lunette.

– Que s'est-il passé ? On dirait que cet homme a réussi à éteindre le feu à son bord par des moyens magiques.

Son esprit déjà travaillait sur le mystère. Son fils en profita pour l'installer respectueusement au fond de la barque. Angélique, pour d'autres raisons, partageait la même impression d'irréalité.

Candie s'éloignait. Longtemps, longtemps, son reflet rouge dansa sur les flots. Angélique s'aperçut qu'elle avait gardé sur ses épaules le manteau du Rescator. Alors une douleur insensée lui monta à la gorge et mettant son visage dans ses mains, elle poussa un long gémissement.

La femme qui était à côté d'elle lui toucha le bras.

– Qu'as-tu ? N'es-tu pas heureuse d'avoir recouvré la liberté ?

Elle parlait en grec mais Angélique la comprit.

– Je ne sais pas, dit-elle avec un sanglot, je ne sais pas. Oh ! je ne sais plus.

Après ce fut la tempête.

Chapitre 21

Pendant deux jours la tempête malmena la barque des fugitifs. À l'aube du second jour seulement, la violence des flots se calma. La barque surnageait toujours. Son mât et son gouvernail brisés n'étaient plus qu'une épave. Par miracle, tous les passagers étaient encore là. Aucun enfant n'avait été arraché aux bras de sa mère, aucun matelot n'avait été enlevé du tillac où il luttait pour maintenir l'esquif à flot. Mais ce n'étaient plus que des naufragés, trempés, grelottants, attendant du ciel leur secours et ignorant dans quels parages ils se trouvaient. La mer semblait désertée. Enfin, vers le soir, une galère de Malte les aperçut et les recueillit.

*****

Angélique s'appuya au balcon de marbre. Les lueurs rouges du soleil couchant plongeaient à travers sa chambre et faisaient miroiter le dallage noir et blanc. Près d'elle, sur un guéridon, il y avait une corbeille débordante de beaux raisins que le chevalier de Rochebrune lui avait fait porter. Cet aimable gentilhomme conservait à Malte ces façons courtoises qui déjà, à la Cour, le faisaient apprécier. Il avait été très heureux, en tant que chef de la Langue de France de l'Ordre de Malte, d'offrir à Mme du Plessis-Bellière l'hospitalité de son Auberge. Ce titre modeste désignait chacun des splendides palais que chacune des Langues avait fait construire pour ses ressortissants. Il y en avait huit, symbolisés par les huit branches de la Croix, insigne des chevaliers.

La Langue de Provence, celle d'Auvergne, de France, d'Italie, d'Aragon, de Castille, d'Allemagne et d'Angleterre. Cette dernière avait été supprimée depuis la Réforme. Son palais servait d'entrepôt.

Angélique prit un grain de muscat qu'elle suça rêveusement. Elle avait été contente d'arriver à Malte. Après ce bazar désordonné et sensuel de l'Orient, elle avait trouvé l'atmosphère décente, corsetée d'acier du grand fief de la chrétienté. Somptuosité et austérité semblaient être les deux mots d'ordre paradoxaux des moines chrétiens. Au sein de l'Auberge de France, vaste et somptueux caravansérail, ouvragé de sculptures, percé de loggias et de vestibules aux glaces de Venise, elle avait trouvé tout le confort d'un appartement français. Il y avait des tapisseries aux murs, un lit à colonnes couvert d'un baldaquin de brocart, et dans une pièce attenante une installation d'eau digne de Versailles. Ces appartements des étages étaient réservés aux hôtes de luxe. Mais en bas, des cellules aux simples lits de planches accueillaient chevaliers, chapelains ou frères servants, et parfois en passant Angélique apercevait les Français mangeant par quatre dans la même écuelle de bois un brouet monastique.

*****

En entrant dans l'Ordre de Malte, les cadets des grandes familles ne prononçaient pas à la légère les trois vœux d'obéissance, de pauvreté personnelle et de célibat. Ils trouvaient dans la guerre sans relâche aux Infidèles la satisfaction de leurs appétits belliqueux, un idéal religieux joint à la gloire d'appartenir à un Ordre redouté et redoutable. La richesse de l'Ordre, solidement établie, leur permettait de fournir l'effort guerrier auquel ils s'étaient engagés. Sa flotte était l'une des plus belles des nations européennes. Les galères de Malte, toujours prêtes à offrir et à accepter le combat, sillonnaient la Méditerranée en une croisière perpétuelle et faisaient subir au commerce de l'Islam le sort que celui-ci réservait aux Chrétiens.

Plus particulièrement, après ses dernières aventures, Angélique avait été sensible à la courtoisie des mœurs qui régnaient à Malte.

La discipline était sévère à ce sujet dans les commanderies et si, au cours d'expéditions dangereuses ou de grisantes victoires, il arrivait aux Chevaliers de se laisser gagner momentanément par les charmes d'une belle esclave lascive, à Malte, bastion de la Religion, la plus grande décence régnait.

Il n'y avait point de femmes libres, hors les Maltaises, paysannes de l'île entortillées dans leurs voiles noirs et les esclaves ne représentaient qu'une valeur d'échange. Peu d'invitées de passage accompagnant leurs amants, plus rarement leurs époux, au cours d'une campagne, à bord d'une flotte espagnole, anglaise ou française. Le cas d'Angélique était moins fréquent. Grande dame, méritant les égards dus à son rang, elle n'en avait pas moins été recueillie avec une poignée d'esclaves fugitifs. Elle avait fort bien compris qu'elle devait à l'Ordre de Malte la reconnaissance de ses services en espèces sonnantes et trébuchantes.

Il avait été convenu avec l'économe français du Trésor de l'Ordre, qu'elle écrirait à son intendant, maître Molines, pour le prier de remettre au Prieur du Temple de Paris une certaine somme pour sa rançon de naufragée.

Mais elle s'était indignée lorsque après avoir demandé ce qu'on avait fait de « ses » Grecs elle les avait découverts, relégués parmi les esclaves, dans l'un des entrepôts de l'île. Les pauvres pêcheurs de Santorine avaient été comptés à la pièce comme captures d'Infidèles. Dans une grande salle où, sur des litières de paille, hommes, femmes et enfants de toutes couleurs attendaient d'être revendus avec ces mêmes regards résignés et passifs qu'elle avait vus à Candie sur les quais ou dans les cales du bateau d'Escrainville, elle avait pu joindre Savary, Vassos Mikolès et ses oncles, ses femmes et ses enfants qui s'étaient joints à l'expédition, et les quelques esclaves fugitifs qu'ils avaient pris à leur bord. Ils étaient rassemblés dans un coin et grignotaient des olives, patiemment. Angélique ne cacha pas à l'économe du Trésor, M. de Sarmont, qui l'accompagnait, ce qu'elle pensait de l'inhumanité des prétendus soldats du Christ. Le religieux fut très choqué.