Elle avait une mèche de cheveux blancs parmi ses cheveux blonds. Mais elle était en pleine jeunesse, plus belle encore qu'au temps des épousailles, alors que ses traits n'avaient pas pris toute leur personnalité, que ses formes n'avaient pas atteint leur plein épanouissement et que sa démarche n'avait pas acquis cette allure de reine qui la rendait parfois intimidante. Cette transformation s'était accomplie loin du regard de Joffrey de Peyrac et de son influence. C'était la main du destin brutal qui l'avait modelée dans sa solitude. Et lui ? Chargé d'avanies et de malheurs innombrables, dépouillé de tout, arraché à son monde, à ses travaux, à ses racines, qu'avait-il pu préserver de son « moi » ancien, de celui qu'elle aimait ?

– J'ai peur !... murmura-t-elle.

Elle avait peur que l'instant merveilleux ne fût à jamais gâché, perdu, sordide. Desgrez l'en avait avertie. Mais la pensée de la déchéance d'un Joffrey de Peyrac ne l'avait jamais effleurée.

Le doute qui l'envahit la courba presque à genoux. Comme une enfant puérile, elle se répétait qu'elle voulait le revoir « lui », son amour, « son » amant du Palais du Gai Savoir, et non pas « l'autre », cet homme inconnu sur un sol inconnu. Elle voulait entendre sa voix merveilleuse. Mais Mohammed Raki n'avait pas parlé de cette voix célèbre. Peut-on chanter en Barbarie ? Sous le soleil cruel ? Parmi ces humains à peau sombre qui coupent des têtes comme on fauche une bottée d'herbes. Le seul chant qui puisse s'élever, c'est celui des muezzins au sommet des minarets. Toute autre expression de joie est sacrilège. Oh ! Qu'avait-il pu devenir ?...

Elle chercha désespérément à ressusciter dans son souvenir le passé, s'évertua à retrouver sous les arcades du Gai Savoir la présence du comte languedocien. Mais l'image la fuyait. Alors elle voulut dormir. Le sommeil dissiperait les voiles terrestres qui lui cachaient son amour. Elle se sentait lasse...

Une voix lui chuchotait : « Vous êtes lasse... Chez moi vous dormirez... Il y a des rosés... des lampes... des fenêtres ouvertes sur le large... »

*****

Elle se réveilla avec un cri aigu. Savary se penchait sur elle et la secouait.

– Madame du Plessis, il faut vous éveiller. Vous allez ameuter toute la galère !

Angélique se redressa sur sa couche et s'appuya contre la cloison. La nuit était tombée. On n'entendait plus les « han » d'effort des rameurs, car la galère naviguait sous petite voilure et les longues rames de vingt toises étaient rangées le long de la coursive. Dans ce silence inhabituel, le pas du chevalier-baron de Nesselhood martelait le plancher au-dessus d'eux. L'indigence de la lumière du grand fanal prouvait le souci de ne pas attirer l'attention des pirates sans doute embusqués dans cet étranglement de la Méditerranée entre l'Ile de Malte et les côtes de la Sicile à bâbord et celle des Barbaresques de Tunis à tribord. Angélique poussa un profond soupir.

– Un magicien me poursuit en rêve, murmura-t-elle.

– Si ce n'était qu'en rêve !... dit Savary.

Elle sursauta et chercha à distinguer son expression dans l'obscurité.

– Que voulez-vous dire ? Que pensez-vous, maître Savary ?

– Je pense qu'un pirate aussi audacieux que le Rescator ne vous laissera pas courir sans chercher à reprendre son bien.

– Je ne suis pas son bien, protesta Angélique, révoltée.

– Il vous a achetée le prix d'un navire.

– Mon mari me protégera désormais, fit-elle d'une voix mal assurée.

Savary demeurait silencieux. Le ronflement du banquier hollandais s'éleva et décrut.

– Maître Savary, chuchota Angélique, croyez-vous que... cela pourrait être un piège ?... J'ai vu tout de suite que vous vous méfiiez de ce Mohammed Raki et pourtant n'a-t-il pas donné des gages indubitables de sa mission ?

– Il les a donnés.

– Il a certainement vu son oncle Ali Mektoub, puisqu'il possédait ma lettre. Et sur mon mari il m'a donné des précisions que moi seule pouvais connaître et dont je me souvenais à peine mais qui me sont revenues en mémoire aussitôt... Il l'a donc approché de près. À moins que... Oh ! Savary, croyez-vous que je puisse être victime d'un envoûtement, d'images projetées à distance et qui me feraient voir comme un mirage ce que je désire le plus au monde afin de mieux m'attirer dans un piège ? Oh ! Savary, j'ai peur !...

– Ces phénomènes peuvent arriver, dit le vieil apothicaire, mais je ne crois pas que ce soit le cas. Il y a autre chose. Un piège, peut-être, marmotta-t-il, mais pas de magie. Ce Mohammed Raki nous cache la vérité. Attendons d'être au but. Nous verrons bien.

Il tourna longuement une petite cuillère dans un gobelet d'étain.

– Avalez cette médecine. Vous reposerez mieux.

– Est-ce encore de la moumie ?

– Vous savez bien que je n'ai plus de moumie, dit tristement Savary. Je n'ai pas voulu en distraire une seule parcelle qui n'allumât l'incendie de Candie.

– Savary, pourquoi avez-vous tenu à m'accompagner dans ce voyage que vous n'approuviez pas ?

– Pouvais-je vous abandonner ? dit le vieillard comme s'il réfléchissait à une question scientifique ardue. Non, je ne le crois point. J'irai donc en Alger.

– À Bône.

– C'est la même chose.

– Les Chrétiens y courent de moins grands dangers pourtant qu'à Alger.

– Oui sait ? dit Savary en branlant la tête comme un devin qui voit au-delà des apparences.

*****

Une nouvelle journée de navigation vers l'ouest se poursuivit plus lentement, car le vent était tombé et l'on n'avançait plus qu'avec les rames de la chiourme. La galère de Malte croisa plusieurs navires, dont un gros convoi de commerçants hollandais, qui avançaient tout de même grâce à leur forte voilure, escortés de deux vaisseaux de guerre de 50 à 60 canons chacun. C'était la méthode adoptée par les nations du Ponant, Anglais, Néerlandais et autres, pour commercer en Méditerranée. Ils y pénétraient en force, par véritable flotte gardée et défendue qui décourageait l'audace des corsaires.

Vers midi, le vent devint plus favorable et les deux voiles furent hissées. Très loin devant se profila une île montagneuse. Le chevalier de Roguier attira l'attention d'Angélique :

– C'est Pantellaria, qui appartient au duc de Toscane.

Ils auraient pu y faire escale, mais un vaisseau de guerre ne devait rien laisser deviner de ses desseins afin d'éviter les embûches de l'ennemi infidèle. Il valait mieux éviter tout contact, même avec des amis, avant d'être parvenu au but assigné : Bône. Le vent gonflait les voiles.

– Si cela continue aussi bien nous pourrions être à Bône après-demain, dit le jeune chevalier.

Désormais, seule l'étendue de la mer bleue légèrement moutonnante se déploya devant le navire de Malte.

Vers le soir éclata un incident. On découvrit qu'une main criminelle avait percé le réservoir d'eau douce à bord. Parmi les aides du cuisinier, un jeune Espagnol interrogé un peu rudement avait tiré un couteau et menacé l'argousin qui le questionnait. Or il était interdit à tout homme d'équipage de garder sur soi un couteau en dehors des besognes qui en nécessitaient l'emploi. Selon la coutume de toutes les marines du monde, le mousse dut subir la barbare punition réservée à celui qui enfreignait ce point du règlement : avoir la main clouée au grand mât par ce même couteau, objet du litige et demeurer là un nombre d'heures qui variait suivant la gravité de sa conduite.

Le chevalier de Roguier vint avertir Angélique de ce contretemps.

– C'est un incident stupide, mais qui va nous retarder car nous devons maintenant chercher à gagner Pantellaria pour y faire l'aiguade, c'est-à-dire renouveler notre provision d'eau douce. Cela prouve aussi qu'on doit toujours se montrer méfiant en Méditerranée et ne pas accorder des générosités facilement. La jeunesse de ce garçon lui avait épargné la chiourme. Nous le laissions aller et venir librement. Et aujourd'hui, pour nous remercier, il enfonce une vrille dans le réservoir d'eau douce.

– Pourquoi a-t-il commis cet acte ? demanda Angélique, angoissée.

Le chevalier eut un geste dubitatif et ne répondit pas. La galère avait brusquement changé de cap. Elle n'allait plus vers le O.-N.-O. mais le S.-O., ce qui était visible par la position du soleil couchant.

Les passagers reçurent une ration de vin fin dont il y avait des réserves, mais l'équipage et les esclaves de la chiourme firent entendre des murmures car on ne pouvait faire de cuisine à bord. La journée, fort chaude, s'acheva.

Angélique ne put dormir. Vers minuit, elle remonta sur le pont pour respirer un peu d'air frais. La nuit était opaque car l'éclairage, déjà faible, de la nuit précédente avait été complètement supprimé. Seule la lueur diffuse d'étoiles lointaines éclairait le bateau marchant à voiles réduites et avec l'aide d'un seul poste de chiourme, les deux autres au repos. On entendait les respirations des galériens dormant au fond de leurs fosses puantes, mais on ne voyait rien. Angélique fit quelques pas en direction de la coursive. Elle pensait que les deux chevaliers étaient à l'avant et elle aurait voulu leur parler. Un bruit l'arrêta. Une voix étouffée et hoquetante de délire marmonnait faiblement en arabe une plainte où le mot d'Allah revenait souvent. Puis la voix se taisait et recommençait. Elle devina plutôt qu'elle ne vit la silhouette du petit renégat, cloué au grand mât par un couteau enfoncé dans sa main. Il devait souffrir terriblement et aussi de la soif. Elle n'avait plus de vin mais elle avait gardé un morceau de pastèque, qu'elle alla chercher. Lorsqu'elle voulut approcher du grand mât un servant d'armes s'interposa.

– Laissez-moi, dit-elle. Vous êtes des marins et des hommes de guerre. Je ne juge pas vos actes. Mais je suis une femme et j'ai un fils presque de son âge. L'homme s'inclina. Presque à tâtons elle réussit à glisser des morceaux de pastèque entre les lèvres brûlantes du jeune Espagnol. Il avait des cheveux frisés comme ceux de Florimond. Sa main martyre se crispait comme une serre, striée de sang séché.

« Je vais demander au baron de Nesselhood de lever la punition, c'en est trop ! » se dit Angélique, le cœur chaviré.

Soudain le champ de vision fut éclairé par une lueur fauve qui changea plusieurs fois de teinte, pour finir dans un éclaboussement multicolore.

– Une fusée !

Le jeune Maure l'avait aperçue aussi.

– Allah mobarech !15.

Un remue-ménage général secoua la torpeur du navire. Les frères servants d'armes et les mariniers allaient et venaient en s'interpellant. Quelques lanternes sourdes balancèrent leur œil rond.

Angélique réveilla Savary. Cette scène lui rappelait trop les prémices de celle qui avait précédé le combat avec le chébec du Rescator.

– Savary, croyez-vous que nous allons encore rencontrer ce pirate ?

– Madame, vous vous adressez à moi comme si j'étais stratège militaire ayant de plus le pouvoir magique de me trouver à la fois sur une galère de Malte et sur celle de son adversaire. Une fusée turque n'est pas l'indicatif du seul Rescator, votre propriétaire. Elle peut aussi bien signifier qu'un guet-apens algérien, tunisien ou marocain se prépare.

– On aurait dit qu'elle avait été lancée du navire lui-même.

– C'est donc qu'il y a un traître à bord.

Sans éveiller les autres passagers, ils remontèrent. La galère paraissait naviguer en zigzag, sans doute pour essayer de dérouter l'ennemi qui pouvait se cacher dans l'obscurité. Angélique entendit la voix du chevalier de Roguier qui revenait de la proue avec le chevalier allemand.

– Frère, le moment est-il venu de mettre nos cottes écarlates ?

– Pas encore, mon Frère.

– Avez-vous fait rechercher le traître qui a lancé la fusée de votre bord ? leur demanda-t-elle.

– Oui, mais sans résultat. De toute façon il faut remettre la justice à plus tard. Regardez donc là-bas !

Loin devant la proue on apercevait une ligne de lumières.

« Une côte ou une île », songea-t-elle.

Mais la côte paraissait vaciller et onduler. Les lumières étaient clignotantes et se rapprochaient en ligne, puis en demi-cercle.

– Flotte d'embuscade devant nous. Alerte ! cria d'une voix tonnante le chevalier de Nesselhood.

Chacun fut à son poste et l'on commença à dresser « l'arambade », palissade haute de six pieds, destinée à attaquer les navires plus élevés. Angélique avait compté une trentaine de lumières sur l'eau.

– Les Barbaresques ! fit-elle à mi-voix.

Le chevalier de Roguier qui passait l'entendit.

– Oui, mais rassurez-vous, ce n'est qu'une flottille de petites barques, qui n'oseront certainement pas nous attaquer si elles ne possèdent pas un renfort d'unités marines. Cependant il s'agit sans aucun doute d'un guet-apens. Était-il préparé à notre intention ? Le lancement de la fusée semblerait l'indiquer... De toute façon nous n'allons pas gaspiller nos munitions en escarmouches, alors qu'il est facile de leur échapper sans peine. Vous avez entendu que notre chef ne juge pas l'instant venu de revêtir notre livrée de combat : la cotte de mailles rouge des chevaliers de Malte. Nous ne devons l'enfiler qu'au moment du combat afin que nos hommes ne nous perdent pas de vue dans la bataille. Le baron de Nesselhood est un lion de la guerre mais il lui faut au moins trois galères devant lui pour qu'il estime le gibier assez important pour risquer ses hommes et son navire.