Il s’est déjà retourné et feuillette des papiers. Pas bouger, je me dis, pas bouger, il n’a pas à me traiter comme ça. Je ne suis pas sa bonne. Il a deux bras, il a deux jambes. On est à égalité.
Il se retourne, étonné. Je n’ai pas bougé. Il esquisse un geste d’étonnement muet. Me montre de la main la direction de la porte, des fois que j’aurais oublié. Insiste. Un silence s’installe, lourd de questions, de tension, de règlements de comptes ancestraux.
L’homme tout gris, l’homme tout marron et les autres m’observent. Les filles se demandent ce que je vais faire. Gonflée ou pas ? Renvoyée ou pas ? Ils me guettent, surpris par mon immobilité. Quelques secondes passent qui me paraissent un siècle et demi. Des siècles de servitude, je me dis. Des siècles à obéir. Pas bouger, pas bouger.
Et puis, j’y vais. M’en souvenir. Ne pas oublier. Ne pas recommencer. Si, justement. Et pourquoi ? Pauvre nouille, pauvre conne, pauvre rien du tout. Une rien du tout, c’est ça. Une enveloppe vide. Envie de me vomir, de me marcher dessus. Tonnes de mépris. Si tu ne te prends pas au sérieux, pourquoi les autres te prendraient-ils au sérieux ? Tu n’as pas à faire le larbin pour un mec de ton âge ! Tu n’as à faire le larbin pour personne. Point. Espèce de larbin !
Je pose le dossier et les photos devant mon arrogant collègue, regagne mon poste d’observation, accroche le regard de l’homme tout gris qui me fusille. Virée, ma vieille, virée. Niée et virée. Le même jour. J’ai pas lu mon horoscope, ce matin.
Quand la réunion est terminée, que tout le monde se lève et range ses papiers, l’homme tout gris m’interpelle :
– Mademoiselle Forza, vous pouvez rester un moment, s’il vous plaît ?
Virée. Je lis mon congé en multiples exemplaires dans les yeux rétrécis des autres qui sortent sans me regarder, en faisant presque un détour pour m’éviter, dans le genre « je ne connais pas cette fille ». Le coq a chanté. Saint Pierre a renié son pote trois fois de suite. L’homme marron me lance un regard exaspéré. Forte tête, il pense, bien fait, elle va être matée. Je l’exaspère depuis le début, je lui refuse l’usage de mon corps. Il me convoque, me fait compter des trombones ou ranger des élastiques, tailler ses crayons pointus, ricane devant ma minijupe, me coince près de la machine à café mais, à chaque fois, je lui échappe. Sans tambour ni trompette mais je lui échappe. À quoi ça sert d’avoir embauché une fille blonde et lisse si on ne peut pas la trousser ?
Seule face à l’homme gris, je transpire. M’attends au pire. Préfère encore attaquer. Perdue pour perdue, autant que je récupère un peu d’estime pour moi-même.
– Il n’avait pas à me traiter comme ça ! Je ne suis pas à son service !
– Vous n’aviez pas à vous traiter comme ça ! Ne laissez pas des petits cons vous donner des ordres, compris ? Traitez les gens comme ils vous traitent. D’égal à égal. Sinon vous ne vous ferez jamais respecter…
Et je tombe en amour. À cet instant précis.
Il a vu que j’avais une âme. Il a parlé à cette âme. Il m’a donné, sans rien demander en échange, un fragment de son pouvoir d’homme gris. Une parcelle de son territoire qui va me permettre d’établir mon camp, de dresser l’inventaire de mes armes, de ne plus subir. Je me redresse. Je suis debout. Avant lui, j’étais un pauvre pantin à terre qu’on pouvait piétiner, découper en morceaux, jeter, reprendre. Des ailes me poussent dans le dos, me poussent vers lui. Je me dilate. Un ballon d’air dans le cœur. Je vais m’envoler. Heureuse, si heureuse. Je lui confisque ses yeux. Affamée d’autres regards bienveillants et généreux. Encore, encore de l’attention, des fiches de renseignements, des conduites à suivre, des formations de l’âme. Ce doit être ça, l’amour : quand le regard de l’autre voit en vous ce que vous ne voyez pas vous-même, l’extrait comme une pépite dorée et vous l’offre.
Je m’allongerai sous lui et il parlera à mon âme dans le noir de la nuit quand les corps n’ont plus faim, que les mains se rejoignent, que les âmes s’enlacent et montent haut dans le ciel. Il me regardera grandir, applaudira mes premiers pas, mes premiers mots, soignera mes genoux écorchés, me remettra sur ma route.
Il m’a beaucoup appris, l’homme en gris.
Beaucoup aimée. Trop peut-être. À en perdre la tête. À me la dévisser. À m’en faire pleurer quand je regardais, même le temps d’éternuer, un autre homme que lui. À m’enfermer à clé pour que je ne voie personne. À m’entourer de sa tendresse violente où les « je t’aime, ne me quitte pas » se traduisaient parfois par des coups. Je prenais les coups, je prenais son amour. Je prenais tout : je voulais apprendre.
La violence ne me faisait pas peur. Je la connaissais par cœur. Je la respectais, la chérissais, la cajolais. La réclamais même et boudais la tendresse des cœurs ou des corps. Je ne m’en lassais pas. Encore, encore, je disais tout bas, quand l’autre reculait, effrayé par sa propre violence.
Encore, encore…
Parler, dormir emmêlés, joindre nos mots et nos corps en une seule âme qui vole très haut. Tes mots qui attrapent des bouts non identifiés de moi et me mettent à nu, avec amour mais sans complaisance. Tes doigts qui s’enfoncent dans mon cou, mes épaules, mon ventre, tirent mes cheveux en arrière, tirent, tirent puis m’attirent contre toi dans une infinie douceur. Moi, envie de devenir toute petite, de subir ta force en victime consentante qui réclame encore, encore de la douleur pour la transformer en plaisir, encore du plaisir si fort qu’il déchire et devient douleur et par-dessus tout des tonnes et des tonnes d’amour…
– Une nuit, je couvrirai ton corps de baisers, et la nuit suivante, je te prendrai sans même te regarder. C’est la même chose, tu le sais ? il me dit dans le noir de la chambre, dans le noir de ma chambre.
Je le sais. L’amour des corps est un élan déguisé, aiguisé, plus léger, plus généreux, qui ouvre grand les portes de l’impossible, de l’innommable, de l’abîme où se précipitent les corps avides de voir jusqu’où peut aller l’humain et si peut-être, peut-être, il peut attraper une étincelle de divin, s’y fondre et monter, monter en un sillage éblouissant et brûlant vers ce Quelque chose, ce Quelqu’un que nous recherchons sans savoir le nommer. Sans oser le nommer.
Rencontrer une fois, une seule fois, la lumière infinie en empruntant le chemin des corps, le pauvre chemin limité de deux corps qui se brûlent en une étreinte terrible pour devenir une parcelle de lumière éternelle et éclairer, ne serait-ce que quelques secondes, le cloaque de la vie, le merveilleux cloaque de la vie où tout est possible si on sait s’ouvrir, s’ouvrir.
S’ouvrir pour ne pas mourir.
Ouvrir son corps, sa tête pour apprendre à donner d’abord.
À recevoir ensuite.
Et plus on ouvre, plus on s’ouvre, plus on s’aperçoit qu’il y a de la place pour recevoir…
Re-se-voir. Se voir à nouveau différent et neuf. Chasser tous les vieux comportements, les vieilles habitudes qui encombrent, encrassent, empêchent de voir la vie.
Voir enfin tout ce qu’on se cache parce qu’on a peur.
– Tu as encore peur ? tu me demandes en me serrant contre ton corps de statue abandonnée.
Je sais qu’il va frapper un jour, qu’il attend, qu’il me laisse profiter du début de ma romance. Me laisse le temps de m’élancer pour mieux me fracasser. Je le sens : il rôde autour de nous, il prépare son coup. Je peux même sentir ses mains s’approcher en tenailles, son souffle frôler mon cou, son ricanement retentir au détour d’une phrase.
Je le chasse, je chasse son fantôme.
Toi aussi, tu sais qu’il rôde autour de nous. Tu te méfies. On parle à voix basse comme des embusqués. On a peur qu’il nous entende, qu’il nous surprenne en train de parler de lui et nous saute à la gorge.
– L’ennemi, je le connais…, tu me dis tout bas.
Je me tourne vers toi, pleine d’espoir. Oh oui ! je te supplie du regard, démasque-le, tranche-lui la gorge. Apporte-moi sa tête sur un plateau. Aide-moi dans ce combat que je perds à chaque fois.
– Tu rêves d’un homme parfait…
– …
– C’est pour ça que tu as peur. Peur que je ne sois pas à la hauteur. Je ne peux pas être tout le temps dans l’assurance, dans le rôle que toute femme demande à l’homme de jouer : celui du mâle assuré. Je veux avoir droit aussi à la fragilité. Que tu acceptes que je sois fragile.
Fragile, un homme ? Je fais la grimace. Un homme doit être fort, puissant, sûr de lui. Un beau malabar contre lequel on se jette et qui ne s’écroule pas. Toi, Tarzan. Et moi, petite Jane que tu enlèves dans tes bras. Je ne suis pas une petite Jane. Ce n’est pas vrai. Je peux être un gros malabar. Et je n’aime pas les Tarzan qui vous débitent en morceaux et vous envoient chercher des bières au frigidaire… Alors… Je ne sais plus. Tout se mélange dans ma tête.
– Tu dois renoncer à voir en moi le personnage idéal…
– C’est qui le personnage idéal ?
– Quelqu’un qui réagirait exactement comme tu en as envie, quand tu en as envie, présent mais pas trop, fort mais tendre, drôle mais sérieux, disponible quand tu le veux, le Prince charmant, quoi.
– Le Prince charmant n’existe pas…
– C’est ce que tu affirmes mais tu l’attends quand même… C’est plus fort que toi. Je n’ai jamais connu de femme qui, en secret, n’attendait pas le Prince charmant… C’est pour ça que vous êtes déçues. Toujours. Vous demandez à l’homme qu’il soit parfait.
– Parce que vous, les hommes, vous êtes au-dessus de ça ?
– Non. Nous aussi on attend la Princesse charmante. Mais on le cache bien !
C’était une île pour ma mère, Madagascar, une île au passé de pirates, d’abordages, de pendaisons haut et court, de trafics de riz, de bœufs, d’esclaves. Une île pour dure à cuire.
Elle y partit avec une âme de midinette. Une voyante lui avait prédit qu’elle rencontrerait là-bas l’homme de sa vie.
– Un homme à vous couper le souffle, avait murmuré l’oracle en déchiffrant ses cartes à la lueur de trois bougies blanches. Grand, beau, riche, bon, fort et… américain. Ce sera l’amour de votre vie. Vous serez enfin heureuse.
– Et qu’est-ce qu’il ferait là-bas ? demanda ma mère, intriguée. Ne pourrais-je pas le rencontrer dans une ville plus civilisée ? New York, Washington, Boston, je ne sais pas, moi… Madagascar, c’est loin, ce doit être infesté de requins, de cobras cracheurs, de fourmis-lions, une île menacée par les cyclones et les volcans furieux.
– Vous vous trompez, riposta la voyante éclairée, on n’y trouve ni grands fauves ni serpents venimeux… Juste la mousson à la saison des pluies lors de la convergence intertropicale des alizés et des hautes pressions de l’océan Indien.
Impressionnée par la science météo de l’extralucide, ma mère partit pour Madagascar, emmenant mon petit frère. Elle avait trouvé un poste d’institutrice dans une école privée de Tananarive. Les trois aînés resteraient en France. J’avais dix-huit ans et l’âge de me mettre à mon compte. Tu es majeure, tu as ton bac, j’ai fait mon devoir, c’est chacun pour soi dorénavant, me déclara-t-elle, en ajoutant que je saurais bien me débrouiller seule. Tu vas gagner ta vie, tu apprendras, c’est en prenant des coups qu’on apprend, c’est la meilleure école pour s’en sortir.
Mon père, lui, avait repris la route. Vers l’est. À la recherche de ses racines. Il n’alla pas très loin et s’arrêta à Strasbourg où il prit souche, convola, eut beaucoup d’enfants. « Mais tu es toujours ma préférée, m’écrivait-il, mon rayon de miel, mon soleil, ma plus belle. Je te couvre de baisers et t’aime plus que tout. Ne l’oublie jamais. » Il oubliait, lui, de me donner son adresse.
Mon petit frère me manquait. Lettres trop rares et téléphone trop cher. Je lui écrivais de longues missives auxquelles il répondait, une fois par mois, sur du papier pelure, par de laconiques messages non dépourvus d’humour et n’exigeant pas de timbrage exorbitant. « Toujours pas d’Amerloque à l’horizon. Mais des champs de manioc dont je fume la barbe. Je poursuis mes études et barre les jours du calendrier. Mange des bananes et du riz. Belle collection de micas. Baisers las. » Parfois, pointait dans ses mots une mélancolie noire. « La maison est si petite qu’on dort tous les deux dans le même lit. Sans moustiquaire. Elle tue les moustiques avant qu’ils ne me sucent le sang. Le lendemain matin, elle me dit qu’elle n’a pas fermé l’œil de la nuit et me lance des regards furieux. Elle bâille toute la journée et se masse les tempes ostensiblement. Envoie-moi des mètres de tulle blanc. Au besoin prends-les sur ta robe de mariée. Je te revaudrai ça. »
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