Savary approuva. Il se rassurait visiblement.

– N'est-il pas de mon devoir de me montrer méfiant ? dit-il à Angélique comme pour s'excuser de ses réticences.

Une idée lui vint et il pointa son index vers le Berbère.

– Et qui me prouve que tu es Mohammed Raki, neveu de mon ami Ali Mektoub, et serviteur du seigneur français recherché ?

L'homme se crispa encore et ses yeux se fermèrent à demi dans une expression de colère. Mais il se maîtrisa.

– Mon maître m'aimait, dit-il d'une voix sourde. Il m'en a laissé un gage.

De la même pochette de maroquin il tira un bijou d'argent surmonté d'une pierre précieuse. Angélique la reconnut aussitôt : LA TOPAZE !

Ce n'était pas un bijou d'une grande valeur mais Joffrey de Peyrac y attachait beaucoup de prix car il était depuis des siècles dans sa famille. Et il aimait à dire que la topaze était sa pierre bénéfique, à la fois couleur d'or et de flamme. Elle l'avait vu la porter en sautoir au bout d'une chaîne d'argent sur un pourpoint de velours. Plus tard, il l'avait fait montrer au R. P. Antoine, à Marseille, en signe de reconnaissance.

Elle prit le bijou des mains du Maure et passionnément, les yeux clos, y posa ses lèvres. Le vieux Savary la regardait en silence.

– Que comptez-vous faire ? demanda-t-il enfin.

– Essayer de partir pour Bône, coûte que coûte.

Chapitre 23

Ce ne fut pas une chose facile que de convaincre les chevaliers de Malte de prendre la jeune marquise française à bord d'une de leurs galères, afin de la déposer à Bône. Elle entreprit le comte de Rochebrune, le bailli de La Marche, le chevalier de Roguier et jusqu'à

Don José de Almada, chacun cherchant à la dissuader d'une telle folie. Une Chrétienne, disaient-ils, ne pourrait aborder en Barbarie sans risquer les plus grands périls.

La Barbarie comprenait toute l'Afrique du Nord, c'est-à-dire les royaumes de Tripolitaine, de Tunis, d'Alger et de Marocco. Fanatiques et pirates, d'une civilisation moins raffinée que les Turcs dont ils supportaient avec impatience le protectorat, les Barbaresques représentaient les plus féroces adversaires des Chevaliers de Malte. La femme y était une esclave soumise aux plus basses besognes ou une odalisque enfermée dans un harem. Seules les Juives allaient le visage découvert et librement, et cependant elles se gardaient bien de dépasser l'enceinte du mellah, le quartier réservé.

– Mais je vais à Bône, insista-t-elle, l'enclave catholique.

C'était encore pire. Dans ces enclaves de la côte d'Afrique où les Espagnols s'accrochaient comme des tiques pour agacer le lion barbaresque, il y avait de tout mais surtout de la misère. Qu'allait-elle faire, grande dame de France parmi ce ramassis de petits commerçants médiocres et mercantiles, gardés par une garnison d'Andalous, aussi sombres et féroces que les Maures qui, derrière les remparts, leur décochaient flèches et balles ? Que pouvait-elle chercher dans un des points les plus déshérités de la terre, sans âme, sans cœur, sans visage ? Souhaitait-elle retomber dans les dangers sans nombre auxquels elle avait, par la grâce de Dieu, échappé ?...

Angélique finit par s'adresser au Grand-Maître de l'Ordre lui-même, le prince Nicolas Cotoner, Français d'origine anglaise, de haut lignage et, selon la formule précédant ses actes publics : « Frère par la grâce de Nôtre-Seigneur de la maison hospitalière de l'ordre militaire de Saint-Jean de Jérusalem, gardien du Saint-Sépulcre et humble maître des pauvres ». Ce prince, à Rome, occupait la première place à la droite du pape lorsque le Souverain Pontife tenait chapitre. Il avait aussi le privilège de veiller, avec ses Chevaliers, à la garde du Conclave et, lorsque le pape était introduit, l'ambassadeur de Malte le précédait armé de toutes pièces et portant le grand étendard rouge à croix blanche des galères de la Religion. Angélique fut impressionnée par le beau vieillard à perruque blanche et au regard plein d'autorité. Elle lui parla en toute franchise, lui faisant le récit de son dramatique et romanesque amour. Comment, après avoir pleuré pendant dix ans un époux bien-aimé, elle était sur le point de le revoir, ayant enfin appris où il vivait. Était-ce trop demander à la bonté de Son Altesse Éminentissime de l'autoriser à monter à bord d'une des galères partant en croisière sur les côtes de Barbarie et d'obtenir que cette galère fît escale à Bône pour l'y déposer ?

Le Grand-Maître l'écoutait avec attention. De temps en temps il se levait, s'approchait de la fenêtre et portant à l'œil l'extrémité d'une longue-vue il suivait en rade l'évolution des navires.

Sur son habit à la française, il portait en sautoir l'écharpe de l'Ordre de Malte, où se trouvaient inscrits en broderies d'or les mystères de la Passion. Il resta longtemps silencieux puis soupira. Bien des choses dans ce récit lui paraissaient invraisemblables, et plus encore qu'un grand seigneur chrétien tel qu'elle décrivait son mari eût trouvé refuge dans ce bouge misérable de Bône.

– Vous me dites qu'auparavant il avait parcouru impunément les pays barbaresques ?

– C'est en effet ce qu'on m'a dit.

– Alors c'est un renégat qui vit à la façon de l'Islam avec un harem de cinquante femmes. Le rejoindre vous entraînera aux plus grands malheurs pour votre âme et pour votre vie.

Angélique se sentit le cœur broyé d'angoisse mais elle resta calme.

– Je ne sais s'il est pauvre ou renégat, dit-elle. Je ne sais qu'une chose, c'est qu'il est mon époux devant Dieu et que je veux le retrouver.

Le visage sévère du Grand-Maître de l'Ordre s'adoucit.

– Heureux l'homme qui vous a inspiré un tel amour !

Cependant il hésitait encore.

– Ah ! mon enfant, votre jeunesse et votre beauté m'inquiètent. Que ne peut-il vous arriver dans cette Méditerranée, jadis le grand lac intérieur chrétien, aujourd'hui livré à l'Islam. Quelle tristesse pour nous, les chevaliers de Jérusalem lorsque nous mesurons le recul de nos armes ! Jamais, jamais nous ne combattrons assez âprement les Infidèles. Ce n'est pas seulement les Lieux Saints qu'il nous faut reconquérir mais Constantinople, l'ancienne Byzance où régnait la grande Église, où le premier christianisme s'épanouit sous les coupoles de Sainte-Sophie maintenant devenue mosquée.

Il demeura sombre, plongé dans ses visions mystiques.

Angélique dit brusquement :

– Je sais pourquoi vous ne voulez pas me laisser aller. C'est parce que vous n'avez pas encore reçu le prix de ma rançon.

Une expression amusée éclaira le visage du vieux prélat.

– J'avoue que j'aurais été assez content du prétexte pour vous éviter de commettre une folie. Mais, précisément, je viens d'apprendre par l'intermédiaire de notre banquier de Livourne que la somme convenue avec vous avait été remise par votre intendant à notre Grand Prieur de Paris.

Ses yeux brillèrent, caustiques.

– C'est bon, madame. J'admets qu'un être humain qui a gagné sa liberté, peut l'employer à se détruire si bon lui semble. La galère que commande le baron de Nesselhood doit prendre la mer dans une semaine pour une croisière au large de Barbarie. Je vous donne l'autorisation de monter à son bord.

Et comme le visage d'Angélique s'illuminait de joie, il refusa de s'attendrir. Fronçant ses blancs sourcils et pointant vers elle un doigt où brillait l'améthyste du prélat il lui cria :

– Souvenez-vous de ce dont je vous avertis. Les Barbaresques sont des fanatiques cruels, lubriques, intraitables. Les pachas turcs eux-mêmes les craignent car ces pirates vont jusqu'à leur reprocher leur tiédeur religieuse. Si votre mari s'est trouvé en bonne amitié avec eux c'est qu'il est devenu comme eux. Mieux vaudrait pour votre salut que vous demeuriez du côté de la Croix, madame.

Puis voyant qu'elle ne fléchissait pas, il ajouta d'une voix plus douce :

– Agenouillez-vous, mon enfant, et laissez-moi vous bénir.

Chapitre 24

La galère s'éloigna, laissant derrière elle Malte dans ses remparts couleur d'ambre. Le carillon des cloches s'estompa, remplacé par le halètement des flots et le choc sourd venant des bancs des rameurs.

Le chevalier-baron de Nesselhood martelait la passerelle de son pas assuré de général de mer.

Dans le poste au-dessous, deux marchands français, trafiquants de corail, s'entretenaient avec un solennel banquier hollandais et un jeune étudiant espagnol, allant retrouver son père officier de la garnison de Bône et qui avec Angélique et Savary représentaient les rares passagers civils de la galère. Naturellement, la conversation roulait sur les chances qu'ils avaient tous d'échapper ou non aux Barbaresques pendant ce court voyage que l'audace des pirates, chaque jour plus grande, rendait pourtant fort dangereux.

Les deux trafiquants de corail, vieux rouliers de l'Afrique, se plaisaient à se montrer pessimistes, afin d'émouvoir leurs compagnons recevant le baptême d'une traversée méditerranéenne.

– Autant dire que quand on prend la mer on a une chance sur deux de se retrouver à poil sur la place du grand marché d'Alger.

– À poil ? demanda le banquier hollandais dont le français manquait de nuances.

– Dans le costume d'Adam, monsieur. C'est ainsi qu'on nous vendra si nous nous faisons capturer. On vous regardera les dents, on vous tâtera les biceps, on vous fera courir un peu pour se rendre compte de ce que vous valez.

Le banquier ventripotent ne se voyait pas du tout dans ce rôle.

– Oh ! cela ne saurait arriver. Les chevaliers de Malte sont invincibles et l'on dit que celui qui nous mène, le baron de Nesselhood, un Germain, est un homme de guerre dont la seule réputation fait fuir les plus hardis corsaires.

– Hum ! Hum ! On ne sait jamais. C'est que les corsaires deviennent de plus en plus hardis. Pas plus tard que le mois dernier il paraît que deux galères algéroises se sont postées pas loin du château d'If devant Marseille et ont capturé une barque dans laquelle se trouvaient une cinquantaine d'habitants, dont plusieurs dames de haut rang, qui allaient en pèlerinage à la Sainte-Baume.

– On se doute du pèlerinage qu'elles vont faire chez les Barbaresques, dit son compère en jetant un coup d'œil égrillard dans la direction d'Angélique.

Maître Savary, d'habitude si prolixe, ne prenait pas part à la conversation. Il comptait ses os. Non pas les siens propres mais ceux qu'il tirait soigneusement d'un grand sac posé près de lui. Son embarquement avait encore donné lieu à un incident tragi-comique. La cloche du bord résonnait déjà à toute volée, annonçant le départ, lorsqu'il était apparu portant un énorme sac.

Le baron de Nesselhood s'avançait, sévère. Il ne fallait aucun excédent de poids sur la galère déjà encombrée.

– Excédent de poids ? Voyez, messire chevalier !

Maître Savary, tel un baladin, fit quelques tours en tenant son sac à bout de bras entre le pouce et l'index.

– Cela ne pèse pas plus de deux livres.

– Qu'avez-vous là-dedans ? s'étonna le baron.

– Un éléphant.

Après avoir joui de sa plaisanterie il confirma sa déclaration. Il s'agissait, dit-il, d'un « proboscidien fossile » ou éléphant nain, phénomène rarissime datant de la genèse du monde, dont l'existence semblait alors aussi problématique que celle de la licorne.

– C'est un ouvrage de Xénophon. Les Équivoques, qui fut le point de départ de ma théorie hardie. Je compris à sa lecture que si le « proboscidien » avait existé on le trouverait dans le sous-sol des Iles de Malte et de Gozo, jadis rattachées à l'Europe et à la Grèce. Cette découverte m'ouvrira à coup sûr l'entrée de l'Académie des Sciences si Dieu me prête vie !

La galère de la chrétienté était plus spacieuse que la galère royale française. Sous l'estrade du tabernacle, une cabine était aménagée où les passagers pouvaient se reposer sur des banquettes rustiques.

Angélique se sentait malade d'impatience et aussi, pourquoi ne pas se l'avouer, d'appréhension. Car rien ne ressemblait à son rêve. Si elle n'avait vu la topaze, elle eût douté même du messager qui la lui avait apportée. Elle lui trouvait le regard faux. C'est en vain qu'elle avait essayé d'obtenir de lui d'autres détails. L'Arabe ouvrait les mains avec un bizarre sourire étonné. « J'ai tout dit. »

Les prophéties violentes de Desgrez lui revenaient en mémoire. Quel serait l'accueil de Joffrey de Peyrac après tant d'années ? Des années qui avaient passé sur eux et les avaient marqués dans leur chair et dans leur cœur. Chacun avait connu d'autres luttes, d'autres recherches... d'autres amours... Difficile revoir !...