– Vous êtes dans l'erreur, comme tous les Chrétiens le sont. Car le Coran a dit : « Au jour du Jugement l'encre du savant pèsera plus dans la balance que la poudre du guerrier. » Ce digne vieillard est-il médecin ?

Sur la réponse affirmative le visage du Grand Eunuque s'éclaira. La femme islandaise était malade et aussi l'éléphant, deux précieux présents de l'Amiral d'Alger au Sultan et il était lamentable d'envisager que ces présents se trouveraient endommagés avant même d'avoir quitté la ville.

Savary joua de bonheur et parvint à faire tomber la fièvre des deux malades, grâce à un remède de sa composition. Angélique s'étonnait qu'il réussît à conserver, au milieu de toutes les intempéries et au fond des poches de plus en plus trouées ces poudres, ces pastilles, ces herbes dont il avait le secret. Le Grand Eunuque lui fit donner une djellaba décente et l'attacha à sa maison.

– Et voilà, conclut Savary. On commence toujours par vouloir me jeter à la mer ou aux chiens et puis, bien vite, on ne peut plus se passer de moi.

Angélique se sentait maintenant moins seule. La vieille esclave chrétienne Fatima, avec son français enfantin, contribuait aussi à lui dévoiler le langage et les coutumes de ce monde étranger.

Lorsqu'elle avait demandé au Grand Eunuque l'autorisation de prendre à son service la vieille Fatima, Osman Ferradji avait dit qu'il doutait qu'elle consentît à pénétrer dans le royaume de Marocco où il n'existait pas de propriétaires privés d'esclaves, mais où le roi seul était propriétaire de tous les esclaves chrétiens, près de 40 000 ! Or, la vieille Fatima était libre dans tout l'Islam, bien qu'elle s'entêtât à toujours se considérer comme esclave et elle aurait peur, certainement, d'aller chez des Arabes ayant un autre accent et que les Algérois, malgré leurs courbettes, considéraient comme des sauvages.

Mais, contre toute attente, Fatima était venue déclarer qu'elle sentait qu'elle n'avait plus beaucoup d'années à vivre et qu'étant désormais seule à Alger, elle préférait mourir sous la protection d'une compatriote qui était marquise comme sa première maîtresse, au temps où elle s'appelait Mireille.

– C'est la preuve, commenta Osman Ferradji, que la vieille sorcière vous voit environnée d'heureux présages et que « l'ombre de Moulay Ismaël tombera sur vous » pour vous appeler à la très grande faveur que votre beauté et votre intelligence méritent.

Angélique se retenait de le détromper. Elle se disait que le chef du harem présentait pour elle le seul espoir de quelque humanité à côté des autres puissants du jour qu'elle avait pu côtoyer dans ce pays hostile : Mezzo-Morte et ses jeunes loups, le dey d'Alger et ses « muets » du sérail, les reis et leur Taïffe, tous associations de pirates et de voleurs de grands chemins. Le grand nègre avait par contre fait montre à son égard d'une indulgence dont il n'était pas coutumier, car pour lui la discipline et l'ordre primaient tout. Pour être apparue dévoilée au patio de l'étage alors que des chameliers se trouvaient dans la cour, la petite Circassienne Matriamti avait été fouettée sur l'ordre du Grand Eunuque. Par contre Angélique, qui s'était permis de descendre dans cette même cour, non seulement dévoilée, mais dans ses « indécents » vêtements européens, n'avait reçu aucun blâme. Il ne lui demandait de se voiler que pour l'accompagner deux ou trois fois dans les rues, chez des commerçants. Depuis son séjour sur le palais flottant de Mezzo-Morte, elle éprouvait une peur terrible des gamins musulmans. Outre les cadets aux turbans jaunes, il y avait ces bandes d'enfants qui jetaient des tessons de bouteilles dans les ouvertures des prisons mazmores ou qui enfonçaient des roseaux dans le dos des galériens chrétiens enchaînés. On imaginait assez bien ce que pouvait être le sort d'une esclave pourchassée lorsque l'hallali était donné. Elle avait donc échappé au pire ! Elle constatait aujourd'hui une inquiétante invasion d'enfants dans son caravansérail. Car il y en avait maintenant des centaines, parqués sur les pelouses et autour des jets d'eau, et ils paraissaient n'avoir rien d'autre à faire que de croquer des noisettes et manger des beignets et des sucreries.

Elle s'informa près d'Osman Bey.

– Ils font partie des présents que daigne accepter de ces chiens d'Algérois, mon illustre seigneur le roi de Marocco. Le roi adore la jeunesse qui vient de tous les points du monde : du lointain Caucase comme de l'Egypte, de Turquie comme du sud de l'Afrique, de Grèce ou d'Italie. Il formera ces pages pour ses troupes d'assaut. Car ce n'est point pour un luxurieux usage que Moulay Ismaël aime les jeunes garçons mais parce qu'ils sont des guerriers en puissance. N'oubliez pas qu'il est appelé « l'Epée de l'Islam ». Il sait ce qu'il doit à Allah. Chez nous le Ramadan, ou grand jeûne, dure DEUX mois et non un seul comme chez ces mollassons d'Algérois. Il nous faut doublement souffrir pour parer à la tiédeur religieuse des soi-disant musulmans d'ici. Certes, ils se battent assez bien contre les Chrétiens, mais ils sont trop malhonnêtes en affaires et ils abhorrent le travail. Où sont leurs constructions ? Chez nous au Maroc, on bâtit beaucoup. J'ai suggéré au Sultan de former des phalanges de conquérants à la fois guerriers et bâtisseurs. Quinze mille enfants noirs apprennent d'abord à construire et à faire des briques. Cela dure deux ans. Après, pendant deux ans encore, ils montent à cheval et gardent les troupeaux. À seize ans, ils font leur apprentissage des armes et participent aux combats.

La compagnie du Grand Eunuque et sa conversation ne manquaient jamais d'intérêt. Il paraissait avoir pour la captive française une estime singulière qui n'était pas sans la flatter, bien qu'elle s'en défendît. Elle se demandait dans quelle mesure ce Noir à la froide intelligence pourrait devenir son allié. Pour l'instant, elle dépendait entièrement de lui. Les autres femmes, esclaves chrétiennes auxquelles se mêlaient une dizaine de belles Kabyles et des Noires éthiopiennes, le redoutaient beaucoup. Dès que la haute stature d'Osman Ferradji projetait son ombre sur le dallage, elles se figeaient, étouffaient leurs rires et prenaient des mines de pensionnaires en faute. L'œil olympien du grand nègre errait sur ce troupeau indocile et sournois. Il leur parlait sans violence, mais aucun détail ne lui échappait. Ce jour-là, il lui parut préoccupé. Il finit par lui avouer son tracas. La noble captive française qu'il avait l'honneur de conduire au sérail du roi de Maroc, n'avait-elle pas parlé un jour de commerce qu'elle faisait pour son compte ? Mœurs étranges d'ailleurs que celles de grandes dames s'occupant de trafics jugés par ailleurs vils. Bien à tort, puisque Mahomet lui-même, dans sa grande sagesse qu'il tenait de Dieu en personne, ne s'était point fait faute de rappeler que tous les métiers étaient nobles pour un vrai croyant, et que sur les quarante apôtres reconnus par l'Islam Adam n'avait-il point été cultivateur, Jésus, charpentier, Job, gueux, Salomon, roi, et plusieurs autres des marchands ? La Française n'avait donc pas à avoir de honte pour s'être livrée autrefois au négoce avant sans doute de parvenir au titre élevé de marquise et, cela étant, elle devait s'y connaître en drap, cette étoffe si spécifiquement chrétienne mais dont un bon Musulman sait mal reconnaître la qualité. Le saurait-elle toujours, l'inestimable Turquoise ?

Angélique avait écouté avec bonne volonté la longue complainte commerciale du Grand Eunuque. Elle accepta de le suivre près d'un ballot dont l'emballage laissait voir du drap vert et du drap écarlate. Ce n'était guère sa spécialité, mais les doléances de Colbert l'avaient initiée jadis aux fluctuations de cette monnaie d'échange la plus courante avec les pays musulmans. Elle en tâta un coin froissé et le regarda à la lumière.

– Voici deux draps qui ne valent pas grand-chose... L'un, ce rouge, est fait de laine, je n'en disconviens pas, mais avec de la laine « morte », c'est-à-dire des poils de mouton perdus et ramassés sur les ronces et non pas tondus, comme il se devrait. De plus, il est teint non avec de la garance, mais avec je ne sais quoi d'autre : ça m'étonnerait qu'il ne pâlisse pas au soleil.

– Et l'autre ballot ? demanda Osman Bey, dont l'habituelle sérénité cédait devant une anxiété qu'il avait peine à dissimuler.

Angélique palpa l'étoffe verte, trop raide.

– C'est du dernier rebut ! Meilleure laine, certes, à la vue, mais mélangée de fil et trop empesée ; si l'étoffe reçoit de l'eau, elle se chiffonnera, rétrécira et ne pèsera que moitié.

Le Grand Eunuque devint cendreux. D'une voix mal assurée, il demanda encore à sa captive d'expertiser deux autres rouleaux de drap. Angélique affirma que ceux-ci étaient de la meilleure qualité possible. Elle ajouta après un moment de réflexion :

– Je suppose que ce sont ces deux rouleaux qui vous ont été présentés comme échantillons pour vous encourager à commander un lot plus important ?

Le visage d'Osman Ferradji s'éclaira.

– Et vous devinez juste, madame Firouzé. C'est Allah qui vous a envoyée vers moi. Sinon, je risquais de perdre la face devant le royaume de Marocco et les régences d'Alger et de Tunis. Et la reine si difficile, la sultane Leïla Aïcha aurait beau jeu de me discréditer dans l'esprit de mon maître. Ah ! vraiment, c'est Allah lui-même qui a arrêté mon bras lorsque, dans ma colère devant votre fuite, j'avais décidé de vous torturer sous les yeux des femmes esclaves afin que votre exécution leur serve de leçon. Et ensuite de vous trancher la tête de mon sabre, que j'avais fait spécialement affûter pour cela. Mais la sagesse a arrêté mon bras et mon plus beau sabre en est réduit à se garnir d'ignobles taches de rouille dans ce trou de rats qu'est Alger, nid d'immondes marchands trompeurs. Ah ! mon sabre, console-toi ! L'heure est venue de t'arracher à cette pénible inaction pour une œuvre utile et de Justice.

La dernière phrase avait été prononcée en arabe, mais Angélique en comprit sans peine le sens en voyant l'immense Osman Ferradji tirer son cimeterre d'un geste théâtral et le faire miroiter au soleil. Des servantes accourues revêtirent la captive d'un ample haïck de soie, elle fut enfournée dans une chaise à porteurs escortée de gardes en armes et se retrouva aux côtés du Grand Eunuque dans la boutique du marchand véreux. Celui-ci en était déjà à se prosterner le front contre terre. Le Marocain, très serein, pria Angélique de répéter les avis qu'elle avait donnés sur la qualité des draps. Les ballots d'étoffe avaient été apportés et déroulés. Un esclave français, commis du marchand, traduisait en bégayant un peu et en louchant vers le sabre que le Grand Eunuque tenait en main. Le négociant algérois protesta hautement de sa bonne foi. Il y avait un malentendu évident. Jamais il ne se serait permis de tromper sciemment l'envoyé du grand Sultan du Maroc. Il allait lui-même se rendre dans son arrière-boutique pour trier toutes les pièces de la commande du Vénéré et très Haut Vizir du roi Moulay Ismaël. Le dos rond, il fila vers son antre obscur.

Osman Ferradji considéra Angélique avec un sourire satisfait. Ses yeux étaient brillants et se plissaient comme ceux d'un chat qui s'apprête à sauter sur une souris. Il eut un clin d'œil vers l'arrière-boutique. On entendit des cris affreux et le marchand réapparut solidement maintenu par trois gardes noirs qui l'avaient cueilli alors qu'il essayait de s'échapper par-derrière. On le fit s'agenouiller et poser la tête sur l'un de ses ballots de drap.

– Non, vous n'allez pas lui couper la tête ? s'écria Angélique.

La voix française arrêta le bras déjà levé du Grand Eunuque.

– N'est-ce pas un devoir de supprimer une bête puante ? demanda-t-il.

– Non, non vraiment, protesta la jeune femme, horrifiée.

Le sens de son intervention échappait totalement au chef du Sérail de Moulay Ismaël. Mais il avait ses raisons pour vouloir ménager la sensibilité de la captive française. En soupirant il remit l'exécution du marchand qui avait failli le déshonorer, lui le plus avisé intendant de l'énorme maison du roi du Maroc. Il lui couperait seulement la main, comme aux voleurs. Ce qu'il fit immédiatement, d'un coup sec, comme s'il eût tranché banalement un morceau de canne à sucre.

*****

– Il est vraiment temps que nous quittions cette ville et ce pays de voleurs ! disait quelques jours plus tard Osman Ferradji.

Angélique sursauta. Elle ne l'avait pas entendu s'approcher. Trois négrillons le suivaient, l'un apportant du café, l'autre un gros livre, un rouleau de papier, de l'encre et un stylet de roseau, le troisième un tison ardent et une brassée d'épines. Angélique demeura dans l'expectative. Avec cet étrange personnage ne fallait-il pas s'attendre à tout ? N'était-ce pas l'attirail d'un supplice spécial et raffiné, à son intention ? Le Grand Eunuque souriait. Il sortit à son tour de sa djellaba un grand mouchoir à carreaux rouges et noirs dont il défit le nœud et y prit une bague.