Elle avait songé à l'emmener et y avait renoncé. L'aventure était pleine d'aléas. Elle ne savait même pas comment elle pourrait quitter Paris. Et à Marseille, quels renseignements obtiendrait-elle du père Antoine et vers quelle autre piste la mèneraient-ils ? Un enfant, même aussi déluré que Florimond, risquait de lui être une gêne.
– Mon garçon, vous allez être raisonnable. Ce que j'ai à vous proposer n'est pas très réjouissant. Mais étant donné que vous êtes ignorant comme un âne le moment est venu d'étudier sérieusement. Je vais vous confier à votre oncle le Jésuite, qui accepte de vous faire entrer dans un des collèges que la Compagnie a dans le Poitou. L'abbé de Lesdiguières vous y accompagnera et restera votre guide et votre soutien pendant mon absence.
Elle avait été trouver le père Raymond de Sancé et l'avait prié de s'occuper de Florimond, de le protéger à l'occasion.
Comme elle s'y attendait, Florimond fit la moue. Il resta longtemps songeur, les sourcils froncés. Angélique lui mit un bras autour des épaules pour l'aider à digérer cette pénible nouvelle. Elle s'apprêtait à lui vanter les joies de l'étude et de la camaraderie, lorsqu'il redressa la tête pour déclarer sèchement :
– Eh bien ! si c'est tout ce qui m'attend je vois bien que je n'ai plus qu'à aller rejoindre Cantor.
– Mon Dieu, Florimond, s'écria Angélique bouleversée, ne parle pas ainsi, je t'en prie. Tu n'as pas envie de mourir, voyons ?
– Oh ! non, dit l'enfant, très serein.
– Alors pourquoi dis-tu des choses si terribles : que tu veux aller rejoindre Cantor ?
– Parce que j'ai envie de le revoir. Je commence à m'ennuyer de lui et je préfère encore aller me promener sur la mer que d'entonner du latin chez les Jésuites.
– Mais... Cantor est MORT, Florimond.
Florimond secoua la tête avec assurance.
– Non, il est allé rejoindre mon père.
Angélique se sentit blêmir et crut qu'elle perdait l'esprit.
– Qu'est-ce que... Qu'est-ce que tu dis ?
Florimond la regarda bien en face.
– Oui ! mon père !... l'autre... Vous savez ?... Celui qu'on a voulu brûler en Place de Grève.
Angélique resta sans paroles. Elle ne leur avait jamais parlé de cela. Ils ne fréquentaient pas les enfants d'Hortense et celle-ci se serait fait couper la langue plutôt que d'évoquer l'horrible scandale. Elle avait veillé avec un soin jaloux à les préserver de toutes indiscrétions, se demandait avec anxiété ce qu'elle leur répondrait le jour où ils s'informeraient du nom et de la condition de leur vrai père. Mais ils ne lui avaient jamais posé aucune question, et elle s'avisait seulement aujourd'hui de ce que leur conduite avait d'insolite. Ils n'avaient pas posé de questions parce qu'ils savaient.
– Qui vous a parlé de cela ?
Avec une moue dubitative Florimond, voulant ménager ses effets, se tourna vers le feu et prit les pincettes de cuivre pour remuer les bûches écroulées. Qu'elle était naïve, cette mère ! Et adorable ! Pendant des années, Florimond l'avait trouvée bien sévère. Il avait peur d'elle et Cantor pleurait parce qu'elle disparaissait toujours au moment où l'on espérait enfin qu'elle allait se mettre à rire avec eux. Mais depuis quelque temps, il découvrait ses fragilités. Il l'avait vue trembler le jour où Duchesne avait essayé de le tuer. Il avait perçu l'angoisse qu'elle dissimulait derrière son sourire et parce qu'il avait souffert des propos venimeux qu'on échangeait parfois sur le compte de la « future favorite » il avait senti naître en lui un sentiment nouveau qui le mûrissait : Un jour il serait grand et il la protégerait. Florimond eut brusquement un geste charmant. Il leva vers elle ses deux mains tendues et son sourire lumineux.
– Ma mère !... murmura-t-il.
Elle serra sur son cœur la tête bouclée. Il n'y avait pas de plus beau garçon sur la terre et de plus charmant. Toute la séduction native du comte de Peyrac était déjà en lui.
– Sais-tu que tu ressembles beaucoup à ton père ?
– Oui, je sais. Le vieux Pascalou me l'avait déjà dit.
– Le vieux Pascalou ? Ah ! c'est ainsi que vous avez appris ?...
– Oui et non, dit Florimond, très important. Le vieux Pascalou était notre ami. Il jouait du fifre et d'un petit tambourin à grelots et nous racontait des histoires ; il disait toujours que je ressemblais au gentilhomme maudit qui avait construit l'hôtel du Beautreillis. Il l'avait connu enfant et il disait que je lui ressemblais exactement sauf que sa joue à lui avait été coupée par un sabre. Alors nous lui demandions de raconter cette vie merveilleuse. C'était un homme qui savait tout, même fabriquer de l'or avec de la poussière. Il chantait d'une telle façon que ceux qui l'écoutaient ne pouvaient plus bouger de leur place. Il a battu tous ses ennemis en duel. À la fin, de méchants jaloux ont réussi à l'emprisonner et on l'a brûlé en Place de Grève. Mais Pascalou disait qu'il était tellement fort qu'il avait réussi à leur échapper car lui, Pascalou, l'avait vu quand il était revenu ici dans son hôtel, alors que tout le monde le croyait brûlé. Et Pascalou disait qu'il mourrait heureux à la pensée que ce grand homme qui avait été son maître était encore vivant.
– Et cela est vrai, mon chéri. Il est vivant, bien vivant.
– Mais nous ne savions pas encore, pendant longtemps que cet homme était notre père. Nous demandions son nom à Pascalou. Il ne voulait pas le dire. À la fin il nous l'a dit en grand secret : le comte de Peyrac. Je me souviens, nous étions à l'office, seuls avec lui, ce jour-là. Et il a fallu que Barbe passât par là. Elle a entendu ce que nous disions et elle est devenue blanche, rouge, verte et elle a dit à Pascalou qu'il ne devait jamais parler de ces choses épouvantables. Voulait-il que la malédiction du père retombât sur ses malheureux enfants, que leur mère avait déjà eu bien du mal à arracher à leur triste sort... Elle en disait, elle en disait et nous n'y comprenions rien et le vieux Pascalou non plus. À la fin, il a fait « Voulez-vous dire, bonne femme, que ces deux enfants sont ses fils ? » Barbe est restée la bouche ouverte comme un poisson. Puis elle a bafouillé, bafouillé. C'était drôle !... Mais elle était bien sotte de s'imaginer qu'elle en serait quitte ainsi. Nous n'avons plus cessé de l'interroger : « Oui était notre père, Barbe ? Était-ce lui, le comte de Peyrac ? » Un jour nous avons eu une idée, Cantor et moi. Nous l'avons attachée sur sa chaise devant le feu et nous lui avons signifié que si elle ne nous disait pas la vérité et ce qu'elle savait sur notre vrai père nous lui brûlerions la plante des pieds, comme font les bandits de grands chemins...
Angélique poussa un cri d'horreur. Était-ce possible ! Ces garçons, ces petits auxquels on aurait donné le Bon Dieu sans confession !... Florimond se mit à rire, jubilant à ce souvenir.
– Quand elle a commencé à être un peu brûlée, elle a tout dit, mais elle a fait jurer que nous ne vous en parlerions jamais. Et nous avons gardé le secret. Mais nous étions heureux et fiers qu'il fût notre père et qu'il eût échappé aux méchants... Alors Cantor s'est mis dans la tête de partir sur la mer pour le rechercher.
– Pourquoi sur la mer ?
– Parce que c'est très loin, dit-il avec un geste vague.
On devinait que pour lui, la mer c'était une entité dont il n'avait pas une idée très précise, mais qui s'ouvrait sur de verts paradis où se réalisaient tous les rêves, et Angélique le comprenait.
– Cantor avait composé une chanson, reprit Florimond. Je ne me rappelle plus très bien les paroles mais c'était très joli. C'était l'histoire de notre père. Il disait : « Je chanterai partout cette chanson et il y aura bien des gens qui le reconnaîtront et qui me diront où il est... »
La gorge d'Angélique se serra et ses yeux se mouillèrent. Elle les imaginait complotant tous deux l'impossible odyssée du petit troubadour à la poursuite de l'homme de légende.
– Moi je n'étais pas d'accord, dit Florimond. Je n'avais pas envie de partir parce que mon emploi à Versailles me plaisait. Ce n'est pas à courir la mer qu'on peut faire avancer sa carrière, n'est-ce pas ? Cantor est parti. Il arrive toujours à ce qu'il veut, Barbe le disait : « Celui-là, quand il a quelque chose dans la tête, il est pis que sa mère... ». Maman, croyez-vous qu'il ait rejoint mon père ?...
Angélique caressa ses cheveux sans répondre. Elle n'avait pas le courage de lui rappeler une fois de plus que Cantor était mort payant de sa vie, comme les chevaliers du Saint-Graal, la poursuite d'une chimère. Pauvre petit chevalier ! Pauvre petit troubadour ! Son visage fermé aux lèvres closes lui apparaissait flottant derrière les transparences d'émeraude de la mer insondable. L'eau était aussi profonde que son regard chargé de rêve.
– ...À force de chanter, murmura Florimond qui poursuivait son idée...
Elle avait ignoré ce que cachaient ces yeux candides. Le monde enfantin, où se mêlent étrangement folie et sagesse, ne lui était plus accessible.
« Tous les enfants ont en tête dès folies, songea-t-elle. Le malheur, c'est que les miens les font !... »
Et pourtant elle n'était pas au bout du compte. La soirée lui réservait d'autres surprises.
Chapitre 4
Florimond, après être resté silencieux un long moment, releva la tête. Son visage mobile reflétait soudain une expression de gêne et de tristesse.
– Maman, reprit-il, est-ce le Roi qui a condamné mon père ? J'y ai beaucoup pensé et cela m'a tourmenté, car le Roi est juste...
Il souffrait de renverser une idole. Elle dit, pour l'apaiser :
– Ce sont les jaloux qui ont causé sa perte et c'est le Roi qui lui a fait grâce.
– Oh ! Je suis bien content, s'exclama Florimond. Car j'aime le Roi mais j'aime encore plus mon père. Quand reviendra-t-il ? Puisque le Roi lui a fait grâce. Ne pourrait-il reprendre son rang ?
Angélique soupira, le cœur lourd.
– C'est une histoire bien obscure et bien difficile à démêler, mon pauvre garçon. Jusqu'à ces derniers temps je croyais moi-même que ton père était mort et maintenant il y a des moments où j'ai l'impression que je rêve. Il n'est pas mort, il s'est échappé, il est venu ici pour y chercher de l'or... C'est incontestable... et pourtant c'est impossible. Les portes de Paris étaient gardées, des sentinelles étaient postées aux abords de l'hôtel, par où aurait-il pu y pénétrer ?
Elle vit que Florimond la regardait en hochant la tête avec un sourire supérieur et comme elle n'en était plus à une révélation près sur cet étonnant gamin, elle s'écria :
– Toi, tu le sais ?
– Oui.
Tendu vers elle, il chuchota :
– Par le souterrain du puits !
– Que veux-tu dire ?
Mystérieux, Florimond se redressa et lui saisit la main.
– Viens !
En passant dans le couloir, il prit une veilleuse qui brûlait près de la porte d'entrée, puis il entraîna sa mère dans les jardins. La lune à demi pleine éclairait suffisamment les allées tracées entre les buis taillés, jusqu'au fond, près du grand mur, où Angélique avait voulu qu'on laissât des herbes folles et le désordre poétique de ce coin médiéval. Une colonne à demi brisée, un écusson fleuri contre un banc et le vieux puits au dôme de fer forgé y rappelaient l'ancienne splendeur du XVe siècle, lorsque ce même quartier du Marais ne formait qu'un seul et immense palais aux cours nombreuses, résidence des rois de France et des princes.
– C'est Pascalou qui nous a montré le secret, expliquait Florimond. Il disait que mon père avait lui-même veillé à remettre en état le vieux souterrain quand il faisait construire l'hôtel. Il avait payé fort cher trois ouvriers pour qu'ils gardent le secret. Pascalou en était. Alors il nous a tout montré puisque nous étions ses fils. Regardez.
– Je ne vois rien, dit Angélique en se penchant au-dessus du trou noir.
– Attendez.
Florimond posa la veilleuse à l'intérieur du grand seau de bois cerclé de cuivre qui pendait à la chaîne et le fit descendre doucement. La lumière éclairait les parois luisantes d'humidité.
À mi-chemin, le garçonnet arrêta la chaîne.
– Voilà ! En se penchant on distingue dans la paroi une petite porte de bois. C'est là. Quand le seau est arrêté exactement devant on l'ouvre, on pénètre dans le souterrain. Il est très profond. Il passe sous les caves des maisons voisines. Il franchit les remparts du côté de la Bastille, et autrefois il aboutissait dans le faubourg Saint-Antoine où il rejoint de vieilles catacombes et l'ancien lit de la Seine. Mais comme on a bâti dessus, mon père l'a fait prolonger jusque dans la forêt de Vincennes. On sort dans une petite chapelle en ruines. Et voilà, le tour est joué. Mon père avait beaucoup de prudence, n'est-ce pas ?
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