Une escouade de Yoldacks ou janissaires débarquait pour prendre la place de l'équipage.
Les nouveaux captifs furent amenés devant le reis qui s'appelait Ali-Hadji. Il ne se laissa pas prendre à leur triste mine, examina avec soin leurs mains pour voir si l'apparence convenait aux professions par eux déclinées. Certes les mains du banquier n'étaient pas celles d'un tailleur, qu'il prétendait être. Et d'ailleurs la montre en or sertie de petits diamants, que l'état-major barbaresque se passa révérencieusement de main en main, promettait déjà beaucoup sur ses possibilités de rachat. On ne se fâcha pas trop de le voir refuser énergiquement de dire son nom et son adresse ainsi que sa nationalité. Cela viendrait en employant les moyens nécessaires. Les marchands confessèrent avec les mines de la plus grande sincérité qu'ils étaient des « officiers de fortune », ce qui en général sous-entendait qu'ils n'en avaient point.
La vue de Savary déchaîna tour à tour des moues de déception et la plus grande hilarité. On lui tâta les côtes, on examina la trame usée de ses vêtements. Le contenu du sac qu'il serrait sur son cœur provoqua l'ahurissement mêlé d'une certaine crainte superstitieuse. Puis un plaisantin dut faire remarquer que le sac et son propriétaire pourraient être réservés aux chiens maigres d'Alger. On le mit de côté, pour ne pas dire au rebut. L'attention des rapaces se portait sur Angélique. Les yeux sombres des officiers algériens l'examinaient avec une curiosité qui n'était pas dénuée de déférence et même d'admiration. Ils échangèrent quelques mots brefs entre eux et le reis Ali-Hadji lui fit signe d'avancer.
La capture par les Barbaresques était une éventualité si commune pour ceux qui se risquaient aux voyages qu'Angélique n'avait pas été sans l'envisager. Elle avait déjà dressé ses plans et sa décision était prise. Elle ne feindrait pas. Et elle jouerait de sa fortune et de sa situation d'épouse recherchant son mari, pour essayer coûte que coûte de regagner sa liberté. Les Algérois n'étaient pas des pillards désordonnés attaquant, brûlant, violant, pour la seule passion de la guerre et de ses plaisirs. Leur « industrie » de la course était organisée selon des lois assez rigides. Le butin devait être partagé et du moindre bout de voile au capitaine du vaisseau capturé tout était catalogué pour être converti en espèces sonnantes. En ce qui concernait les femmes, surtout les blanches Européennes, prises plus rares et de haute valeur, la cupidité l'emportait généralement sur la lubricité.
Angélique déclina son nom, ce nom qu'elle avait caché de longues années. Elle était la femme d'un grand seigneur français, Joffrey de Peyrac, qui l'attendait à Bône et qui certainement s'interposerait pour sa rançon. Il lui avait envoyé un messager, un de leurs coreligionnaires, Mohammed Raki, qui devait se trouver parmi les prisonniers et témoignerait pour elle.
L'interprète traduisit et le reis demeura impassible. Il demanda qu'on fît venir les Musulmans repris. Angélique craignait que Mohammed Raki n'eût été blessé ou tué au cours de la bataille, mais elle le vit et le désigna, suite à quoi ordre fut donné de l'embarquer séparément. Puis ce fut le tour des captifs chrétiens. Ils montèrent à bord d'une des galères barbaresques et furent entassés à la poupe où déjà étaient rangés pêle-mêle les blessés de l'équipage de Malte.
Les deux chevaliers étaient assis le dos appuyé contre la rambarde, défigurés par le sang coagulé de leurs plaies. Le soleil, maintenant au zénith, les accablait cruellement. Angélique appela le nègre qui les gardait et lui signifia impérativement qu'elle mourait de soif. L'autre transmit la demande de la captive et le reis Ali-Hadji lui fit porter aussitôt une aiguière d'eau douce. Sans se préoccuper des réactions que son geste provoquerait, Angélique alla s'agenouiller près du baron de Nesselhood, le fit boire puis lava doucement son visage tailladé à coups de cimeterre, tandis que le chevalier de Roguier se désaltérait à son tour.
Le reis ne s'était pas interposé. L'esclave chrétien qui avait apporté l'aiguière se pencha et dit à mi-voix :
– Si cela peut vous rendre service, messires les chevaliers, je vous dirai que je me nomme Jean Dillois et que je suis Français de Martigues et depuis dix ans en esclavage à Alger. On me fait confiance. Je vous dirai donc que Mezzo-Morte, l'amiral d'Alger, savait que vous alliez à Bône et avait préparé le guet-apens où vous êtes tombés.
– Il ne pouvait pas le savoir, dit le gentilhomme allemand, remuant péniblement sa lèvre fendue.
– Il le savait, messire chevalier. Vous avez été trahis par les vôtres.
Un coup de plat de cimeterre sur les épaules le fit taire et il se retira avec l'aiguière.
– Nous avons été trahis. Souvenez-vous de cela, frère, quand vous reverrez Malte, murmura le chevalier de Nesselhood.
Ses yeux bleus se levèrent sur l'azur foncé du ciel.
– Moi, je ne reverrai pas Malte.
– Ne parlez pas ainsi, frère, protesta Henri de Roguier. D'autres chevaliers que nous ont vogué sur les galères de l'Infidèle qui se sont retrouvés libres ensuite, avec leurs tortionnaires dans la chiourme. Ce sont les hasards de nos combats.
– J'ai des comptes à rendre à Mezzo-Morte. Il a juré de me faire écarteler par quatre galères.
Une expression d'horreur passa sur le visage du jeune chevalier. La main enchaînée du baron de Nesselhood se posa sur la sienne.
– Souvenez-vous aussi de cela, mon frère, à quoi vous vous êtes engagé en prononçant vos vœux sous la bannière de Malte. Ce n'est pas une bonne mort pour un chevalier que de mourir dans une commanderie provinciale, paisible refuge des guerriers fatigués. C'en est une meilleure que de mourir l'épée à la main sur le pont de son navire. Mais la vraie mort des chevaliers, c'est LE MARTYRE !...
Abandonnant la crique sanglante, la petite flotte avait franchi le goulet étroit et retrouvé la pleine mer. Les galères algériennes, vraies bêtes de course, taillées pour filer au creux vert des vagues comme le renard dans un vallon, étaient basses, étroites, et une fois installé à bord personne ne devait plus bouger de crainte de déranger son équilibre et de compromettre sa vitesse. Seuls les comités, nègres ou Maures, couraient sur la coursive abattant leurs fouets sur l'échine des forçats chrétiens.
Chiourme et gardiens avaient échangé la couleur de leur peau, mais c'était de nouveau la mer et son aventure.
Le reis Ali-Hadji à fréquentes reprises regarda vers Angélique. Elle devinait qu'il parlait d'elle avec son khedja17 mais ne pouvait comprendre ce qu'ils disaient. Le vieux Savary avait réussi à se glisser près d'elle.
– Je ne sais si Mohammed Raki soutiendra mes déclarations, lui dit-elle. Et mon mari, que va-t-il penser de tout cela ? Peut-il payer ma rançon ? Viendra-t-il à mon secours ? J'allais vers lui et je m'aperçois que j'ignore tout de lui. S'il a longtemps vécu en Barbarie, il pourra mieux qu'un autre s'entremettre avec nos ravisseurs. Ai-je eu raison de me présenter ainsi ?
– Vous n'avez pas eu tort. La situation était assez compliquée pour que vous n'ayez pas de scrupules à l'embrouiller davantage. Vous y gagnerez au moins, si vous tombez sur des juristes de l'Islam, de ne pas risquer les « derniers outrages ». Le Coran interdit qu'un de ses adeptes acquière une femme qui a encore son mari vivant, car le péché d'adultère est fortement réprouvé. Par contre, j'ai entendu ce que le reis disait lorsque vous lui avez été présentée :
« – C'est elle ?
« – Oui, c'est elle.
« – Notre mission est donc accomplie. Mezzo-Morte et Osman Ferradji seront contents.
– Qu'est-ce que cela signifie, Savary ?
Le vieillard eut un geste d'ignorance.
*****
Malgré le vent le soleil brûlait. Angélique, courbaturée par sa position incommode, assise à même le plancher de la galère, essayait de dérober son visage aux rayons cuisants. Ce devait être un cauchemar, cette capture si près du port. C'était par trop injuste ! Que son mari, le ressuscité qu'elle avait tant pleuré, fût à si peu de distance et qu'un sort malin la détournât encore, cela ressemblait à ces poursuites vaines et épuisantes que créent les phantasmes du sommeil.
La nuit les galères algéroises passèrent au large de Bône. Angélique, qui ne dormait pas et comptait les étoiles, le devina. De nouveau son esprit se débattit. C'était trop bête et trop affreux de le manquer de si peu !
Puis l'espoir renaissait. Après tout, rien n'était perdu, mais simplement retardé. À Alger, l'amiral des Barbaresques était un renégat d'origine italienne, ce Mezzo-Morte qui avait grand renom. Elle pourrait s'expliquer avec lui, et son mari accourait pour la délivrer, car elle ne doutait pas qu'il fût devenu influent, sinon riche. Elle s'endormit et crut entendre son pas boiteux résonner sur les dalles d'un long vestibule désert. Mais le pas inégal ne se rapprochait pas d'elle. Elle avait beau tendre l'oreille, il s'éloignait, s'éloignait toujours jusqu'à se perdre dans les rumeurs de la mer.
À suivre
1 Philippe, frère de Louis XIV, d'abord duc d'Anjou puis duc d'Orléans, couramment appelé Monsieur.
2 Cf. « Angélique marquise des Anges » et « Le chemin de Versailles ».
3 L'action de rame, l'avance.
4 Les 8 bancs du poste du milieu.
5 Grand mât.
6 Charges de poudre préparées dans des douilles de carton.
7 Quel beau garçon !
8 Quelle belle fille !
9 Actuel Marrakech.
10 Monstre des légendes méridionales.
11 Lait aigre.
12 oui, très bien, en turc
13 bain, en russe
14 Qui dit mieux ?
15 Allah est grand.
16 Chiens, rendez-vous !
17 Écrivain.
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