– Comment savoir si ce souterrain est toujours praticable ? murmura Angélique.
– Oh ! il l'est. Le vieux Pascalou l'a entretenu avec soin. Le pêne de la porte est toujours huilé. Elle s'ouvre à la moindre pression et le mécanisme de la trappe qui donne dans la chapelle de Vincennes fonctionne très bien aussi. Le vieux Pascalou disait qu'il fallait que tout soit en état pour quand le maître reviendrait. Mais il n'est pas revenu encore et quelquefois, dans la chapelle de Vincennes, tous les trois : le vieux Pascalou, Cantor et moi, nous l'attendions. Nous écoutions. Nous espérions entendre son pas. Le pas du Grand Boiteux du Languedoc...
Angélique regarda son fils avec acuité.
– Florimond, tu ne vas pas me faire croire que toi et Cantor, vous... vous êtes descendus dans ce puits ?
– Si fait ! Si fait ! dit négligemment Florimond, et plus d'une fois vous pouvez m'en croire.
Il se mit à remonter le seau et pouffa tout à coup.
– Barbe nous attendait ici en disant son chapelet, terrifiée comme une poule qui a couvé des canards.
– Cette grosse folle était au courant !
– Il fallait bien qu'elle nous aide à remonter le seau !
– C'est indigne ! Elle vous a laissé commettre de telles imprudences et sans m'en rien dire...
– Dame ! Elle avait peur de se faire encore brûler les pieds.
– Florimond, te rends-tu compte que tu mérites une paire de gifles ?...
Florimond ne dit ni oui ni non. Il s'affaira à ranger le seau et posa la veilleuse sur la margelle. Le puits était redevenu obscur et mystérieux. Angélique passa la main sur son visage, essayant de mettre de l'ordre dans ses pensées.
– Ce que je ne comprends pas... dit-elle.
Elle réfléchit encore.
– Oui. Comment a-t-il pu sortir seul du puits, sans complice ?
– Ce n'est pas difficile. Il y a des petits crampons de fer plantés dans les parois à cet effet. Mais Pascalou ne voulait pas que nous nous en servions parce que nous étions trop petits et, lui, il commençait à être un peu trop vieux. Alors il fallait supporter Barbe et ses jérémiades pour nous remonter. Quand le vieux Pascalou a senti qu'il allait mourir, il m'a fait mander. J'étais à Versailles. Nous avons sauté à cheval, l'abbé et moi. Maman, c'est triste de voir mourir un bon serviteur. Je lui ai tenu la main jusqu'à la fin.
– Tu as bien fait, mon Florimond.
– Et il m'a dit : « Il faut veiller sur le puits pour quand le maître reviendra. » Je le lui ai promis. Chaque fois que je retourne à Paris je descends et je vérifie si tout le mécanisme est en état.
– Tu fais cela... seul ?
– Oui. J'en ai assez de Barbe. Je suis assez grand maintenant pour me débrouiller seul.
– Tu descends par les crampons de fer ?
– Eh oui ! C'est fort simple, vous dis-je. Une petite gymnastique.
– Et l'abbé ne s'est jamais opposé à tes folies ?
– L'abbé n'est pas au courant. Il dort. Je ne crois pas qu'il se soit jamais douté de rien.
– Ah ! mes enfants sont bien gardés, dit Angélique, amère. Alors c'est la nuit que tu te livres à ces fantaisies dangereuses ? Et... tu n'as jamais eu peur, Florimond, quand tu te trouvais seul ainsi la nuit dans un souterrain ?
Le garçonnet remua la tête. S'il avait eu peur parfois, il ne l'avouerait pas.
– Mon père s'occupait de mines, m'a-t-on dit. C'est peut-être à cause de cela que j'aime être sous la terre.
Il la regardait par en dessous, flatté de l'admiration qu'elle ne pouvait dissimuler, et dans la lueur du clair de lune qui marquait d'ombre le visage enfantin, elle reconnaissait le pli d'une lèvre moqueuse, l'étincelle d'un regard noir et cette expression un peu diabolique du dernier des Seigneurs de Toulouse qui aimait tant scandaliser, effrayer et faire béer de stupeur les bourgeois timorés.
– Si vous voulez, ma mère, je vous y conduirai.
Chapitre 5
La galère royale entra lentement dans le port de Marseille. La rade, bleu miroir, refléta comme un incendie ses bannières de soie cramoisie, tordant au vent leurs glands d'or, ses flammes écussonnées, portant à la pointe des mâts la marque de l'amiral, et l'étendard de la marine, rouge aussi et brodé de fleurs de lys d'or.
Ce fut aussitôt sur les quais un mouvement général de curiosité. Les poissonnières et les fleuristes saisirent leurs paniers de figues et de mimosas, de melons ou d'œillets, de rascasses ou de coquillages et. tout en échangeant des commentaires sonores se dirigèrent vers le point où le beau navire devait accoster. Des élégantes qui flânaient suivies de leurs petits chiens, des pêcheurs en bonnet rouge occupés à ravauder leurs filets, se rapprochèrent à leur tour. Deux portefaix turcs, en culotte bouffante verte ou rouge, le torse acajou ruisselant de sueur, laissèrent choir les énormes ballots de poissons sèches qu'ils transportaient, s'assirent dessus et tirèrent de leur ceinture leur longue pipe qu'ils allumèrent. L'arrivée de la galère allait leur permettre de tirer quelques bouffées car le travail de fourmilière du grand port se relâchait. Les capitaines surveillant le chargement d'un vaisseau, les commerçants bedonnants, courant ici et là suivis de leurs greffiers et de leurs commis, décidaient de poser les balances et de souffler un peu. On allait à la galère comme au spectacle, moins pour admirer sa grâce ailée glissant sur l'eau du bassin et ses officiers chamarrés, que pour voir passer la chiourme. Spectacle horrible qui faisait se signer les femmes bien qu'elles n'en fussent jamais lasses.
*****
Angélique se leva de l'affût du canon où elle attendait assise depuis de longues heures. Flipot la suivit tenant son arc. Ils se mêlèrent à la foule. Là-bas, près de la Tour Saint-Jean, la galère semblait hésiter, comme un grand oiseau rutilant, et la lumière accrochait des étincelles à l'or de ses sculptures. Enfin, elle glissa vers le quai, à grands coups d'aile de ses vingt-quatre rames, blanches et fleuries d'arabesques. Elle achevait de virer de bord, tournant vers le large un long éperon effilé de bois d'ébène, que terminait une géante sirène en bois doré ; elle présentait maintenant à la foule des quais sa poupe ouvragée, garnie d'écussons et de sculptures de bois doré, que surmontait le tendelet de brocart rouge et or. C'était une vaste tente carrée qu'on appelait aussi tabernacle, là se tenait le corps des officiers. Un peu avant d'accoster les rames se relevèrent et demeurèrent immobiles. On entendit hurler les sifflets des comités, les roulements d'un gong qui arrêtait la vogue, puis dominant le tout les injures du capitaine aux mariniers qui roulaient les voiles. Un groupe d'officiers en grand uniforme apparut à la rambarde, près de l'escalier de bois doré. L'un d'eux se pencha en avant, ôta son chapeau à grandes plumes et se mit à faire des signes en direction d'Angélique. Elle se retourna et à son grand soulagement vit un groupe de jeunes dames et d'élégants qui venaient de descendre d'un carrosse. C'était à eux qu'on s'adressait. L'une des jeunes femmes, une brune au visage piquant bien qu'un peu trop constellé de « mouches », s'exclama avec ravissement :
– Oh ! ce délicieux Vivonne ! Il a beau être amiral et plus puissant à Marseille que Sa Majesté le Roi, il n'en reste pas moins si aimable, et d'une telle simplicité ! Il nous a aperçus et ne dédaigne pas de nous adresser ses hommages.
En reconnaissant le duc de Vivonne, Angélique s'était précipitamment reculée dans la foule. Le frère de Mme de Montespan posait son talon rouge sur les pavés visqueux et venait droit vers la jeune femme brune, les bras tendus.
– Ravi de vous apercevoir sur les rives, belle Ariane. Et vous aussi, Cassandre. Mais n'est-ce pas ce cher Calistro que j'aperçois là ? Quelle joie !
Dans un remue-ménage mondain, que les badauds contemplaient bouche bée, l'Amiral et ses amis échangeaient leurs révérences. Le duc de Vivonne était. fort à son avantage dans son rôle de presque vice-roi. Son teint hâlé allait bien à ses yeux bleus et à son abondante chevelure blonde. De grande taille il portait sans mal une légère corpulence, savait en jouer pour imposer sa présence en acteur consommé. Rieur, enjoué, l'esprit vif, il y avait beaucoup en lui de sa brillante sœur, la maîtresse du Roi.
– C'est un hasard si j'ai pu relâcher aujourd'hui, expliquait-il. En fait je dois repartir dans deux jours pour Candie. Mais les avaries causées par une tempête et la mauvaise santé de l'équipage m'ont obligé à faire voile sur Marseille. Puisque vous voici, je vous invite tous. Nous avons deux jours pour faire bombance.
Un bruit sec semblable à un coup de pistolet, fit sursauter la compagnie. Un des gardes-chiourme de la galère, claquant son fouet, invitait la foule à s'écarter.
– Éloignons-nous, mes mignonnes, dit M. de Vivonne, posant une main benoîte gantée de peau blanche sur les épaules des jeunes femmes. Les forçats vont descendre. J'ai autorisé une cinquantaine d'entre eux à se rendre jusqu'à leur campement de la calanque du Rocher pour y enterrer un des leurs qui a eu la sottise d'expirer alors que nous entrions dans le port. C'est d'ailleurs ce qui nous a retardés. Mon second proposait, et je l'approuvais, qu'on jetât aussitôt le corps à la mer comme il est coutume lorsque la galère est au large. Mais l'aumônier s'y est opposé. Il a dit qu'il n'aurait pas le temps de réciter les prières et les cérémonies d'usage, qu'on ne pouvait traiter un chrétien comme un chien crevé, bref qu'il voulait l'enterrer. J'ai cédé parce que nous étions près du port et aussi parce que j'ai appris à l'usage que ce petit père lazariste finissait toujours par l'emporter. Rien, ni la persuasion, ni la force, ne le font plier quand il a une idée dans la tête. Venez donc. Je veux de ce pas vous emmener chez le glacier Scevola, déguster des sorbets aux pistaches et boire un café turc.
Ils s'éloignèrent tandis que l'argousin, au pied de la passerelle, continuait à claquer du fouet. Il ressemblait à ces belluaires qui, à l'entrée des cages ouvertes, hâtent la sortie des fauves sur le sable des arènes.
Derrière la rambarde dorée, montaient des bruits terribles, traînements de chaînes et voix rauques.
Il y eut un murmure lorsque les premiers forçats parurent au sommet de la passerelle, dressant leurs silhouettes rouges appesanties par de longues chaînes. Ils les tenaient ramenées sur l'épaule ou à bout de bras, afin que leur poids à terre n'alourdît pas leur marche précaire. L'un derrière l'autre, ils franchirent la planche que l'on avait jetée du navire au quai. Ils étaient enchaînés par quatre. Des loques sales, nouées autour de la cheville qui portait l'anneau, tentaient de protéger les chairs, mais souvent ces loques étaient tachées de sang. Des hommes et des femmes se signèrent sur leur passage. Ils allaient pieds nus, grattant leur vermine, l'œil bas. Leurs vêtements, une chemise et un pantalon de laine rouge noués d'une grosse ceinture, blanche à l'origine, étaient trempés d'eau de mer et dégageaient une puanteur insupportable. La plupart portaient la barbe. Un bonnet de laine rouge, enfoncé jusqu'aux sourcils coiffait leur chevelure inculte. Pour certains ce bonnet était vert. C'était les « perpétuels ».
Les premiers passèrent indifférents. D'autres offrirent le spectacle qu'on attendait. L'œil allumé, ils interpellaient les femmes avec des grossièretés, ébauchaient des gestes obscènes. Un « perpétuel » prit à partie un bourgeois placide qui n'avait à ses yeux que le tort de ne pas être à sa place.
– Ça t'amuse, hein ? Enflé, barrique à vin !
Un garde-chiourme se précipita le fouet haut et la mèche de chanvre cingla la peau blafarde, déjà marquée d'ecchymoses et de plaies. Des femmes poussèrent des cris apitoyés. Cependant un nouveau groupe apparut où chacun tenait son bonnet à la main. Les lèvres des forçats remuaient et l'on reconnut le bourdonnement des prières. Un silence solennel gagna la foule. Deux galériens descendirent, portant un corps enveloppé d'une grosse toile à voiles. Derrière eux suivait l'aumônier dont la soutane noire tranchait sur cette assemblée de loques rouges.
Angélique le regarda avidement. Elle n'était pas certaine de le reconnaître. Il y avait dix années qu'elle ne l'avait rencontré et la scène avait eu lieu dans des circonstances qui troublaient ses souvenirs.
Déjà le misérable troupeau s'éloignait, les chaînes sur les pavés. Angélique tira Flipot par la manche.
– Tu vas suivre ce prêtre, le révérend père Antoine. C'est son nom. Dès que tu pourras l'aborder, tu lui diras... Écoute bien. Tu lui diras : Mme de Peyrac est ici, à Marseille, et désire vous rencontrer à l'auberge de la Corne-d'Or.
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