J’étais la première à me perdre dans mes dédales intérieurs et j’en voulais pêle-mêle à moi-même, à mes amants et au monde entier. J’amassais, au fil de mes égarements, une pelote de haine lustrée qui ne demandait qu’à se dévider. Si, vue de l’extérieur, je ressemblais à une jeune fille appliquée et gentille, le champ de ruines qui formait mon jardin secret avait de quoi me décourager et me donnait envie de mordre tout animal qui m’approchait de trop près. Interdiction de se pencher au-dessus de moi et de pénétrer. Pour dissimuler les sables mouvants de mon âme, j’élevais des barrières de charme, déployais des éventails multicolores qui aveuglaient l’intrus : minijupe, mèches blondes, taille fine, yeux charbonneux, visage plâtré, démarche chaloupée. Armée et maquillée comme une épave de voiture volée qui trompait le chaland et lui donnait l’impression de s’installer au volant d’une carrosserie rutilante à la tenue de route impeccable.
Et la guerre éclata.
D’abord entre ces différentes parties de moi qui réclamaient des choses si contradictoires que je tournais bourrique, ensuite avec tous ceux qui ne comprenaient pas et prétendaient résoudre mon mal-être à l’aide de baisers, de promesses, de serments éternels, de déclarations d’amour et de fidélité à tout jamais. Je ne voulais pas de leurs cataplasmes brûlants que je réclamais pourtant à grands cris. Je voulais un mode d’emploi pour vivre en paix avec moi-même.
Je mélangeais tout. J’attendais du sexe fort qu’il m’apportât un remède, une potion magique qui assainirait mes humeurs, me filerait une identité, et le boutais sans façon hors de la place lorsque, malgré tous ses efforts, il échouait.
Je mis du temps à apprendre à vivre avec moi-même. À recoller tous mes petits bouts éparpillés. À vivre en bonne camaraderie avec mon âme. Du temps, de la peine, un vrai travail de limier.
J’appris en observant les autres. Je les espionnais et empruntais les méthodes d’un détective privé. Je collectais et analysais les petits indices qui traînent et en disent long. Les policiers de Scotland Yard n’ont rien à me reprocher. Je suis devenue experte dans les méandres du cœur et reconnais, au premier coup d’œil, l’épouse quasi abandonnée qui ne tient à la vie que par une routine mécanique et une poignée de Prozac, celle qui épuise le mâle de revendications amères ou la rouée qui l’exploite, sournoise et goguenarde. Je sais l’énervement bridé du mari lassé et la réplique qui fuse, épinglant le détail anodin où déverser une colère qui n’ose porter son nom. Je connais les mensonges-ritournelles de l’homme infidèle, sa fausse légèreté d’homme pressé et la couardise de la femme qui ne veut pas voir. La vie des autres est un champ d’observation infini où les détails engrangés vous permettent d’avancer en vous-même comme dans une enquête criminelle. On ne s’ennuie jamais à contempler l’heur ou le malheur d’autrui tant il vous renseigne plus efficacement que n’importe quel docteur de l’âme sur vos propres désordres. Tant il est vrai aussi que ce qui vous saute aux yeux, vous irrite ou vous tord les entrailles est le reflet exact de vos propres manques, défauts ou souffrances que vous vous obstinez à nier, à mettre de côté.
J’ai cru plusieurs fois avoir tordu le cou à l’ennemi intérieur qui m’empêche d’aimer. Mais toujours il revient, armé de plus belle, pressant et rusé. J’arrive de temps en temps à le tenir écarté, à l’empêcher de pénétrer sur ma propriété privée. Mais trop de colères, trop de violence irraisonnée, trop de tensions insupportables me prennent encore par surprise et me laissent, étonnée et suffocante, sur le cadavre exquis d’un amant estourbi pour que je puisse proclamer que je suis pacifiée, réunie, sereine. En un mot : prête à aimer l’autre, quand il s’agit d’un homme.
Aimer… ce mot bateau qui prend l’eau de partout. Même le Petit Robert y perd sa clarté. C’est quoi aimer ? Qui est le « je » qui dit « je t’aime » ? À qui s’adresse-t-il ? Que demande-t-il en échange ? Ou bien est-ce gratuit ? Le serment d’une seconde ou d’une éternité ? Une bulle de trois mots qui crève lors d’une étreinte réussie, d’un manque comblé, d’un rêve d’enfant exaucé ? Et d’où nous vient notre manière d’aimer ? Sommes-nous les seuls ouvriers de cet échafaudage branlant ? Qui a mis en place les traverses et les boulons, les poulies et les planches où nous avançons en aveugles tâtonnants, persuadés d’être libres et conquérants ?
Autant de questions que j’appris à me poser comme des rébus chinois qu’un jour j’ai décidé d’élucider. Sous leurs petits chapeaux pointus et leurs sourires énigmatiques se cachait la clé de mes erreurs à répétition.
En attendant, ils ne pouvaient qu’échouer, ceux qui m’offraient, éperdus, leur vie, leur amour et leur virilité.
Ce n’était jamais de ma faute.
En un sens, j’avais raison : ce n’était pas de ma faute. Je n’étais qu’un tueur à gages.
J’étais en mission mais je l’ignorais.
J’allais l’apprendre. Au bout de combien de carnages, de cadavres et de fuites macabres qui me laissaient dans la bouche un goût de plus en plus âcre et dans le cœur une large blessure qui n’en finissait pas de couler.
– Et si je vous demandais quelle est pour vous la définition de l’amour ? j’ose, un soir, en fin de dîner, dans un bistrot sur la côte normande. Entre un homme et une femme, bien sûr…
Beaucoup de temps a passé. Nous sommes quatre : des amis, des amants, des complices. On a mangé des soles fraîches prises par les pêcheurs du village. On a bu un petit vin blanc et des bières pression, commandé des cafés, des trous normands et évoqué le passé, le présent, en souriant avec la sagesse que donne le temps quand il est bien utilisé, et le sourire né de l’indulgence.
– Quand j’ai rencontré Philippe, il y a presque vingt ans, commence Judith d’un ton grave, en relevant ses grands cheveux roux d’une main et en jouant avec sa cigarette, le ciel m’est tombé sur la tête et je me suis dit : maintenant, je peux mourir…
– Moi, enchaîne Daniel, méticuleux et sérieux, martelant le bord de la table, j’emploierai trois mots… Trois petits mots et une virgule : enfin, je sais…
– Et moi, dit Dominique, vieux rocker devenu soudain romantique, un seul : toujours…
Et toi ? demandent leurs trois regards tournés vers moi.
– Moi, je ne sais toujours pas.
Je sais la tendresse, l’affection, le respect, l’admiration, le désir, le plaisir mais l’amour, je ne sais pas. Je cherche toujours.
Et aujourd’hui, est-ce que tu sais ?
Ma bouche est près de ton oreille mais je ne te pose pas la question. Je sais que tu me le diras, un jour, que ces trois petits mots, tu me les crieras. Parce que j’aurai tout fait pour ça. Je vais t’anéantir d’amour, prévenir le moindre de tes désirs et le combler aussitôt. Toi et moi, on ne fera plus qu’un. Sans moi, tu ne seras plus rien. Tu ne sauras plus rire, plus marcher, plus aimer, plus écrire. Tes rêves, même, m’appartiendront. Je remplirai ton corps et ta vie comme une source chaude. Je te baiserai comme aucun mec ne t’a jamais baisée.
Ces mots-là aussi, je veux les entendre de ta bouche.
Je sais que tu me les crieras…
Je sais presque tout de toi.
Avec toi, je vais parcourir le monde. Avec toi je vais vivre, je vais vivre mieux. On a déjà vécu plein de choses chacun de notre côté, ce n’est pas la peine de se raconter des histoires, mais toi et moi, c’est la vie que nous conquerrons, c’est la vie que nous survolerons en aventuriers intrépides et parfaits…
Grand restaurant. Un paquet d’étoiles. Je déjeune avec mon patron. Toute fraîche embauchée. Il est en fin de carrière mais n’a pas dit son dernier mot. C’est mon premier boulot sérieux et je fais de mon mieux. Pimpante et à l’écoute. Limite servile. Tout chez lui est marron : le costume, la monture de lunettes, les yeux, les cheveux (teints), la moustache (teinte), la cravate, les chaussures, le bout des doigts (tachés par la cigarette). J’ai beau plisser les yeux, je n’aperçois pas la moindre trace de couleur. Si, peut-être les dents : jaune ivoire. Il parle et je l’écoute. Il ne se demande pas si ce qu’il dit me passionne ; il est habitué à être écouté. Il ne marche pas, il se pavane ; il ne s’assied pas, il trône ; il ne téléphone pas, sa secrétaire compose les numéros pour lui.
Il prend tout son temps entre deux bouchées de nourriture exquise qu’il déguste avec la moue retenue du connaisseur exigeant qui réfléchit avant de s’abandonner au plaisir. Dépose les mots, pompeux et lent. Sujet, verbe, complément et un paquet de subordonnées ronflantes. Je laisse échapper des soupirs laudatifs dans les courts espaces qu’il m’accorde. Il semble satisfait et reprend des aiguillettes de lotte au curry.
Le garçon se tient à ses côtés, la carte des desserts en main. Un débutant comme moi, je me dis en louchant sur son teint frais rougissant, son corps raide qui se casse en avant. Il a dû emprunter son costume : il flotte dedans. Le col, surtout, qui lui dessine une large soucoupe blanche sous le menton.
Il l’ignore et continue à pontifier en s’essuyant les commissures des lèvres de sa serviette qu’il étale ensuite soigneusement sur son ventre rebondi. Allonge le bras vers son verre et fait rouler le vin en bouche. Reprend sa phrase où il l’avait laissée. Le garçon se gratte la gorge pour rappeler sa présence. Il lève les yeux, surpris : on l’a interrompu. S’empare, de mauvaise grâce, de la carte, jette un regard pressé sur la liste des friandises proposées. Je n’ai pas le temps de parcourir la mienne.
– Vous nous donnerez deux cafés, dit-il. Bien serré pour moi et…
Il tend le menton vers moi pour m’interroger. Il a dû oublier mon nom.
– Euh… normal pour moi.
Le garçon s’éloigne d’un pas auto-effaceur. Revient avec une grande assiette de tuiles caramélisées, de chocolats à la pistache, de truffes, de nougatines, de tartelettes à la fraise, au citron, de petits éclairs au chocolat et au café.
Je contemple, alléchée, la guirlande de gourmandises et me demande par laquelle je vais commencer. Mes préférées, ce sont les tuiles, surtout celles-ci, croustillantes et dorés, recourbées en longues lames fines comme des vagues prêtes à se casser, le caramel brille et dessine des perles transparentes, des écumes de sucre effilé. Ce ne sont pas des tuiles industrielles, insipides et lourdes. Le service est bien fait : il y a un exemplaire par personne. J’ai vite compté. Et je suppute : j’ai droit à une tuile, je la garde pour la fin quand j’aurai le goût du café en bouche ou je la déguste tout de suite ? Je décide d’attendre et de commencer par une tartelette à la fraise. Je n’ose pas commencer avant lui. Je demeure dans mon rôle d’employée soumise.
Alors la main aux doigts marron s’avance vers l’assiette à desserts, fouille, palpe, hésite, puis, rapace, se referme sur deux tuiles, une nougatine et un éclair au chocolat qu’elle ramasse d’un geste vif. Je reste coite.
– Vous savez, mon petit, ajoute-t-il, ma tuile fondant dans sa bouche, quand on travaille pour moi, c’est corps et âme…
Moi, je voulais bien troquer mon corps mais pas contre n’importe quoi. Pas pour du travail, de l’avancement, un manteau de fourrure, un voyage dans les îles Bikini ou des diamants. Non, je voulais des renseignements sur mon âme, des indications sur la conduite à suivre pour devenir quelqu’un qui se respecte, savoir qui j’étais, où j’allais et quelle route emprunter. J’étais prête à verser une rançon pour qu’on me rende mon unité. J’offrais une récompense à qui me donnerait des informations susceptibles de me faire progresser dans mon enquête.
Au-dessus du patron tout marron, régnait un homme tout gris. Le tout marron tremblait devant le tout gris. Le tout gris avait un vaste bureau avec quatre fenêtres et deux secrétaires, une voiture, un chauffeur et un labrador noir. Le tout gris avait aussi, quand il regardait autrui, une lueur dans l’œil qui disait : je vous observe, je sais quel est votre problème.
Un jour où nous étions réunis dans le vaste bureau, que je me tenais en retrait, et écoutais ces hommes qui parlaient, un de mes collègues, de mon âge, me lance devant tout le monde :
– Va voir sur mon bureau, j’ai dû y laisser le dossier et les photos…
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