– C'était là-bas... C'était différent. Nous étions tous des Chrétiens, de pauvres esclaves...

Et soudain, il courbait la tête comme accablé, comme s'il portait encore sur ses épaules les énormes pierres dont les chaouchs de Moulay Ismaël l'écrasaient.

– Je pourrai oublier les tortures, fit-il d'une voix lourde, je pourrai oublier la croix. Mais CELA je ne pourrai jamais l'oublier... Vous m'avez chargé, madame, vous m'avez chargé... Et elle savait de quel poids elle avait chargé son cœur et qu'il traînerait désormais avec lui le souvenir de deux voix murmurant dans le silence du désert.

« Je t'aime aussi, Colin.

– « Chut ! Il ne faut pas dire ces mots-là. Pas encore... Tu te sens bien maintenant ?

– « Oui.

– « C'est vrai que je t'ai donné du plaisir ?

– « Oh ! oui, tellement.

– « Dors, mon agneau... »

Les coins de la bouche d'Angélique se mirent à trembler et la haute stature de Colin Paturel s'estompa, parut s'éloigner derrière l'écran de ses larmes.

Il se baissait. Il ramassait son sac, le jetait sur son épaule et soulevait son bonnet de laine en marmonnant :

– Adieu, madame ! Bon voyage !

Il s'en allait.

Non, pas ainsi. Pas avec ce regard hostile et révolté. Colin ! Colin, mon frère !... Elle se précipita dans la galerie, se pencha sur l'escalier. Mais il était déjà en bas. Vit-il en levant les yeux, ses larmes sur ses joues ? Les emporta-t-il, comme un baume, pour panser ses blessures ?

Elle ne le saurait jamais ! Elle resta immobile, la poitrine agitée de sanglots pénibles.

Puis elle s'en alla marcher sur les remparts. Elle ne pouvait plus rester enfermée. Les plafonds bas, les murs pesaient sur elle comme ceux d'une prison. Elle voulait respirer le vent de la mer pour se délivrer de l'oppression. Au large, croisaient des barques barbaresques. Les canons du port défendaient le départ des navires. L'un d'eux s'éloignait, les voiles tendues, d'un blanc de craie sur l'azur du ciel. Était-ce celui qui emmenait Colin Paturel, le roi des captifs, le pauvre marin normand et sa peine ? « C'est bête, la vie ! » se disait Angélique. Et elle pleurait tout bas, les yeux aveuglés par l'éclat des courtes vagues au pied de la citadelle. O, Méditerranée ! Nostra mare ! Nostra madré !

Notre mère. Berceau bleu, vaste sein amer de l'humanité, portant toutes les races, berçant tous les rêves.

Méditerranée, chaudron de sorcière, brassant toutes les passions !... Angélique s'était embarquée sur ses flots trompeurs et elle avait abandonné les lambeaux de son rêve et de son espérance à des mirages d'azur et d'or... Il semblait qu'elle n'eût entrepris ce voyage que pour effacer l'image trop tenace de son mari et, partie pour le faire revivre, découvrir aujourd'hui que jusqu'à son souvenir s'était enfin dispersé en elle. Sur ces rives qui avaient vu s'écrouler tant d'empires, tout retournait en poussière !...

Lasse, elle songeait qu'elle avait assez sacrifié à un impossible but, à une chimère cruelle.

Comme le petit Cantor, victime première, criant « Mon père ! Mon père ! » avant de disparaître sous les flots, elle avait crié « Mon amour ! » mais rien n'avait répondu. Les phantasmes, les utopies, se dispersaient dans le lent mouvement des voiles sur l'horizon, dans l'odeur du café brun et le nom des villes passionnées ou mystérieuses : Candie-le-pirate, Miquenez où les esclaves expirent dans les jardins de Paradis, Alger-la-Blanche. À l'instant, elle pleurait moins sur son échec et sa déception, que sur des souvenirs impérissables de visages qui avaient nom Osman Ferradji, le Grand Eunuque, Colin Paturel-le-crucifié et jusqu'à ce bizarre Moulay Ismaël qui mettait la prière au rang des voluptés. Et jusqu'à ce personnage mince et sombre, Méphisto des mers, le Rescator, dont le mage avait dit :

– Pourquoi l'as-tu fui ? Les étoiles racontent ton histoire et la sienne, la plus extraordinaire histoire du monde !

Dans le lointain, la voix démente d'Escrainville hurlait : « C'est pour toi qu'elle aura son visage d'amante, maudit Magicien de la Méditerranée... »

Mais ce n'était même pas vrai. Une fois encore, le vent trompeur avait brouillé tous les destins, et son visage d'amante elle ne l'avait offert qu'à un pauvre marin qui l'emportait désormais comme un trésor volé au cours de la plus incroyable des aventures. Tout était brouillé, tout était remis en question. Cependant Angélique commençait à percevoir une vérité dans ce chaos. La femme qu'elle avait contemplée dans la vasque d'eau, celle qui s'était lavée à la source de l'oasis et qui avait dressé au clair de lune son corps rajeuni, n'avait plus rien de commun avec celle qui, moins d'un an plus tôt, affrontait Mme de Montespan sous les lambris de Versailles.

C'était alors une femme déjà touchée de corruption, avide, rouée, flairant l'intrigue, à l'aise parmi les eaux troubles. Son esprit s'était obscurci à force de se commettre avec tant de repoussants personnages.

À ce seul souvenir une nausée la saisissait, une envie de vomir. Jamais, se dit-elle, jamais elle ne pourrait se retrouver parmi EUX ! Elle s'était lavée et purifiée à respirer l'air embaumé des cèdres. Le soleil du désert avait brûlé les herbes vénéneuses. Maintenant elle LES verrait toujours tels qu'ils étaient ; elle ne pourrait plus supporter d'affronter la stupidité vaniteuse inscrite sur la face d'un Breteuil et faire l'effort d'y répondre avec politesse.

Certes, elle irait chercher Florimond et Charles-Henri, et ensuite elle partirait. Oui, elle s'en irait !...

Où cela ?...

Seigneur, ne pourrait-on créer un monde sur cette terre où un Breteuil n'aurait pas le droit de mépriser un Colin Paturel, où un Colin Paturel n'aurait pas à se sentir humilié par son amour inaccessible pour une grande dame de la Cour ?...

Un nouveau monde où ceux qui posséderaient la bonté, le courage, l'intelligence, seraient placés en haut, où resteraient en bas ceux qui en seraient dépourvus ? N'y aurait-il pas une terre vierge pour accueillir les hommes de bonne volonté ? Où, Seigneur ?... Sur quelle terre ?...

Elle revint en méditant. Elle parlerait ce soir à M. de Breteuil. Le Roi avait envoyé un vaisseau pour la chercher. Dans un mouvement de panique et pour échapper à une situation sans issue, elle avait fait appel à lui. Il ne s'était pas dérobé. Mais Angélique ne voulait pas voir se refermer sur elle les tenailles d'un piège ancien. Se trouvait-elle engagée vis-à-vis du Roi ? Elle décida que rien n'avait encore été formulé à cet égard. À peu de choses près, les pièces de l'échiquier pouvaient se retrouver placées de la même façon que l'année précédente. Sans plus attendre, le soir même, elle avertit le diplomate français qu'elle ne pensait pas devoir le retenir à Ceuta plus longtemps. Elle-même pour sa part y prolongerait son séjour, sa santé étant encore défaillante, mais M. de Breteuil pourrait rentrer en France et avertir le Roi de la bonne réussite de sa mission. Encore qu'il n'eût pas à faire les dépenses prévues puisqu'elle avait pu échapper elle-même à Moulay Ismaël, elle n'en demeurait pas moins très reconnaissante à Sa Majesté de son incroyable bonté à son égard. Le diplomate eut un sourire mince et la regarda en jubilant de joie mauvaise. Il ne l'avait jamais aimée. Il se souvenait que lors de l'ambassade de Bachtiari Bey elle avait réussi là où lui-même et ses collègues avaient échoué et le Roi ne s'était pas privé, à cette occasion, de les traiter de maladroits.

Il dit que Mme du Plessis-Bellière se méprenait. Croyait-elle que Sa Majesté n'avait pas conçu une profonde rancœur à son égard ?... L'exemple était rare d'une désobéissance aussi ouverte et il n'était pas dans les habitudes du Roi de prendre à la légère une façon d'agir proche de la rébellion. Mme du Plessis-Bellière, par son influence, ses nombreuses relations, sa place de premier plan à la Cour, était une personnalité trop importante pour que ses actes n'entraînassent pas de désastreuses réflexions. On avait ri sous cape du « bon tour » joué au Roi et les pamphlétaires de Paris s'en étaient donné à cœur joie de mettre en couplets l'évasion mystérieuse de la belle amazone. Autant de contrariétés que le Roi n'était pas prêt à pardonner facilement...

Si son incroyable générosité l'avait certes poussé à venir au secours de celle qui s'était mise dans une si triste situation, il ne convenait pas à sa dignité de souverain de passer l'éponge facilement. Et la prudence lui conseillait de se méfier d'une personne qui rééditait, hélas ! la scandaleuse conduite des frondeuses de jadis... Angélique, outrée, coupa net la mercuriale.

– Eh bien, raison de plus pour ne pas abuser de la générosité de Sa Majesté. Retournez en France, monsieur. Je rentrerai par mes propres moyens.

– Il n'en est pas question, madame.

– Et pourquoi ?

– Parce que j'ai ordre de vous arrêter, madame, au nom du Roi.

FIN

1 Sa charge.

2 10 livres françaises de l'époque ou 3 piastres turques.

3 Salé était le principal port des corsaires marocains, se trouvant fort proche du Rabat actuel.

4 Personnage religieux qu'on nommait aussi marabout.

5 Agadir, l'ancien Santa-Cruz portugais.

6 Père-protecteur : du grec papyros. On désignait ainsi les prêtres orthodoxes.

7 Femmes du Paradis musulman.

8 Attention ! Vite !

9 Shoudi : juif en arabe.

10 Pour le traducteur : angélique, adjectif, signifie qui possède la vertu d'un ange.

11 Xauen