Il n’a pas toujours tort…
Il repart mais il a laissé sa fléchette. Le poison se dilue dans mon sang, aiguise mon regard, affine l’ouïe, l’odorat, le toucher. Tous mes sens s’affolent. Pourquoi il se tient comme ça, celui-là ? Il a de petites mains, il sifflote en marchant, il habite Vesoul, il me tient par le cou, il transpire… J’ai la peau qui se hérisse, les babines qui se retroussent. Je me bouche les yeux, les oreilles, le nez. Je résiste. Je résiste. Je bande toutes mes forces. Toute mon énergie est dans la résistance au danger qui menace, dans les verrous que j’ai tirés pour que l’ennemi ne pénètre pas. Je campe à l’extérieur de mon corps pour le chasser. Je bivouaque jour et nuit. À l’affût. Tendue, les nerfs à vif. Et quand l’homme pose une main sur moi, je sursaute et je crie. Ne me touche pas, tu ne vois pas que je suis occupée. Je ne dois pas me laisser distraire. J’ai besoin de toutes mes forces de guerrière. S’il insiste et demande pourquoi, pourquoi, me poursuit de douces attentions, ou se rembrunit, il devient à son tour un ennemi. À terrasser vite fait. Je ne peux pas lutter contre deux ennemis à la fois. Je préfère encore l’ancien. Lui, au moins, je le connais. J’ai du respect pour sa persévérance. De l’affection pour sa cruauté. Alors toi qui gémis à mes côtés parce que soudain tu ne comprends plus, dégage.
Dégage…
Ça finit toujours comme ça.
– J’ai peur de moi, je réponds dans le noir de la chambre. Dans le noir de ma chambre.
J’ai peur de cette cinglée qui refuse qu’on pénètre dans son intimité. Qui veut bien donner son corps mais pas le moindre bout d’âme. Ce n’est plus une affaire aujourd’hui de donner son corps de femme. L’offrande du corps a remplacé les œillades de nos grand-mères.
C’est après que cela se gâte.
Quand il ne s’agit plus d’ouvrir son corps mais de faire de la place à l’autre dans le secret de soi-même. Poser son regard sur lui, le voir pour de vrai et donner. Donner de l’amour. En recevoir. Donner, recevoir, donner, recevoir, un va-et-vient autrement plus périlleux que l’acte de chair.
L’intimité est un champ de mines bien gardé où je ne laisse plus grand monde s’aventurer.
Je me souviens : la première fois que je t’ai rencontré, je ne t’ai pas vu…
Je ne t’ai pas vu.
Tu étais là, pourtant. Je t’ai serré la main, je t’ai dit « bonjour » très gentiment sans doute, avec mon grand sourire, celui que j’ai quand je fais connaissance, un sourire en préfabriqué, une forme de politesse anonyme. Un laissez-passer pour que passent les gens et qu’ils me laissent dans mon indifférence. Nice to meet you et du balai.
Et après…
Après il y avait plein de gens autour de nous. Entre nous.
J’ai senti une présence. Loin. Dans la pièce remplie de gens qui parlaient, parlaient, remplissaient le vide avec application. Moi aussi je parlais, et je n’aimais pas les mots qui sortaient de ma bouche. Je me suis demandé : pourquoi je dis tout ça ? Ils viennent d’où, ces mots-là ? Ils n’étaient pas à moi, ils me collaient un masque grimaçant de transparence idiote. Une grande blonde qui essaie de remettre tout en place, de contrôler l’incontrôlable, de donner une apparence lisse, jolie, rassurante. Voilà ce que j’entendais de moi.
Ce que tu entendais de moi… Toi, assis un peu plus loin, habillé de noir. Immense silhouette tassée sur une chaise comme une statue récalcitrante. Tout de pierre vêtu. Je te distinguais à peine, en une sorte de vision oblique, tu n’étais pas encore entré dans mon champ de vision. Petite image renversée dans mes bâtonnets optiques. Toute petite, toute petite mais présente, même si je ne le savais pas.
On est responsable de ces mots-là. Il ne faut pas se plaindre, après, de les avoir prononcés. On est responsable de ses mots. Il faut apprendre à être vigilant. C’est de ta bouche que sortent ces mots ennemis, ces mots qui te défigurent. Ne reproche rien aux mots. Ils sont là parce que tu les as laissés être là et, petit à petit, ils prennent toute la place. Je vais te dire, ils prennent même ta place et parlent en ton nom…
Je ne te voyais toujours pas. J’étais toute seule avec mes mots qui sonnaient faux, je parlais à l’une, je parlais à l’autre. À un autre qui louchait sur la blonde si lisse, se rapprochait, demandait une adresse, un détail intime pour s’emparer de l’image et la faire sienne. Une adresse ? Un numéro de téléphone ? Un rendez-vous ? On était là pour ça, après tout. Pour se rencontrer. Se réunir. Toucher la peau de l’autre. Poser ses grosses lèvres sur la bouche de la blonde qui s’est maquillée, préparée.
La prendre dans ses bras, la coucher dans son lit, peut-être. La pénétrer.
Tu as bondi.
Du fond de la pièce.
Tu as quitté ta chaise, ton attitude de monument historique. Tu es venu te placer près de moi et, de ta voix grave et péremptoire, tu as répondu, sans même me regarder, que je n’avais pas d’adresse, pas de numéro de téléphone, que j’allais déménager, que, si ce type voulait me joindre, il avait plutôt intérêt à laisser un message chez toi. Tu ferais suivre. L’homme aux grosses lèvres t’a regardé, décontenancé. Il n’a rien osé dire. Son regard a glissé ailleurs dans la pièce, vers une autre blonde à convoiter. Et il est parti.
Tu es resté là, planté près de moi. Sans me regarder.
– Il ne faut pas donner votre adresse à n’importe qui. Vous alliez la donner, n’est-ce pas ? Votre adresse à n’importe qui…
J’ai dit oui, sans doute. Heureuse d’avoir été choisie. Regardée. Même si c’était par n’importe qui. Et j’ai eu honte soudain. Honte de ne pas être plus exigeante. Honte d’être si seule et de ne plus supporter la solitude. De vouloir la brader contre la compagnie de n’importe qui.
– Même si… j’ai dit tout haut.
– Même si quoi ? tu as demandé avec cette insistance brutale que tu mets dans ta voix quand tu ne veux pas accepter le banal, le prêt-à-aimer.
Il y avait tellement de violence dans le son de ta voix que j’ai relevé la tête. Et je t’ai vu.
Je t’ai vu. Ou plutôt j’ai vu ce qui se dégageait de toi pour venir vers moi. Une onde chaude et puissante. Je n’ai pas détaillé tes traits, tes cheveux, ta silhouette, je n’aurais pas su dire si tu étais mince ou fort, grand ou petit, brun ou châtain, si tes yeux étaient noirs ou bleus, ta bouche grande ou serrée, j’ai vu l’émotion subite qui partait de toi et venait vers moi. Ce fut un instant très bref. Un fluide intense passait de ton corps à mon corps, une vague de chaleur qui disait je sais qui vous êtes et vous n’avez rien à faire avec cet homme-là. S’il vous plaît, ne vous gaspillez pas. Je ferai attention à vous si vous ne le faites pas.
Tu te tenais près de moi, debout, sombre et maussade. Presque hostile. Furieux que j’aie commis ce crime contre moi, contre nous peut-être. Toute ta physionomie démentait l’intimité complice dont tu venais de témoigner en apostrophant l’homme aux grosses lèvres, en le renvoyant vers d’autres blondes.
– Vous ne savez pas ce qui se passe dans la tête des hommes. Il peut croire que vous êtes facile, disponible… tu as dit en baissant les yeux vers moi.
On s’est regardés pour la première fois.
Et j’ai été si heureuse de ce regard, lourd et propriétaire, que tout mon être a basculé vers toi. Tu avais vu quelque chose de précieux en moi et tu refusais que je l’offre au premier venu. Cette faveur, tu la réclamais. Tu te posais en prétendant même si, pour le moment, tu ne bougeais pas.
J’ai eu envie de t’empoigner, de te faire descendre du piédestal où tu te tenais. Tu étais si loin à nouveau…
Presque impatient de repartir.
J’ai dit n’importe quoi pour que tu ne t’éloignes pas. Que tu restes près de moi. Ce cadeau que tu m’avais fait en m’interdisant de me laisser aller à cet inconnu qui, d’après toi, d’après ce que tu supposais de moi et de lui, ne me méritait pas.
– Vous le connaissez, cet homme que vous venez de rembarrer ?
– Non. Mais j’imagine… Un notable plein de lui-même qui se croit intéressant parce qu’il gagne de l’argent et, pour se faire pardonner, passe un mois par an avec des organisations humanitaires au Zaïre ou ailleurs. Un petit marquis qui vit sa vie en cartes postales politiquement correctes. On en crève de ces gens-là… Ces gens à la mode, qui font semblant et ne ressentent rien.
Et là, je n’ai plus réfléchi. Plus réfléchi du tout. J’ai été soulevée de terre par tes propos, par la coïncidence de tes mots avec ma pensée véritable, celle que je cache derrière les mots tout faits. Je t’ai attrapé par le cou, je t’ai embrassé sur la joue. Un gros baiser sonore de reconnaissance fraternelle. Je savais maintenant pourquoi j’avais été troublée : j’avais trouvé un jumeau.
Tu as reculé comme frappé par l’éclair. Tu t’es écarté de moi. Raide. Tu t’es éloigné. Et on ne s’est plus regardés.
C’était si violent ce baiser. Si violent. Il fallait que je me reprenne. Ce geste de toi si spontané paraissait jaillir comme une évidence qui ne me semblait pas encore évidente. Je n’avais pas supporté que cet homme te parle, qu’il s’approche de toi en propriétaire mais je ne m’étais encore rien formulé. C’était une irritation, une démangeaison. Chaque fois que quelqu’un s’approchait de toi, ce soir-là, homme ou femme, il m’insupportait. De quel droit on te volait ton temps, ton regard, ton attention ? Je t’avais déjà mise au-dessus de tout et je ne le savais pas…
Pendant le dîner, on était assis l’un près de l’autre mais la vague d’intimité était passée, remplacée par les lieux communs habituels. Les conversations des autres convives faisaient irruption dans la nôtre et tout se mélangeait. Et vous, qu’est-ce que vous faites dans la vie ? Ah bon… Cela vous plaît ? C’est délicieux cette choucroute au poisson, comment fait-on pour que le chou soit légèrement caramélisé mais pas cramé ? Vous avez vu Titanic ? Vous avez aimé ? Quel succès !
Moi, pendant le dîner, je regardais l’espace derrière ton oreille, là où les cheveux partent en arrière, découvrant une parcelle de peau, et j’avais envie de poser mes lèvres sur ce coin de peau nue. Je ne pensais qu’à ça. Je répondais mécaniquement à tes questions et, même si je me rappelle tout ce que je t’ai dit car j’ai une très bonne mémoire, je me souviens surtout de ce carré de peau que je voulais embrasser… Oh et si… Je me souviens de ton odeur. Je t’ai tout de suite respirée. Tu sentais bon, si bon…
Soudain, tu t’es levé. Tu as regardé ta montre et tu es parti.
Je me suis dit il a une copine, une femme dans sa vie, elle l’attend et il va la rejoindre. Ils ont rendez-vous. Il est venu pour tuer le temps avant de la retrouver. Une seconde, j’ai envié cette femme d’avoir un homme si ardent, si entier, si vrai, une seconde, j’ai regretté que cet homme-là ne soit pas pour moi, pour moi qui l’avais eu si entier, si ardent, si vrai pendant quelques instants, et puis j’ai pensé c’est la vie, c’est comme ça. Je t’ai regardé partir et je t’ai oublié.
Oublié.
Je me suis dit que c’était normal. Tu n’étais pas pour moi, et avec tous les mots idiots que j’avais prononcés ce soir-là, il était juste que tu partes sans rien me dire, sans me demander mon adresse ou mon téléphone. Je suis allée me coucher moi aussi. Seule.
Pas vraiment triste puisque je t’avais oublié.
J’avais décidé de me retirer de l’amour comme on fait ses adieux à la scène. Fatiguée de jouer toujours le même rôle. Seuls le décor et le jeune premier changeaient. Toujours le même rôle. Tendre et innocente au prologue, meurtrière et meurtrie quand le rideau tombait. Une vraie tragédie qu’un auteur inconnu rédigeait et dont je récitais les textes en élève appliquée et forcée.
Il me semblait que je n’avais pas le choix.
J’étais comme une mule enchaînée à son joug qui tourne en rond et piétine le même sillon. Je quittais la noria, cette fête si triste où les cœurs s’épuisent.
Pourtant il m’arrivait de m’élancer, heureuse et généreuse, vers des enfants, des amies, des amis, des abandonnés de la vie, à qui j’insufflais l’air qui leur manquait pour respirer, pour revendiquer un espace de liberté. Je leur prêtais mes yeux pour se regarder, se découvrir, s’apprécier. Je n’attendais rien en échange. Stupéfaite si l’autre s’intéressait à moi en retour. Stupéfaite, incrédule, puis émue, très vite embarrassée, énervée, exaspérée même. Prête à montrer les dents si l’autre insistait et s’approchait de trop près.
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