Ma grand-mère avait fait un mariage de raison. De devoir familial, pourrait-on préciser. Grâce à ses épousailles, la vaste maison de famille et les terres adjacentes ne seraient pas vendues. Le pécule amassé par mon grand-père, petit paysan parvenu qui avait fait fortune dans le textile sans passer par l’école, sauvait la mise. Elle avait essayé de persuader sa mère qu’elle ne pouvait pas se marier, qu’elle en aimait un autre, plus modeste mais si doux qui, chaque fois qu’elle l’apercevait, faisait sauter son cœur hors de sa poitrine. Sa mère lui répondit que la vie n’était pas une partie de plaisir, que l’amour était une comptine qu’on fredonne en brodant le linge ou en cherchant le sommeil, mais arrivait un jour où il fallait renoncer à ses fabulettes et prendre un époux. Un homme sérieux qui ferait honneur à la famille, pas ce petit représentant de commerce avec lequel elle l’avait vue danser les soirs de bal, qui courait les routes pour amasser quatre sous et transportait des valises de boutons et de bretelles. On se mariait, on faisait des enfants, on « tenait » sa maison, on obéissait à son mari comme on avait obéi à ses parents sans se poser de questions. C’était le rôle de la femme. Il en avait toujours été ainsi.

Ma grand-mère inclina donc la tête et se soumit, mais son cœur ne cessa de battre pendant près de cinquante ans pour ce premier amour qu’elle avait dû repousser, le seul homme qu’elle aima jamais et qu’elle fut forcée d’oublier.

Oh ! Pas tout à fait… Il lui envoyait ses vœux chaque année à Noël, d’une écriture haute et droite, à l’encre violette, sur une petite carte festonnée de doré, qu’elle tirait de son tablier pour nous prouver qu’elle avait été et qu’elle était follement aimée. Elle la portait presque toujours sur elle, la faisant passer d’une poche de tablier à un sac en cuir noir les jours de messe et de cérémonie, et, quand l’époque des vœux arrivait, elle échangeait l’ancienne contre la nouvelle. Le texte ne changeait pas. Il lui renouvelait son amour pur et indéfectible en termes châtiés, signalait son adresse nouvelle quand il déménageait, donnait des nouvelles du temps, des fleurs, des arbustes, des rosiers qu’il avait plantés dans son petit jardin.

Une année, il pleura le décès d’un mimosa, ramassé sur le couvercle d’une poubelle et replanté chez lui. L’arbuste s’y était plu et, requinqué, avait délivré, dès l’année suivante, une floraison dorée et duveteuse qui éclairait le jardin. Puis, sans aucune raison, il s’étiola, se dessécha, s’ourla de marron et mourut. « Autant de soleils qui réchauffaient mon modeste logis », écrivait cet homme fin et effacé dont le seul tort avait été de ne pouvoir aligner autant de lingots que mon grand-père. Grand-mère acheta un mimosa, en pot, qu’elle plaça sur la fenêtre de la cuisine et considérait avec mélancolie pendant que sa pâte à crêpes ou ses chaussons aux pommes reposaient. On avait baptisé l’arbuste nain « l’amoureux de grand-mère » et on la surprenait parfois en contemplation muette face à son pot de perles jaunes, les yeux brillants de larmes et le mouchoir roulé, broyé dans la paume de sa main. On lui bandait les yeux de nos doigts écartés, elle sursautait, secouait la tête pour chasser son rêve et retournait à ses fourneaux. Pendant quelque temps, nous eûmes en entrée à chaque déjeuner des œufs mimosa qu’elle disposait sur un plat « comme autant de soleils qui réchauffaient »… son cœur.

Elle élevait ses cinq enfants comme on le lui avait appris : bonne chère, pâte pétrie, thermomètre dans le derrière, laits de poule, pierres chaudes au fond du lit les soirs d’hiver, cache-nez tricotés (une couleur pour chaque enfant), confitures maison et une vigilance distraite mais mécanique de mère poule affairée. Elle accomplissait son devoir avec le plus grand soin, répétait les gestes de sa mère, s’étonnait même de savoir si bien y faire. Ses petits ne manquaient de rien, sa maison était parfaitement tenue mais son cœur vagabondait ailleurs, dans les hauteurs de Nice où son vieux prétendant s’étiolait et se racornissait loin d’elle. Elle n’était pas triste pour autant, aimait rire, chanter les Play-Boy, de Jacques Dutronc, jouer au rami, à la belote, engloutissait des gâteries sucrées qu’elle rangeait dans des boîtes en fer, sa taille s’alourdissait, ses pieds la faisaient avancer tel un dodu canard mal assuré. Ses enfants entraient et sortaient, tiraient son tablier, réclamaient un baiser, offraient de bonnes notes ou des fronts enfiévrés, se mariaient, enfantaient, divorçaient, aimaient, pleuraient, elle les regardait, comme Catherine Langeais à la télé. Gentiment, poliment, disant : « Elle est mignonne, hein ? Et coquette… » Jamais en larmes ni en colère : son cœur était ailleurs. Elle faisait de la figuration dans sa propre vie et assistait, amusée, à toute cette agitation autour d’elle. Satisfaite aussi : elle avait rempli son devoir, sa mère, là-haut dans le ciel, pouvait être fière d’elle. Ainsi que sa grand-mère et son arrière-grand-mère. Une lignée de femmes fortes et soumises, aptes au devoir. Plus elle avançait en âge, plus il lui semblait qu’elle avait été une bonne fille. Et même ces cartes de vœux qu’elle gardait dans sa poche, ce n’était pas un péché ! Sa maman devait lui pardonner, là-haut dans le ciel. C’était une faiblesse bien petite, elle ne s’en confessait jamais auprès de monsieur le curé.

Quand mon grand-père mourut, elle avait soixante-seize ans. Elle attendit quatre à cinq semaines que le deuil s’estompe, que les larmes sèchent, puis se hissa dans un taxi qui l’emmena à Nice.

Elle me raconta tout, les yeux écarquillés et vides. Une enfant qui quitte un rêve et se retrouve brutalement dans la réalité. La petite maison, le jardinet, une femme de son âge qui lui ouvre le portail. Elle a le cœur qui bat fort, très fort, elle gravit les marches avec difficulté, « ces fichus cors… », regarde la femme sur les marches, dit : « Bonjour, madame, excusez-moi de vous déranger » parce qu’elle est bien élevée, qu’elle n’oublie jamais de dire « bonjour, merci, comment allez-vous ? je ne vous dérange pas ? », et elle ajoute : « Je suis mademoiselle Gervaise… » Elle a l’audace tranquille des cœurs simples et purs. Pour la première fois de sa vie, c’est elle qui décide, elle qui se dégage du joug de l’habitude, des conventions. Cet usage soudain d’une liberté ignorée l’essouffle et la chavire mais elle tient bon et regarde la femme en tablier sans ciller.

Elle n’a pas fini sa phrase que la dame s’écrie : « Oh ! mademoiselle Gervaise, mon frère vous a attendue toute sa vie. Il est parti, il y a trois mois. » C’était donc sa sœur ! Et elle qui avait cru un instant qu’il avait refait sa vie ! Et les deux femmes de pleurer, les bras dans les bras, le nez gouttant sur l’épaule de l’autre, la poudre de riz qui se mélange, le sac à main frottant contre le sécateur glissé à la taille, luttant pour ne pas perdre l’équilibre, et de rentrer toutes voûtées, enlacées, parlant du mort, de ses rosiers, du mimosa, de la carte de vœux rédigée avec soin chaque année, de l’espoir que, jusqu’au bout, il avait gardé. « Il ne voulait pas que vous sachiez qu’il n’était plus là, il avait préparé cinq ou six cartes à vous envoyer pour les prochaines années, après il disait que ce ne serait plus la peine… C’est qu’on n’est plus toutes jeunes, hein ? »

« C’est là que j’ai vieilli d’un coup, m’avait dit ma grand-mère, lui parti, je n’avais plus de rêves… »

Jusqu’à la fin, elle a gardé son air de « j’espère que je ne vous dérange pas », son air correct de femme jetée dans le mariage comme dans un cahot de route et qui attendait qu’un modeste retraité vienne la délivrer.

À la fin, elle ne reconnaissait plus personne mais parlait de la petite maison, du perron, des rosiers, du monsieur qui jardinait et écrivait tous les ans une carte de vœux. Ses cinq enfants défilaient auprès de son lit, chiffonnaient la couverture pour réclamer un peu d’attention, l’appelaient « maman maman… ». Ils avaient beau être grands, de vrais adultes, avec des voitures, des carnets de chèques, des enfants, de belles situations ou de moins belles, des mariages qui tenaient la route ou avaient dérapé, ils voulaient qu’elle redevienne une « maman » et veille sur eux, encore un peu. Mais elle ne les « remettait » pas et s’en excusait. Toujours si polie, si douce, si bien élevée. Absente. Sa manière à elle de résister à ce mari, ces enfants, cette vie qu’on lui avait imposée.



Ma vie de femme commençait à ce Normand robuste et sûr de lui qui me donna le goût de l’amour physique. À son insu.

Bien qu’il fût, au moins au début, un initiateur appliqué et attentif, persuadé qu’il était en tout point le meilleur amant du monde et qu’une femme passée entre ses bras se devait d’être comblée, le plaisir me fut révélé non par sa science, limitée car mécanique, mais par sa robustesse qui lui permettait de me transporter dans des ébats pour le moins acrobatiques où je découvris la recette presque automatique de ce qu’il est convenu d’appeler du vilain nom d’orgasme.

Ce n’est ni à la tendresse, ni à la générosité, ni au savoir parfait de mon amant que je dus ce cadeau sublime de l’existence qui fait patienter le désespoir et vous remet dans la vie lorsque vous avez commis l’imprudence de vous en écarter, mais à sa large carrure, ses bras musclés, son souffle long, son endurance et à mon sens exacerbé de l’observation qui me permit d’explorer mon corps, de l’essayer, de le tordre, de le diriger afin de parvenir à l’éblouissement final dont il se réservait tous les lauriers qu’il portait en permanence tressés sur le front.

Mon plaisir, sa force et l’état de faiblesse dans lequel il me précipitait décuplaient l’assurance et la virilité de mon amant. Il bombait le torse, se frisait des moustaches imaginaires et me tapotait le crâne comme à un bon chien fidèle auquel la soupe de son maître fait couler de pâles filets de bave le long des babines. Il ignorait tout de mes apprentissages secrets et fut fort dépité quand, me proposant de l’épouser, tel César offrant une place sous sa toge à une pauvre Gauloise égarée, je lui tirai ma révérence et partis continuer mes expériences avec d’autres que lui.

Je possédais la formule magique et n’entendais pas me limiter à ce seul exemplaire de virilité affichée. Je n’allais pas m’arrêter en si bon chemin et me promettais une kyrielle d’autres raffinements avec des mâles plus ardents, moins arrogants, qui devineraient autre chose en moi qu’une épouse parfaite qui pond des enfants, tient une maison et lustre les pompes de son mari lors des dîners avec le patron.



– Elle est bien roulée, ta copine, dit un de ses potes, autour de la table de poker, en me jetant un regard de loin, par-dessus ses cartes, l’attention relâchée le temps d’une pause, le dos voûté, la main caressant une cannette de bière.

Je repose sur un canapé, les jambes en l’air, j’ai lu dans un journal que c’était bon pour la circulation, que ça faisait de belles jambes, c’est mon capital, mes jambes, essayant de trouver le sommeil malgré les nuages bleutés des cigarettes et les « tu vas nous chercher d’autres bières, ma puce ? ». Je sommeille, je gigote sur les coussins trop durs, me tourne sur la tranche droite puis sur la gauche. J’entends les mots et ne les entends pas. Pense au lendemain et à tous les lendemains qui se ressembleront avec cet homme-là. Inventer, désirer, plus grand, plus fort, pourquoi pas ? sont des mots qu’il ne connaît pas. Ou qu’il a rayés de son vocabulaire. Trop compliqués. Je ferme les yeux.

– Elle a de jolies jambes… Je passe.

– Ce n’est pas tellement les jambes mais les cuisses qui sont belles, professe mon fiancé en contemplant son jeu. Je demande à voir…

Et il abat son jeu. Et j’abats mon regard sur mes jambes que je vois avec ses yeux à lui. Je les coupe en deux : les jambes et les cuisses. Isole les unes des autres. Avec lui, je deviens cul-de-jatte, c’est sûr. Je ne sais que penser. Les recolle et me dis que j’y penserai plus tard.

Quand même, c’est une drôle d’idée de me découper en morceaux…



Grâce à lui, j’avais découvert les ressources infinies de mon corps, mais pour le reste, les ressources infinies de mon âme, j’étais moins avancée. Je souffrais, dans le secret de moi-même, de ne pas savoir qui j’étais. J’éprouvais, sans le formuler, un solide mépris pour cette fille qui ne savait pas dire « moi » ou « je » sans hésiter, changer de ton, de conduite, de personnalité. J’oscillais sans cesse entre le lutin charmant, la guerrière dure à cuire, la petite fille abandonnée et la princesse endormie qu’un prince breveté viendrait réveiller et emporter sur son cheval fringant.