– Ceci est un cadeau personnel pour vous : une bague. Certes, elle est bien petite, car bien que je sois très riche, je dois laisser au Roi, mon maître, le seul privilège de vous faire des présents de grande valeur. Je vous offre celle-ci en signe d'alliance. Et maintenant je vais commencer à vous apprendre l'arabe.
– Mais... ce feu ? demanda Angélique.
– C'est pour purifier l'air autour du Coran que vous allez commencer à étudier. N'oubliez pas que vous êtes encore une chrétienne, donc que vous polluez tout ce qui vous entoure. Partout où vous passerez au cours du voyage, je serai obligé de purifier la place par des rites, et souvent par le feu. C'est fort dérangeant, je vous prie de le croire...
*****
Il se révéla un professeur amène, patient et cultivé. Angélique ne tarda pas à trouver de l'agrément à ces leçons. Elles la distrayaient. Apprendre l'arabe ne pouvait que lui être utile, et l'aiderait à se créer des complicités et à s'échapper un jour. Comment ? Quand ? Et où ? Cela elle n'en savait rien. Elle se répétait seulement que si elle restait en vie et en possession de sa raison, elle parviendrait à fuir !
Parmi les choses qu'il lui fallait apprendre, c'était que la notion du temps n'existe pas en Orient. Ainsi, lorsque le Grand Eunuque lui avait répété un certain nombre de fois « qu'ils partaient incessamment » pour le Maroc, Angélique avait pris d'abord cette affirmation à la lettre. Elle s'attendait tous les jours à se voir jucher sur un chameau d'une caravane. Mais les jours passaient. Osman Ferradji ne manquait pas de vitupérer une nouvelle fois contre les paresseux et voleurs Algérois « dont plus voleurs encore il n'y avait que Juifs et Chrétiens », mais visiblement rien n'était prévu pour le départ.
Par contre, un jour il apportait à la Française une coupe de velours de Venise pour connaître son avis, une autre fois il la consultait sur le choix d'un cuir de Cordoue destiné à fabriquer des selles.
Il l'avertissait qu'il attendait un chargement d'un certain musc d'Arabie, de même que des pistaches et des abricots de Perse, et aussi du « giaze » persan, ce nougat dont celui d'Alger et du Caire n'était qu'une infecte imitation.
Angélique, entraînée malgré elle par ces confidences ménagères, se laissa aller à lui confier que le Persan Bachtiari Bey lui avait donné la recette exacte du nougat d'origine fait de miel mélangé avec de la pâte d'amandes et certaines farines dont l'une n'était autre que la fameuse manne du désert, ces cristaux de sucre exsudés par des arbustes en assez grande quantité formaient parfois, lorsque le vent entraînait ces flocons, de véritables dunes neigeuses. Le mélange était pétri au pied dans des cuves de marbre et fourré de pistaches et de noisettes.
L'austère Noir battit des mains comme un enfant et se mit aussitôt en quête de faire venir de cette manne, spécialité des déserts bibliques. Cela promettait une prolongation indéfinie de séjour. Angélique ne savait si elle devait s'en réjouir. Tant qu'elle se trouvait devant la mer, elle gardait l'illusion d'une évasion possible. La servitude de milliers d'esclaves dont certains se trouvaient là depuis vingt ans donnait pourtant un démenti à cette espérance. Alger était une ville dont on ne s'évadait pas. Un moment, Angélique envisagea que la caravane fît une partie du voyage par mer. Toute une nuit, elle se persuada que les vaisseaux marocains ne pourraient manquer d'être arraisonnés par des chevaliers de Malte ou des pirates chrétiens et cette certitude éclairait son visage, lorsque le Grand Eunuque, au cours d'une de ses leçons d'arabe, lui dit, comme s'il concluait une conversation à ce sujet.
– S'il n'y avait pas sur la mer cette maudite flotte de Malte, c'est dans moins de vingt jours que j'aurais pu avoir l'avantage de vous présenter à votre maître, le puissant commandeur des Croyants, Moulay Ismaël.
Il plissait ses yeux de Noir sémite jusqu'à les fermer presque et qu'ils ne soient plus qu'une fente d'or, au rayonnement intense.
La jeune femme savait déjà que c'était sa manière de solliciter son appréciation, voire son conseil déguisé, et aussi parfois de lui signifier qu'il la devinait.
*****
Maintenant le chef du Sérail semblait avoir mis la dernière main à son imposante caravane. Chaque jour le départ était imminent. Mais chaque jour, pour des motifs mystérieux – peut-être n'y en avait-il aucun – l'ordre de départ était annulé et Osman Ferradji se remettait à attendre quelque nouveau signe invisible, voire imprévisible. Entre autres, une des causes du retard fut le souci que donnait la santé de l'éléphant nain. On ne pouvait entraîner sur les routes de montagnes et de désert un animal aussi précieux que rare et auquel Sa Majesté ferait un accueil enthousiaste. Moulay Ismaël raffolait des animaux. Il avait mille chevaux dans ses écuries et quarante chats dans ses jardins, tous répondant à leur nom. Il fallait attendre que l'éléphant fût bien remis. Chaque jour, son docteur, le vieil esclave Savary, était longuement consulté. Ensuite, il fallut attendre la capture par des Tripolitains d'un navire qu'on savait chargé du meilleur vin de Malvoisie. À cette occasion, Angélique dut subir un interrogatoire attentif. Que fallait-il penser des vins sucrés français, portugais, espagnols et italiens ? Était-ce des vins de liqueur à servir aux dames du harem ou fallait-il les considérer comme vins enivrants et donc interdits par la religion de l'Islam ?
Angélique suggéra, avec une pointe d'ironie, de s'adresser aux « talbes » ou docteurs coraniques pour régler ce point épineux et l'eunuque fut charmé d'une telle réponse montrant la sagesse de son élève et la compréhension de sa leçon où il lui enseignait qu'Islam signifie « soumis à Dieu ».
Les vins de Malvoisie furent acceptés par Mahomet et l'on attendit leur capture. Le Grand Eunuque eût été fort marri de revenir en son pays sans rapporter une boisson rare et savoureuse pour flatter la gourmandise de ces dames toujours à l'affût de nouveautés derrière les grilles de leur harem. Au début de son séjour à Alger, il avait fait achat de plusieurs barriques d'un vin qu'on lui avait dit réputé, mais Angélique lui ayant révélé que c'était une piquette détestable, il s'était trouvé encore une fois sur le point d'être déshonoré. Et rien n'avait retenu son sabre vengeur de s'abattre sur le cou du fripon qui lui avait vendu lesdites barriques et qui osait par-dessus le marché exciper de sa qualité d'ancien pèlerin de La Mecque et de son titre de « Hadj » !...
Angélique écoutait patiemment ces bavardages qui ressemblaient d'assez près à des commérages de femme. Parfois, elle s'étonnait d'avoir au début pris ce Noir pour un authentique descendant des Rois Mages. Elle se disait qu'il était mesquin comme une commère, aussi bavard et même plus velléitaire qu'une femme. On avait l'impression qu'il piétinait toujours et recherchait à tâtons sa voie :
– Détrompez-vous, madame, lui dit le vieux Savary en hochant la tête alors qu'elle lui confiait ses doutes. Cet Osman Ferradji, c'est LUI qui a fait de Moulay Ismaël le Sultan du Maroc et qui cherche en ce moment à l'établir comme le Commandeur de tout l'Islam et peut-être de l'Europe. Ménagez-le, madame, et priez Dieu qu'il nous aide à sortir de ses mains, car Dieu seul le peut.
Angélique haussait les épaules. Voici que Savary parlait comme ce fou d'Escrainville. Peut-être commençait-il à baisser un peu ? Il y avait certes de quoi, avec toutes ces aventures. Pour que le vieil apothicaire, toujours ingénieux et mijotant des complots secrets, s'en remît soudain au ciel, c'était qu'il ne se trouvait plus dans son état normal ! Ou qu'il jugeait la situation particulièrement grave...
Savary était libre de circuler en ville, en qualité de « moukanga », ce qui signifie médecin ou féticheur en soudanais. Aussi fouillait-il les souks et les bazars à la recherche des herbes ou des produits chimiques nécessaires à ses médicaments et rapportant surtout moisson de nouvelles glanées auprès des esclaves récemment capturés. À Alger, rassemblant des gens venus de tous les points d'Europe, on connaissait les nouvelles peut-être mieux que les rois de France, d'Angleterre ou d'Espagne. On apprenait déjà que Ragoszki était devenu roi de Hongrie et que Louis XIV s'était lancé dans une campagne contre la Hollande. Ces nouvelles paraissaient à Angélique dérisoires et irréelles. Ce roi de France qui déclenchait la guerre contre l'Europe était-ce le même que celui qui l'avait tenue dans ses bras, la suppliant tout bas de ne pas se montrer cruelle envers lui ? Et si elle l'appelait à son secours, ferait-il tonner ses canons pour la délivrer ? Elle n'y avait pas encore songé et elle refusa cette pensée, car c'était déjà pour elle une défaite. Ces innombrables esclaves, venant du monde entier, ne parlaient jamais d'un homme défiguré et boiteux qui se serait nommé Joffrey de Peyrac. Elle avait pu établir avec certitude qu'il était venu en Méditerranée, mais sa trace semblait s'être évanouie depuis plusieurs années déjà. Fallait-il accepter la version de Mezzo-Morte que le comte fût mort de la peste depuis longtemps ? Quand cette idée s'imposait à elle, peu à peu, elle en éprouvait une sorte de soulagement. L'incertitude est parfois la pire des tortures. Mieux vaut que la plaie soit débridée, ouverte. « J'ai trop couru après mon espérance... »
Par moments, elle croyait mieux comprendre Savary. Il avait vécu ardemment des années pour sa « moumie minérale ». Son acte de bravoure, l'incendie de Candie, n'était qu'une expérience scientifique. Et maintenant, il tâtonnait. Le squelette de l'éléphant nain et les soins à prodiguer à son descendant vivant ne semblaient pas une matière suffisante à sa cervelle de savant. Il était, comme elle, entraîné ailleurs par un destin aveugle. Toute la vie n'était-elle, au fond, qu'un piétinement sans but ? Non, elle ne voulait pas se laisser amollir par la chaleur et la claustration dorée dont on l'environnait. Elle voulait fuir, et c'était déjà un but !
Avec une nouvelle ardeur, elle se pencha vers le parchemin où elle inscrivait des signes. Et elle tressaillit, parce que le regard d'Osman Ferradji la fixait. Elle avait oublié sa présence. Il lui semblait qu'il avait toujours été là, hiératique et mystérieux, avec ses longues jambes croisées sous les plis de sa djellaba de laine blanche. Il portait un caftan gris tourterelle et un haut bonnet noir dont les broderies étaient du même rouge que ses ongles.
– La volonté est une arme magique et dangereuse, fit-il.
Angélique le regarda, secouée d'une brusque colère comme chaque fois qu'elle se sentait devinée par lui.
– Voulez-vous dire qu'il est préférable de se laisser mener par la vie et les événements comme un chien crevé au gré des flots ?
– Notre destinée n'est pas entre nos mains et ce qui est écrit est écrit.
– Voulez-vous dire qu'on ne peut jamais changer le sort ?
– Si, on le peut, fit-il gravement. Tous les humains possèdent une infime possibilité de contrarier le sort. Cela ne s'obtient qu'à force de volonté. Et c'est pourquoi je dis que la volonté est une forme de magie, puisqu'elle force la nature. Et qu'elle est dangereuse, car un tel résultat ne peut se payer que fort cher et entraîne les épreuves de la vie. C'est pourquoi les Chrétiens qui emploient la volonté personnelle à tout propos et pour des buts mesquins sont sans cesse en désaccord avec leurs destinées et accablés des maux dont on les entend si souvent se plaindre.
Angélique secoua la tête.
– Je ne puis vous comprendre, Osman Bey. Nous appartenons à deux mondes différents.
– La sagesse ne peut s'acquérir en un jour, surtout lorsqu'on a été élevé parmi la folie et l'incohérence. Et parce que vous êtes sage et belle je veux vous mettre en garde contre ces maux qui vont vous accabler si vous vous obstinez à forcer le sort dans le sens que vous réclamez, alors que vous ignorez les voies et les buts qu'Allah vous réserve.
Angélique eût voulu détourner les yeux et répliquer hautainement qu'on ne pouvait comparer l'éducation coranique avec les richesses de la civilisation gréco-latine. Cependant elle ne parvenait pas à se sentir offusquée. Elle éprouvait l'impression apaisante d'être « suivie » et gardée au delà d'elle-même par un esprit lucide et serein qui avait le don de projeter de hardis coups de clarté dans les ténèbres encore épaisses de son destin.
– Osman Bey, êtes-vous un mage ?
Le sourire qui erra sur les lèvres du Grand Eunuque ne manquait pas de bonté.
– Non, je ne suis qu'un être humain dépouillé des passions qui ôtent à beaucoup la clairvoyance. Et je voudrais surtout te rappeler ceci, Firouzé : qu'Allah accorde toujours ce qu'on veut si la prière est juste et quotidienne !
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