Des bribes dans le désordre. L’homme gitan qui me sert de père, l’homme dans la grange déguisé en fermière, l’homme qui me découpe en petits morceaux, l’homme marron, l’homme gris, l’homme au bras tout petit. Des histoires où je suis victime ou bourreau sans jamais choisir. La vie m’a cogné dessus, je lui cogne dessus, et je ne comprends rien. Ça revient au même.

Je lève les yeux vers la dame blonde et lisse.

Elle parle toujours au téléphone et prend des notes de sa main libre.

Je me demande pourquoi elle fait tout ça pour moi. Pourquoi elle me donne des trésors sans rien demander en échange. Débit-crédit, débit-crédit, c’est ça la vie. Sa générosité me paraît louche. Toute générosité me paraît louche.

Et puis je ne me le demande plus.

Je me suis fait deux nouveaux copains : Fante et Bukowski. Ils vont parler à mon âme sans que je sois obligée de me pendre à leur cou et de les flinguer ensuite.



– Parfois, c’est toi qui te flinguais toute seule en t’offrant à n’importe qui. Comme l’homme aux grosses lèvres, le soir où je t’ai rencontrée…

– On ne sait jamais, je me disais, c’est peut-être le bon… J’avais tellement envie qu’on m’aime et qu’on me regarde.

– Tu étais prête à l’habiller de toutes les qualités, tu le transformais aussitôt en homme parfait et le hissais en haut des sommets. Il ne pouvait que dégringoler ensuite et toi, tu le détestais, tu étais malheureuse d’avoir été flouée. Mais tu t’étais flouée toute seule…

– Je ne tombais pas amoureuse parce qu’il était séduisant, plein de fric ou puissant mais parce qu’il me regardait… S’il me regarde, c’est que je vaux quelque chose. S’il me regarde, je déplacerai des montagnes pour lui…

– Tu déplacerais une montagne pour moi ?

– Je déplacerai toutes les montagnes pour toi. Je changerai les cours des rivières, je ferai fondre des glaciers pour que tu boives l’eau des névés, je soufflerai sur les neiges éternelles, elles viendront se poser sur ton front brûlant et apaiseront ta fièvre.

– Tu ferais tout ça ?

– Et plus encore… J’irai fouiller au fond de ton âme et j’en rapporterai des richesses ignorées. Je déverrouillerai les boulets qui t’entravent, les chaînes qui t’empêchent de grandir, je poserai des baisers doux sur tes plus terribles blessures et elles se refermeront comme par enchantement, te laissant libre et fort et beau et puissant.

– Et puis un jour, sans savoir pourquoi, tu me renverras à mon désert où je mourrai de soif et de chagrin…

– Un jour, en sachant très bien pourquoi, j’accepterai de t’aimer pour de bon. Parce que c’est toi. Je veux réussir avec toi. Je suis fatiguée, fatiguée de toujours répéter la même histoire. Je te donnerai mes plus lourds secrets pour que jamais tu ne sois évincé. Je t’expliquerai les humeurs de mon cœur, les minuscules rouages de mon désir. Je ne te cacherai rien.



Il me traitait avec tant de soin, l’homme en noir au profil de statue.

Avec tant de méticulosité, tant de tendresse, tant de générosité. Je recevais, les yeux écarquillés, ses tranquilles cadeaux qui, tous, me ressemblaient, venaient se poser sur mon cœur, sur mon âme, sur mon corps comme une nouvelle peau. Telle une terre privée d’eau, craquelée, éventrée, je buvais son amour et me reconstituais.

Il me regardait et, sous son regard, je devenais géante.

Nous étions deux géants qui dominions le monde. L’univers était trop petit pour nous. Nous en faisions une mappemonde que nous arpentions en vainqueurs arrogants, intrépides, sautant d’une grotte aux trésors à une autre. Jamais fatigués, jamais lassés, jamais compassés. Ignorants du danger. Invincibles. Inscrits dans l’éternité.



– Tu as mal à la tête ?

Il est parti pour quelques jours. Je dors, entourée de ses cadeaux, enveloppée dans son écharpe noire, son tee-shirt noir, son odeur d’aisselle brûlée, le téléphone dans la main.

– Je t’envoie un chèque pour l’aspirine…

Il s’occupe de moi. Se penche sur mon berceau. Ses mains ruissellent d’offrandes. Je suis son enfant, son nouveau-né, je me recroqueville dans sa paume. Puis il me prend dans ses bras et devient un autre, mystérieux, terrifiant parfois ou si doux, violent ou patient, m’entraînant dans une multiplication de mon être que je découvre, stupéfaite. Jamais le même, jamais la même. Je touche du bois pour que ce bonheur dure et que personne, personne ne lui coupe les ailes.



Je veux savoir : c’était comment avec « les autres » ?

Avec celles que tu as aimées avant moi.

Raconte-moi, raconte-moi les autres. Que j’égratigne la peau de mon cœur puis enfle de fierté de les avoir toutes remplacées, toutes effacées.

Je me penche sur toi et te souffle ma question.

Tu es allongé dans le lit. Tu me prends la tête entre tes mains, tu me fixes de ton regard noir. Tu parles d’une voix forte qui scande les mots, les imprime dans ma tête comme les commandements sacrés sur la pierre.

– Tu es la première, la première que j’aime de toutes mes forces. Les autres n’étaient que des rencontres, des brouillons que je jetais, des arrangements, des associations. C’est toi que j’attendais. Les autres, je ne veux pas en parler !

– Non, ne triche pas, dis-moi… Cela ne m’ennuie pas, tu sais.

– Je n’ai pas envie d’en parler, je ne suis pas comme toi à tout raconter ! Je n’ai rien à dire.

Je te supplie, je me coule contre toi, je t’enserre de mes bras, de mes jambes pour t’attendrir, t’ouvrir le cœur, t’arracher des confidences. Tu balaies l’air d’un geste large, énervé.

– C’est inutile… Cela n’a aucune importance. L’important, c’est toi et tu le sais.

– J’ai envie de savoir.

– De savoir quoi ? Des sentiments qui n’existent plus, des émotions passées, oubliées ?

– Je veux te connaître, c’est tout. J’aurais aimé te connaître tout petit à l’école, soufflant tes bougies d’anniversaire, regardant la neige tomber pour la première fois, ouvrant tes cadeaux de Noël en robe de chambre, donnant des baisers sur la joue de ta maman, apprenant à nager, à jouer des gammes sur ton piano, à…

Tu me repousses, excédé. Tu t’enfermes à l’autre extrémité du lit, les bras croisés. Tu ne dis plus rien mais je sens ta colère, je devine ton besoin de tout effacer, tout oublier. Froid et glacé. Tu fixes un point sur le mur avec une méchanceté qui rend tes prunelles noires et liquides, effrayantes.

– Tu es fâché ?

– Et pourquoi je serais fâché ?

– Je ne sais pas. Mais je sens qu’en ce moment précis, tu me détestes.

– Tu dis ça comme ça ? Si légèrement ? Ça t’est égal que je te déteste ? Tu es si sûre de toi ?

Je fais oui de la tête et l’incline doucement sur le côté. Je suis sûre que tu m’aimes plus que tout. Quand tu me prends contre toi, que tu me caresses, c’est mon corps que tu réinventes à chaque fois, et je deviens chaque jour plus belle entre tes bras. Je te souris, je t’envoie un souffle léger et doux qui dit je t’aime tu sais c’est pour cela que je veux tout savoir de toi, je tends un bras vers toi pour faire la paix. Tu m’arraches le bras, m’attires vers toi avec tant de violence que je te regarde, hébétée. Tu me serres contre toi, t’allonges sur moi et me pénètres avec rage. Je reste muette, inerte, pantin de chair qui se laisse posséder. Alors tu t’enfonces en moi sans me regarder, en repoussant mon visage de ta main pour ne pas le voir. Besoin furieux de m’absorber, de me faire tienne, de m’effacer jusqu’à ce que je ne fasse plus qu’une seule bouillie avec ta chair. Et quand vient l’apaisement, quand tu te rejettes sur le côté sans un mot, sans un regard, je replie mon coude sur mes yeux et pleure comme un bébé.

– Tu m’as fait mal…

Tu ne me regardes pas, tu ne me prends pas contre toi, tu dis seulement de ta voix dure et étrangère :

– Parfois, je te déteste…

– Moi aussi, je te déteste.

– Eh bien ! voilà… On est quittes. Tu peux partir si tu veux, je ne te retiendrai pas.

Tu parais si froid, si calme, si détaché que j’en ai des frissons dans tout le corps.

– Tout ça parce que je t’ai demandé de me parler de ton passé ! Tu as donc été si malheureux…

– Arrête de vouloir examiner mon passé à la loupe, tu as compris ? Mon passé n’existe pas. Cette sentimentalité bébête qui veut tout expliquer en devinant si j’ai été un petit garçon heureux, si j’ai souffert, si j’ai été cocu… Cette manie qu’ont les femmes de jouer les infirmières ! Je te déteste quand tu es comme ça, quand tu te rabaisses à ça ! Tu ne comprends pas qu’on vit quelque chose de merveilleux, de lumineux et que je n’ai pas envie de comparer ? Tu ne comprends pas ça, pauvre idiote !

Je ne comprends pas comment on a pu en arriver là. À partir d’une simple question. Tu enrages pourquoi ? Parce que je repars un instant en arrière et que je veux te connaître mieux en apprenant ton passé ? Depuis qu’on se connaît, tu m’enfermes dans une solitude totale, une solitude armée où tu montes la garde, farouche. Tu me sollicites, poses mille questions, veux tout savoir de moi, me portes dans mon bain, me laves les cheveux, le visage, refuses que je sorte un sou de ma poche. Tu as tout fait pour que l’on soit emprisonnés dans une histoire, notre histoire où tu règnes comme un monarque absolu et décides de tout. Je t’obéis, heureuse et légère, mais lorsque je te pose une question, une question idiote de femme amoureuse et curieuse, tu te dresses en ennemi et me refuses ce que je t’accorde généreusement.

Tu te venges de quoi ?



Parfois, il émet des fausses notes.

Il prend une drôle de voix pour se moquer des autres. Il s’agit toujours de femmes qu’il imite d’une voix de fausset, une voix stridente qui détonne dans son corps massif. Elle semble venir d’ailleurs, cette voix aiguë, mauvaise. Une voix de cauchemar grêle, obsédante. Une voix de vieille femme ventriloque. Ces femmes animées par sa voix deviennent soudain des marionnettes ridicules, monstrueuses. Et il devient soudain haineux et menaçant. Comme s’il avait un compte à régler avec elles.

– Mais elles ne t’ont rien fait, ces femmes ?

– Non, elles ne m’ont rien fait…, il répond, étonné.

Je me bouche les oreilles, mal à l’aise. Ce n’est pas lui, c’est quelqu’un d’autre qui parle à travers lui.

– On dirait Anthony Perkins dans Psychose… J’ai peur de cette voix. Si peur…

– Tu ne peux pas dire ça ! Tu te rends compte ? Comment peux-tu dire ça ? Comment ?

Il est froid comme la pierre de sa statue et me regarde de haut, de loin. Je suis sa plus terrible ennemie.

– Je ne te le pardonnerai jamais !

On se toise mais je ne baisse pas les yeux.

On roule à chaque bord du lit, on tire un oreiller, la couverture, on s’enroule dans les draps comme dans des bandelettes, on se confectionne des sarcophages pour isoler nos corps indifférents à nos querelles. On dort toute la nuit séparés par ses mots, séparés par mes mots.

Le lendemain matin, son bras se pose sur mon épaule, son grand corps se rapproche et sa bouche murmure, conciliante :

– Je ne le ferai plus…

– S’il te plaît, s’il te plaît… J’ai l’impression que tu détestes ces femmes, que tu détestes toutes les femmes quand tu parles comme ça.

Il pose sur moi un regard chaviré, un regard d’enfant réveillé en plein mauvais rêve. Je le prends dans mes bras, le berce, le rassure et il s’apaise, étonné d’avoir été emporté si loin par une force mystérieuse, maléfique.



Parfois aussi…

Parfois, il humecte délicatement son index de la pointe de sa langue rose et le passe sur son sourcil en suivant lentement, lentement l’arc du sourcil, la bouche entrouverte, la langue dépassant à peine, le petit doigt recourbé, et on dirait une vieille femme hébétée qui se maquille. Je frissonne et détourne les yeux. Je ne veux pas le voir en vieille femme qui se maquille…

Parfois…

Parfois, à table, il s’empare de mon couteau, de ma fourchette et ordonne : ouvre la bouche, ne dis rien et mâche, mâche jusqu’à la prochaine bouchée que je t’enfournerai. Tu es mon bébé, mon bébé unique, et tu dois m’obéir. Son regard me fixe, ses yeux roulent dans leurs orbites, débordent, se liquéfient, lave noire et menaçante, et j’ai peur, si peur que je laisse tomber le couteau, la fourchette et ouvre la bouche docilement…