– Dis à maman…

– Il est venu dans la grange… Il était déguisé en fermière… Il avait mis un fichu… – Mais qui ? s’impatientait ma mère.

– Elle divague, tu vois bien qu’elle divague, reprit Henri Armand. Elle veut attirer ton attention parce que… Enfin, tu comprends… C’est de son âge…

– Elle ne fait jamais d’histoires d’habitude, ça ne lui ressemble pas, disait ma mère, en me berçant contre elle.

– Il suffit d’une fois… On en a vu des adolescentes enflammées s’inventer des histoires pour se faire remarquer. Allez, il ne faut pas entrer dans son jeu. Ce n’est pas un service que tu lui rends…

– Tu crois vraiment ? demanda ma mère, relâchant son étreinte et scrutant mon regard.

– Elle est jalouse, c’est tout… C’est évident.

À ce moment-là, j’entendis des pas et me retournai. C’était la gentille fermière sans fichu ni panier qui avançait vers nous en aplatissant ses cheveux, le regard tombant sur ses chaussettes roulées. Je me recroquevillai contre ma mère et le lui montrai du doigt.

– C’est lui… Il m’a grimpé dessus dans la grange…

Henri Armand éclata d’un rire profond et moqueur.

– C’est la meilleure ! Mon fils ! Dans la grange ! Avec cette gamine !

Se tournant vers son fils, il lui fit signe de le rejoindre :

– Viens par ici, toi !

Nous étions tous les quatre, la mère et la fille, le père et le fils, et la vérité allait enfin éclater. Fini les balades avec Gros Job et son fils, on allait retrouver nos fous rires et nos secrets d’avant, à l’ombre inoffensive de Tonton. Et même si elle devait souffrir un peu, remonter son bustier et ranger ses longues jambes dorées, à nous quatre, nous saurions la consoler. On lui avait bien suffi pendant toutes ces années !

– Tu viens d’où ?

– Ben… Je faisais la sieste comme tout le monde… répondit le fils sans me regarder.

– Tu faisais la sieste où ?

– Là-bas, sur les rochers. Pourquoi ?

– Tu n’étais pas dans la grange par hasard ?

– Et qu’est-ce que j’aurais fait dans la grange ?

– Tu aurais fait des avances à cette enfant…

– Moi ? Écoute, papa, tu me connais… J’ai assez de copines à la fac pour ne pas m’intéresser à une gamine même pas formée !

Il éclata de son petit rire étranglé, devenu méprisant, et haussa les épaules.

– C’est elle qui me cherche ! Elle arrête pas de me courir après ! Cent fois j’ai voulu t’en parler. Je voulais pas faire d’histoires pour si peu, c’est tout.

Il avait pris le ton ferme et maîtrisé de son père et lui parlait, pour une fois, d’égal à égal.

Henri Armand se retourna vers ma mère.

– Tu vois ! Elle a voulu se faire remarquer… Elle lui a fait des avances et ça n’a pas marché. C’est une allumeuse, ta fille. Je l’avais déjà remarqué ! Ça a besoin d’être repris en main et sans délai. Tu es trop bonne avec eux. Ce n’est pas de ta faute, tu ne peux pas tout faire. C’est le problème des femmes seules qui élèvent des enfants sans leur père. Et quand le père n’est pas à la hauteur, en plus…

Il lâcha un soupir, plein de sous-entendus, que je recueillis comme une trahison. Nous n’étions plus deux contre deux : j’étais seule contre trois. Je m’écartai violemment de maman et attendis qu’elle se prononce. Elle semblait embarrassée et je lâchai d’un seul coup telle une vipère dressée, prête à mordre :

– Il n’a pas le droit de parler comme ça de papa. Ça ne le regarde pas ! Il ne fait pas partie de la famille !

– Oh ! Elle retrouve vite ses esprits pour une petite fille molestée ! Elle passe vite des larmes aux insultes ! Et tu voudrais qu’on croie à ta comédie ? riposta Henri Armand en s’adressant à moi. Tu devrais avoir honte ! Je t’assure, ma douce, ces enfants ont tout simplement besoin d’un père qui les visse, et je m’y entends pour ça !

Sa main vint se poser sur l’épaule de ma mère et lui massa tendrement le cou. Elle s’appuya contre cette main puissante, réconfortante, qui mettait fin à sa solitude. L’image d’un homme à ses côtés, qui la soulagerait de sa peine et lui ferait vivre, enfin, une existence douce et confortable, acheva de dissiper ses doutes. Henri Armand avait raison : elle ne pouvait pas tout faire et ses enfants en profitaient. Elle les avait trop longtemps admis dans son intimité, les avait élevés au rang de complices, de confidents. Ils devaient retourner à leur rôle d’enfants disciplinés et obéissants. Il allait mettre de l’ordre dans sa vie, elle s’en remettait à lui, à sa force d’homme qui ne doute jamais et possède le secret de la vérité. Elle se rangea à ses côtés.

– Tu devrais avoir honte d’inventer ces histoires, me dit-elle. Va te débarbouiller. On en reparlera ce soir, toutes les deux.

J’étais bafouée, trahie. Plus grave encore : j’avais perdu l’amour de cette femme que j’aimais plus que tout au monde. Chassée du paradis terrestre, j’oubliai le combat dans le foin et ne pensai plus qu’à cette terrible défaite : ma mère avait cessé d’être ma mère. J’avais perdu son amour. Ma raison de vivre. Pour qui allais-je donc me battre dorénavant ? Quelle silhouette lumineuse allais-je découper pour la coller dans mes rêves nocturnes ? Qui serait assez beau et fort, charmant et cruel, malicieux et rusé, tendre et impitoyable, en un mot assez romanesque, pour la remplacer ?

Je ne pleurai pas. Je ne protestai pas. Je ravalai ma rage et repris ma danse de lutin charmant, légèrement contusionnée. Je me jurai de me méfier des hommes forts et des femmes qui aiment les hommes forts. J’avais un trou dans le cœur, un grand trou noir et vide. J’avais perdu mon idole et ne voyais autour de moi personne pour prendre sa place. Je me réfugiai dans des histoires, de belles histoires que je me racontais dans le noir, luttant contre le sommeil, où je créais mille personnages, mille rebondissements, mille fins tragiques ou heureuses qui, seules, m’apaisaient. Je commençai par les dérouler dans le secret de mes nuits puis les consignai sur un cahier où j’avais pompeusement écrit : « Strictement personnel. À détruire si je meurs. »

C’est ainsi que m’est venue la faculté d’écrire, d’inventer des histoires qui devaient toutes être assez longues, assez fournies, assez rocambolesques pour distraire ma solitude, combler mon besoin d’amour, effacer mes échecs et me dessiner un avenir radieux.

Parfois, la vie, pleine de mansuétude et de générosité pour ceux qui s’accrochent à elle et continuent d’espérer, m’adressait un clin d’œil et m’offrait gratuitement un épisode de feuilleton que je n’aurais même pas osé inventer ! Des années plus tard, je lus dans les journaux l’arrestation d’un dentiste qui avait pris l’habitude d’endormir ses patientes et de les violer. C’était le fils Armand. Il écopa de quinze ans ferme de prison. Ce jour-là, devant mon journal déplié et mon bol de café fumant, je fermai les yeux et remerciai qui de droit de m’avoir vengée de si belle façon.

Je ne sus jamais, cependant, comment réagit le père, cet homme aux mollets d’acier qui dominait le monde. Un jour, à la fin de l’été, alors que nous revenions d’une de ces randonnées qui étaient devenues des corvées – je passais mon temps à fuir le regard triomphant du faible qui m’avait abusée et s’en était tiré –, nous trouvâmes, cloué sur le portail de notre belle propriété, un écriteau en bois : « À vendre. S’adresser à l’agence Mouillard en ville. » Tonton, muni des papiers du chalet et des factures prouvant qu’il avait tout payé, avait mis fin à notre aventure de propriétaires fonciers. Henri Armand s’en étonna et promit de poursuivre le malotru. Il connaissait des gens haut placés, des avocats, des notaires, des experts, cela ne se terminerait pas comme ça. Mais, devant les explications embarrassées de ma mère qui dut bien avouer que Tonton était l’unique propriétaire, il changea de ton et on ne le revit plus.



Je voulais tout savoir d’elle. La connaître petite fille, la suivre pas à pas dans l’histoire de sa vie. Je n’avais pas besoin de beaucoup la forcer pour qu’elle raconte. Elle avait envie de faire peau neuve, de se délivrer de son passé pour se remettre, toute nouvelle, entre mes mains. Elle possédait, à la fois, une innocence de petite fille et une rouerie de femme qui connaissait la vie. On ne la lui faisait pas ! Elle avait déjà tout connu ! Elle disait ça en soupirant telle une vétérante de l’amour. Et, en même temps, elle me demandait avec émerveillement si ça ne m’ennuyait pas d’entendre tout ça.

Ça ne m’ennuyait pas. Ça m’irritait. Ou m’attendrissait. Je la détestais et j’avais envie de la protéger. Parfois, j’avais envie de lui dire arrête, arrête, tais- toi, mais c’était plus fort que moi, il fallait que je sache tout d’elle, que j’aie toutes les cartes en main.

Je voulais qu’on reparte de zéro, elle et moi. Que notre histoire ne ressemble à aucune autre. Je savais qu’elle n’avait pas froid aux yeux. C’est elle qui m’a relancé après notre première rencontre. Avec beaucoup d’audace et de savoir-faire. Avec gourmandise aussi. Elle m’a appelé en me demandant le titre d’un livre dont je lui avais parlé ce soir-là, à table, et dont elle ne se souvenait pas. J’ai compris que ce n’était qu’un prétexte. Je lui ai proposé de le lui envoyer. Elle n’a rien dit.

Ou de le lui porter.

Elle a dit oui.

C’est ainsi qu’on s’est revus et, très vite, elle m’a fait comprendre qu’il ne tenait qu’à moi… Ce même soir, on a basculé dans son lit. Un grand lit blanc qu’elle venait de recevoir le matin même. C’est un signe, disait-elle, c’est un signe, et elle se coulait, frétillante, contre moi.

Elle mentait sûrement. Elle devait raconter cette histoire à chaque fois. Elle savait y faire avec les hommes. Elle savait les flatter, les rendre importants quand le besoin d’eux se faisait pressant

La première nuit, je ne l’ai pas touchée. J’étais jaloux déjà, terriblement jaloux. C’est même le premier sentiment qu’elle a éveillé en moi. Dès que je l’ai vue, à cette fête, j’ai détesté tous ceux qui l’ap prochaient et si je suis parti, si vite, si brutalement, c’est que je n’arrivais plus à me contenir.

Je lui ai posé mille questions dans le grand lit blanc. Impitoyable et menaçant quand elle ne répondait pas. Elle s’impatientait, se retournait contre moi, se collait à moi, cherchait mes mains, ma bouche mais j’ai tenu bon. Je voulais qu’elle comprenne que je n’étais pas comme les autres. Qu’elle n’allait pas me prendre et me jeter. J’avais tellement de choses à lui dire, à lui offrir, à lui faire connaître. Je réclamais du temps, une éternité de temps. Je voulais construire des rêves avec elle, des voyages, des aventures, déterrer de vieux mythes et leur rendre vie, la hisser au sommet de mon Olympe et que les Dieux se retournent sur elle. Se retournent sur nous.

J’avais faim d’elle, faim de son corps. Mais je voulais être celui qui décide, celui qui mène le jeu. Elle m’était déjà trop importante pour que je prenne le risque d’être un amant comme les autres.

Je voulais être son dernier amant, l’homme ultime de sa vie.



À l’âge de dix-sept ans, je pris un amant. Un petit ami ou un fiancé comme il est coutume d’appeler l’homme à qui revient l’honneur de la première perforation et des premiers ronflements, bras en croix, sur votre flanc, une fois le labeur achevé.

Il était beau, grand, sentait bon l’eau de toilette et le chef de bande musclé, dansait le rock à la perfection, cultivait l’art de sourire avec ironie (c’était plus chic et lui donnait « un air »). Il ne connaissait ni l’angoisse ni le doute mais le goût de la bière et la pratique des filles. Il faisait l’amour avec la science séculaire de ses ancêtres normands, moustachus et gourmands, et l’entrain cadencé d’un bûcheron canadien. Il me regardait ni de trop loin ni de trop près, arborait un air de propriétaire satisfait de son achat, critiquant un bouton, une mèche, un ongle mal taillé, mais vantant la bonne marchandise, en faisait saliver plus d’une, ce qui constituait à mes yeux sa plus grande qualité. Je le présentai à ma mère qui le trouva à son goût et à ma grand-mère maternelle qui ne comprit jamais quel plaisir je pouvais prendre à faire l’amour sans y être sommée.

– Comment peux-tu faire « ça » par plaisir ? me demandait-elle souvent en roulant des yeux effarés, remplis de cauchemars, de souvenirs de nuits de brutalité, de prises à la hussarde. Le plaisir est si sale. Et pourquoi appelle-t-on ça « plaisir » ? Moi, il a fallu me forcer le soir de mes noces et que je déguise mon dégoût par la suite. Je fus bien soulagée, une fois mes cinq enfants mis au monde, d’apprendre qu’il avait une maîtresse en ville sur laquelle se vautrer…