Mon père était une proie facile. Il me suffisait de me glisser contre lui quand il écoutait Georges Brassens dans son fauteuil profond et de lui murmurer « petit papa d’amour » pour que son grand corps soupire, qu’un sourire fende sa mine et qu’il m’enveloppe de la pression de ses bras affectueux en me psalmodiant « ma fille, ma si belle, mon amour, ma vie ». Tout son désespoir d’être, son incapacité à tenir le cap de bon père de famille se traduisaient dans la pression bouée de ses bras contre moi. Il s’en remettait à moi. Je me faisais toute petite pour l’attendrir davantage, l’entraîner plus loin vers de riants pâturages, toute molle, toute douce, murmurant « encore, encore, papounet, encore », et je sentais, sous mes mots voluptueux, fondre sa colère, contre lui, contre elle, contre le monde qui n’acceptait pas les règles de son jeu et le prenait, sans arrêt, la main dans le sac. Je me collais contre lui, je ronronnais, j’avais gagné.
Ma mère ne se laissait pas faire. « Si tu crois que je ne vois pas ton manège ! » me lançait-elle dès que je m’approchais. Je me tenais à distance. On s’observait. Elle m’appelait Forza et mettait mon couvert en bout de table.
Ça, c’était quand Jamie était là, sinon elle était plutôt gentille avec moi.
Mes frères et ma sœur avaient décidé, eux, de les ignorer. Ils se bouchaient les oreilles, se bandaient les yeux, se tenaient droits pendant les repas et sortaient de table, la dernière bouchée avalée, glissant le long des murs en une file d’Indiens silencieux. Ils filaient doux et tissaient un voile d’indifférence contre lequel tout ricochait.
Quand papa fut parti, définitivement parti, c’était trop tard pour changer de vie. Chacun y tenait un rôle et j’étais devenue ce petit lutin charmant qui ensorcelait les hommes et menait la danse pour ne pas être scalpée. J’avais enfoui au fond de moi ma rage, mon courroux, mon impuissance à réconcilier mon monde, ma méfiance envers ce beau sentiment qu’on appelait « amour » et qui ressemblait si fort à la guerre.
L’été passait et Gros Job s’incrustait. Le fils Armand avait rejoint le père dans les alpages, après un séjour d’un mois aux States. Encore un mot qui déformait les bouches, les remplissait d’un respect mystérieux et creux. Le père Armand disait States, le fils Armand disait States et bientôt notre mère les imita. On n’entendait plus que ce mot-là, qui revenait comme une référence obligée et allumait dans les regards de ceux qui le prononçaient autant d’étoiles que sur le drapeau américain. Il avait fêté là-bas son vingt-quatrième anniversaire. Dix ans de plus que moi.
Cela ne m’impressionnait guère tant le personnage était falot. Il avait mis toute son énergie à résister pour ne pas reprendre l’affaire de son père et poursuivre ses études dentaires, il ne lui en restait plus pour briller au quotidien, pour s’étaler et prendre possession de son corps. Il était pâle, le cheveu châtain et maigre, la peau blanche piquée de petits boutons rouges, l’œil marron, la poitrine concave et les épaules tombantes. Il ressemblait à un édifice branlant. Si gêné d’exister qu’il semblait continuellement s’excuser de quelque chose. Se lissait les cheveux du plat de la main, frottait ses doigts contre son menton, tirait sur son short ou suçait son col de chemise. Son embarras se trahissait aussi par un ricanement enfantin, presque espiègle, qui éclatait sans raison et surprenait chez un être déjà adulte. Devant son père, il filait doux et acquiesçait, telle une épouse soumise, à toutes ses demandes.
On ne se quittait plus, les Armand et nous. Le seul obstacle à une réunion totale était la présence de Tonton qui dérangeait les plans de notre mère. Elle ne le supportait plus et ne s’en cachait pas. Ouvrait grand les fenêtres quand il était resté trop longtemps dans une pièce, lavait frénétiquement ses draps et ses chemises pour « chasser l’odeur », le morigénait s’il se curait les dents ou mettait les coudes sur la table. De bailleur de fonds il était devenu empêcheur de tourner en rond. Elle ne savait plus comment s’en débarrasser et désespérait d’y parvenir. Plus elle s’énervait, plus il la regardait, rougissant, ébahi, se faisant de plus en plus petit, mais ne cédant pas un pouce de territoire à l’ennemi. Car il avait compris, Tonton. La nuit, dans sa couchette au sous-sol, près de la chaufferie, il ruminait des plans pour évincer son rival et revenir trôner dans le fauteuil-crapaud.
Ma mère commit une faute tactique en espérant l’éliminer sans autre forme de procès. Son sang de boutiquier se révolta. Il calcula ce qu’il avait dépensé en vain. Il n’allait pas tarder à prendre sa revanche, qu’il mitonnait en boudant d’interminables heures, drapé dans son uniforme de quincaillier, les doigts s’agitant sur une calculette imaginaire dont le total lui faisait bouillir le sang et échafauder des stratégies d’éviction.
Alors on le semait. On s’esquivait sur la pointe des pieds, le laissant seul dans le chalet. On partait en randonnée dans les montagnes, on dormait dans des refuges, notre mère nous disait de respirer bien fort l’air pur et étreignait la main de son compagnon. Le fils Armand se rapprochait de ma sœur ou de moi, nous tenait le bras, nous attirait contre lui ou nous soufflait son haleine dans le cou, en lançant des clins d’œil de mâle complicité à nos deux frères qui s’en moquaient et demandaient sans arrêt : quand est-ce qu’on s’arrête ?
On mangeait des fondues arrosées de vin blanc. Maman fermait les yeux et nous vidions les verres. L’apprenti dentiste me faisait boire et je ne me méfiais pas. Il en profitait, tendait une main insistante sous la nappe blanche à carreaux rouges. Je le repoussais en soufflant, bataillais contre ces pieuvres curieuses et cherchais du regard quelqu’un qui viendrait m’en délivrer. Ma grande sœur avait réussi à s’en débarrasser et semblait me dire « à toi, maintenant ! », mon grand frère pouffait et faisait des bras d’honneur, maman s’alanguissait contre Henri Armand, jouait avec ses doigts, les baisait un à un en leur donnant des petits noms. Le café, le pousse-café. Mes frères et ma sœur s’endormaient pêle-mêle sur les bancs…
J’étais seule. Je n’avais pas peur. Je me disais simplement que le jour où il faudrait me défendre pour de bon, c’est toute cette belle harmonie familiale, presque conjugale, que je ferais voler en éclats.
Je n’avais pas envie que cela arrive trop vite. J’aimais la voir heureuse, amoureuse, petite fille reposée, enfin arrivée au port. Elle poussait des « Oh » et des « Ah » chaque fois qu’Henri Armand expliquait la fonte d’un glacier ou le pourquoi d’une avalanche, s’alanguissait contre lui et me lançait des baisers que j’attrapais et m’appliquais comme autant de gouttelettes de parfum précieux. Je les humais, les léchais, les embrassais. Elle éclatait de rire et recommençait et c’était comme un aller-retour d’amour fou entre nous. Qu’elle était belle, abandonnée ainsi ! Je ne le voyais pas, lui. Il me suffisait de la découper, elle, avec ses longues jambes qui jaillissaient de son short blanc, ses bras dorés, ses épaules rondes sur lesquelles elle faisait glisser son bustier, ses cheveux noirs qui s’allumaient au soleil et les rayons d’amour dont elle me bombardait, insouciante à la dépense. Je fermais les yeux, l’épinglais telle quelle dans un coin de ma mémoire et oubliais le jeune homme hésitant et libidineux qui se tortillait pour se rapprocher de moi.
C’était l’été. Les torrents des glaciers ruisselaient en mille petits filets argentés autour de nous, les tartes à la myrtille recouvertes de bonne crème blanche disparaissaient sous nos coups de dents, la pierre chaude des rochers servait de litière pour nos siestes de « trop manger », et la voix claire de notre mère s’élevait pour nous fredonner une de ces chansons d’enfance que lui chantait sa mère, et avant elle sa grand-mère, son arrière-grand-mère et…
On s’endormait. Chacun faisait la sieste de son côté. Ma mère et son compagnon s’enfermaient dans les refuges, toujours déserts dans la journée, nous, les enfants, nous éparpillions, qui sur un rocher, qui dans une grange à foin ou une bergerie. On dénichait chacun son coin et c’était un jeu nouveau de ne pas être trouvé.
C’est là, dans une de ces constructions de pierres branlantes au crépi écaillé, dont le toit s’ouvrait par de larges trous d’ardoises manquantes sur un ciel toujours bleu, que l’incident se produisit, un jour de « trop manger ». J’étais allée m’y reposer après trop de sandwichs, de lait concentré et de tartes à la myrtille dégoulinantes de crème fraîche. La tête me tournait, des insectes bourdonnaient autour de mes joues brûlantes et je les chassais d’une main molle et lasse. J’avais ouvert la fermeture éclair de mon short et enfoui ma somnolence lourde dans un coin de grange. Il entra et j’entendis résonner son rire d’adolescent gauche et fiévreux. Il s’était déguisé en fermière, avait noué une serviette sur sa tête, retroussé son short, noué un torchon autour de ses reins, roulé ses chaussettes sur ses chevilles et tenait à son bras le panier de provisions, vide.
– Tu me trouves comment ? demanda-t-il dans un petit rire aigu.
Il était grotesque, travesti en paysanne. Grotesque et menaçant. Je reculai dans le foin et cherchai des yeux une faux, une herse, une charrette, n’importe quoi pour me défendre, me protéger.
– Ne suis-je pas charmante ainsi ? insista-t-il en se déhanchant. Je peux venir me reposer près de toi…
Je calculai la distance entre lui et moi et m’enfonçai dans la meule de foin, cherchant toujours l’outil qui le tiendrait hors de portée et découragerait ses avances. Il n’y en avait pas et personne n’entendrait mes cris.
– Tu n’es pas drôle, dis-je d’une voix pâteuse.
– Ah…
– Pas drôle du tout…
Il se rapprocha. Posa le panier. Avança dans le foin, son fichu de paysanne noué sur le menton, le torchon-jupe entravant sa progression maladroite. Il se rapprochait et je ne pouvais plus reculer. Il avança la main jusqu’à l’ouverture de mon short, l’agrippa et se jeta sur moi, rouge, les yeux fous. Je me débattis et le repoussai mais il était plus fort que moi et, bientôt, je me retrouvai immobilisée sous lui, toujours ricanant et affublé de sa serviette sur la tête.
– N’aie pas peur, n’aie pas peur, je suis une gentille fermière qui vient livrer ses œufs…
Il s’accrochait à moi, à mon torse lisse et nu. Je le frappai, lui griffai le visage et le cou mais il continuait, déchirant mon tee-shirt, baissant mon short et égrenant son petit rire d’idiot fébrile. Bientôt il fut nu contre moi et essaya de me forcer. Je ne renonçai pas et lui décochai de toutes mes forces un coup de genou entre les jambes. Mon frère aîné m’avait appris que c’était le seul moyen efficace de se débarrasser d’un homme menaçant. Il avait raison. Une grimace déforma la bouche de la gentille fermière, le nœud du fichu glissa entre ses dents, formant un mors qui accentuait son rictus imbécile, et il roula sur le côté, se tenant les genoux et gémissant. Je sortis en courant de l’abri et, me rajustant comme je le pouvais, me précipitai jusqu’au refuge pour avertir ma mère. La porte était fermée. Je m’écroulai et criai : « Maman, maman. » Elle n’entendait pas.
Quand elle ouvrit, enfin, que son regard tomba sur moi, tout le sang-froid et l’énergie que j’avais rassemblés pour me défendre m’avaient désertée et je n’étais plus qu’un petit tas terrifié qui essayait de comprendre ce qu’il venait de lui arriver.
– Il a… Il m’a… j’ai… là-bas…
Elle regardait ma tenue défaite, mes lambeaux de tee-shirt déchiré, mon short encore ouvert et tentait de me calmer. Elle me prit dans ses bras et murmura :
– Là… là… qu’est-ce qu’il y a ?
– Là… dans la grange… Il est venu… Il était déguisé et…
– Mais qui, ma chérie ?
– Tu sais bien… Lui, là…
– Mais qui, lui ?
– Lui… Le grand… Le fils de…
Alors l’ombre d’Henri Armand, gigantesque et noire, se découpa sur le pas de la porte du refuge et je me mis à trembler encore plus fort. Il me sembla qu’il me regardait sévèrement et, pendant un moment, je ne pus plus parler.
– Qu’est-ce qu’elle a ? demanda-t-il de sa voix posée d’homme qui domine le monde.
– Je ne sais pas, dit ma mère. Elle tient des propos incohérents…
Puis, me serrant contre elle, elle passa ses longs doigts fins sur mon visage et effaça mes larmes.
– Raconte-moi… Tu peux tout dire à maman…
J’apercevais les longues jambes poilues et musclées d’Henri Armand, son short beige, sa chemise mal reboutonnée et, surtout, je sentais sur moi son regard d’homme tout-puissant qui me réduisait au silence.
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