Parfois…
Parfois, quand nous faisons l’amour, quand nous lançons toutes nos forces blindées contre l’autre, le défiant, le blessant, l’acculant dans ses derniers retranchements, il me crache en plein visage, il m’injurie, me traite de tous les noms, tous ces mots qui appartiennent à la violence des nuits et qu’on ne peut retranscrire en pleine lumière. Son corps tremble, sa bouche se tord, mille démons dansent dans les coups de ses reins contre les miens, dans les coups qui pleuvent sur mes lèvres, mes seins, mon ventre et un soulagement infini s’inscrit sur son visage quand tout est terminé. Enfin en paix, disent ses yeux, sa bouche, ses lèvres, ses épaules qui se détendent.
Enfin quitte…
Il dépose des baisers tels des ex-voto sur mon corps ouvert, me transformant en sainte icône d’église désertée. Des baisers qui louent mon abandon sans condition, sans restriction. Mon pardon pour des fautes d’un autre temps…
Je m’essuie le visage, recouvre mon corps meurtri du drap blanc, chiffonné, et me surprends à penser que cette violence inouïe ne m’est pas destinée. Elle vient d’un passé que j’ignore et que je compte bien explorer.
Qui est cette femme qui l’a tant fait souffrir ? Que s’est-il passé entre eux ? Quel est ce fantôme qui revient et lui donne envie de se venger ?
Mais l’ennemi est là qui veille.
Qui voit tout, note, observe, récrimine. Pas normal, me dit-il, pas normal. Cet homme est vicieux, vicié. Ce n’est pas l’homme qu’il te faut.
Pas cette fois-ci, je lui dis tout bas, pas cette fois-ci. Tu ne m’auras pas comme ça. Après tout, il m’arrive moi aussi de me moquer des autres en imitant leur voix ou leur allure, de me tordre en courtisane effrontée, de murmurer des insanités pour attiser le désir, inventer un monde interdit où tout est crime, châtiment et rédemption. L’amour physique est fait pour ça. Pour se lâcher, se laver, renaître propre comme un sou neuf. Tu ne peux pas le comprendre, toi qui tiens des comptes, des règlements de tous les comptes. Au petit matin, on se réveille émerveillés d’avoir posé nos corps ailleurs, l’espace d’une nuit. Dans cet univers interdit qui est le nôtre : le sien et le mien. L’air y est plus pur, le sais-tu ? Même s’il paraît plus glauque, plus lourd à respirer… Même s’il pue, parfois.
C’est une manière de s’affranchir, d’approcher au plus près nos blessures les plus profondes, les plus immondes, de s’y vautrer, de les exorciser. C’est l’histoire secrète des amants qui jamais ne devrait être racontée parce que les mots sont petits, étriqués, voyeurs, pas assez généreux et libres. L’histoire de folies qui s’emmêlent et se parlent à l’oreille telles des confidentes trop longtemps séparées, esseulées. Une compassion folle et muette que seuls les corps permettent, transmettent. Chacun laisse entrer en lui la violence désespérée de son amant, de son amante, et reçoit le récit des blessures jamais dites. L’accueille dans sa chair, se laisse fouiller, meurtrir, saigner s’il le faut.
Ah ! Ah ! reprend-il, jamais à court d’arguments, et ces manies de vieille femme qui surgissent dans ses gestes les plus anodins, n’y vois-tu rien de malin ? Le mal est plus profond que tu ne veux le reconnaître.
Je ne dis plus rien.
Puis je dis : moi aussi, j’ai des manies de garçon. Je marche comme un garçon, j’enfonce les mains dans mes poches, je porte des grosses chaussures, je fourre mon doigt dans mon nez, je jure, je crie, je me bats s’il le faut, je regarde droit dans les yeux le garçon qui me plaît.
Il n’insiste pas. Il attend.
Moi aussi, j’attends. Décidée à le terrasser.
Décidée à aimer. Pour de bon. Aimer l’autre. Lui laisser de la place, le laisser pénétrer dans mon intimité.
Il faut du courage pour être heureux.
Elle nous avait appris à être gentils.
Avec les voisins, les étrangers, les commerçants, les relations, les gradés, les supérieurs. Ils étaient importants, ces gens-là. Ils pouvaient servir. À quoi ? On ne savait pas très bien. La vie est un combat, répétait-elle, il ne faut négliger aucun allié, se les mettre dans la poche au cas où… C’est votre avenir que j’assure, pour vous que je me plie en quatre, que je mendie. Bonjour madame Geneviève, bonjour monsieur Fernand, comment allez-vous ? Votre robe est exquise, votre chapeau si élégant, votre grand garçon si charmant. Il paraît qu’il travaille bien au lycée. Il a l’âge de ma fille aînée. Ils pourraient sortir ensemble de temps en temps ?
Nous, les enfants, on ne se posait pas de questions. Elle avait sûrement raison. La vie est précaire, il vaut mieux la ménager et avancer nuque courbée. On ressemblait aux tournesols qui s’épanouissent au soleil et se ratatinent, la nuit. On se dépliait en société, on souriait, on se tenait à quatre épingles, on en rajoutait des louches et des louches. Irréprochables et « si gentils ». La famille Trapp. Tous en rang. Souriants, appliqués, les cheveux peignés, pas un faux pli ni un faux pas. Ronds de jambe, ronds de bouche, ronds de chapeau. Elle marchait en tête de sa petite famille, générale galonnée si méritante, si courageuse. Elle grappillait ainsi des rabais chez la teinturière, une visite gratuite chez le pédiatre, un duffle-coat trop petit, une paire de souliers vernis, des salades vertes en été, du gibier en automne, une vieille télé, des strapontins à l’Opéra, un stage pour l’aîné, une invitation à prendre le thé chez une vieille tante « qui possède des biens », un carton pour une soirée dansante afin de caser les deux aînés dans la bonne société.
Elle était touchante dans sa mendicité.
Elle voulait que les autres, tous les autres, aient une bonne image d’elle, qu’ils l’aiment, qu’ils l’invitent à nouveau à leur table de nantis, qu’ils ne se contentent pas de lui donner des miettes de leurs richesses mais qu’ils l’acceptent en leur compagnie. Qu’ils lui trouvent un emploi, un mari, une barrette de gradée. Un statut pour exister. Elle n’en pouvait plus de n’être personne, petite fourmi habillée de gris qui trimballait des fardeaux trop lourds sur son dos. Elle voulait qu’on la regarde, qu’on la considère, qu’on lui donne sa place. Et cela ne pouvait s’obtenir qu’à travers de riches et puissants protecteurs ou, en attendant mieux, de menus trafics d’influence. Elle nous poussait comme des pièces sur un échiquier : le salut pouvait venir de l’un de nous aussi. Elle mettait une sorte d’allégresse forcée dans ses expéditions sociales lorsque, chaque dimanche, nous allions visiter des familles modèles pour tenter de nous intégrer.
Quand on refermait la porte de la maison, le soir, les civilités s’arrêtaient net. On enlevait nos beaux habits, on oubliait les beaux mots polis, on décrochait les sourires de commande. La fatigue, la lassitude l’envahissait. Elle écaillait machinalement le vernis rouge de ses ongles et criait : dépêche-toi, attends, j’ai pas le temps, débrouille-toi, fais ci, fais ça, tais-toi, plus vite, au bain ! au lit ! à demain ! Elle posait les yeux sur son intérieur et soupirait. La vie ne l’avait pas servie comme elle le méritait. Et sa bile remontait en une noire colère contre le responsable de tous ses maux : notre père.
Les petites fourmis habillées de gris, méritantes et obstinées, mécaniques et coriaces, celles qui cheminaient à ses côtés, dans le même sillon obligé, tous les jours de la semaine, ne lui inspiraient que dédain et hargne. Aucune pitié pour ces pauvres gens qui lui ressemblaient pourtant. Elle les raillait de n’être pas brillants, « arrivés », « distingués ». Elle se brouillait avec ses frères, avec ses sœurs qui se contentaient de leur petit pré et du pain quotidien. Dénigrait ses collègues, prenait un air condescendant ou faussement apitoyé en évoquant le mari de l’une, les enfants de l’autre, leurs quatre-pièces en mauvaise banlieue ou leur berline d’occasion. Si elle continuait à les fréquenter, c’était pour se rassurer : elle leur était supérieure. En grandeur d’âme, en beauté, en sagesse. En ambition, surtout.
Nous les frères et sœurs, on l’imitait. À la maison, on ne se parlait pas, on aboyait. On ne jouait pas, on se disputait. C’était la règle. Le salut venait de l’extérieur ; la trahison, les règlements de comptes, les disputes, l’énervement étaient réservés au doux foyer de la famille.
– C’est peut-être pour cela que je ne suis pas très douée pour l’intimité. Ou que je suis si féroce quand on m’approche… Je ne peux pas imaginer qu’on me veuille du bien, alors je me recroqueville et sors tous mes piquants.
Je te raconte pour que tu saches, que tu comprennes. C’est un début d’intimité, ça, je te fais remarquer. Je ne l’ai jamais raconté à personne.
On s’est arrêtés dans un salon de thé ; j’hésite devant le chariot à gâteaux qui brille de génoises moelleuses, de macarons croustillants, de crème fouettée, de chocolat marbré, de coulis de fruits rouges. Tu fais signe à la dame qu’on veut tous les goûter, tous les manger, qu’elle nous apporte plusieurs assiettes, plusieurs petites cuillères, qu’elle ajoute une table, deux s’il le faut. Elle te regarde, étonnée. Tu t’énerves et répètes ta demande d’un ton sec qui n’admet pas la contradiction. Elle s’exécute promptement.
– Et chez toi ? C’était comment ?
Tu hésites avant de répondre puis secoues la tête comme si ce n’était pas intéressant.
– Oh ! Une famille normale… Mes parents se sont beaucoup occupés de moi. Ma mère surtout. J’étais fils unique…
– Elle est comment, ta mère ?
– Comme une mère, je suppose. Je n’ai pas d’histoires à raconter. Je ne me souviens pas très bien. Et puis je n’ai pas envie de parler de ça…
– Pourquoi ?
– C’est si banal…
– Aucune enfance n’est banale…
– La mienne l’est. On parle d’autre chose ?
Ta voix a la même inflexion autoritaire qu’avec la serveuse et je me tais. Je ne sais rien de toi. J’ouvre la bouche pour poser une nouvelle question et tu me bâillonnes. D’un geste autoritaire, tu écrases ta main sur ma bouche et la maintiens fermement. Je ne peux plus parler, ni respirer, ni même tourner la tête. Tu me tiens enfermée dans la paume chaude de ta main.
– Ma famille, c’est toi maintenant. Rien que toi… Je veux faire ma vie avec toi. Je veux me marier avec toi. Je m’occuperai complètement de toi. Je serai là pour tout, pour tout… Tu es ce que j’ai de plus important au monde. Tu es ma femme, mon adorée, mon esclave, mon bébé. Toute notre vie ensemble ne sera qu’une longue nuit de jouissance infinie. Tu ne sais pas ce qui t’attend encore… Attends-toi au pire, au meilleur du pire.
J’étouffe et je suis glacée. Je regarde les gâteaux disposés comme les rayons d’une roue de bicyclette dans mon assiette. La lame argentée et tranchante de la pelle à gâteaux en dépose de nouveaux, les serre les uns contre les autres, écrase les collerettes en papier pour faire de la place, les dispose l’un sur l’autre pour que tout tienne ; ton doigt pointé sur le chariot ordonne de tout mettre, de ne pas en oublier un seul. Le glacis marron d’un éclair au café disparaît sous un baba au rhum étincelant de crème et de liqueur ambrée. Je n’aurai pas le courage de l’avaler, ni lui, ni les autres, ni rien qui vient de toi.
Je repousse la table, me lève et détale. J’atteins la rue, une encoignure de porte et je vomis, je vomis…
Le lendemain, je t’ai écrit une lettre.
Ce n’était pas l’ennemi qui la dictait, c’était moi seule. J’avais peur. Une peur viscérale devant cette offrande démesurée, cette offrande de toi, jetée à mes pieds.
J’ai retrouvé ce mot. Il était tombé derrière le fax. Je l’ai posé à plat sur mon bureau et je l’ai relu.
« Il ne faut pas me dire des choses brusquement, comme hier, dans le salon de thé. Je ne peux pas les entendre, je ne suis pas prête. Ne me donne pas de l’amour à grandes louchées, je ne peux pas l’avaler. C’est comme si tu gavais un affamé du Sahel, tu le ferais crever.
Aimer, je ne sais pas, j’imagine, j’essaie de savoir avec toi… Aimer, c’est savoir ce dont l’autre a besoin et dans quelle quantité. Ne pas le bousculer, ne pas le prendre d’assaut. Ce n’est pas seulement répondre à ton besoin de donner, d’aimer, c’est s’adapter à l’autre. Je ne peux pas prendre tout ce que tu me donnes en insistant si lourdement. Cela me donne envie de régurgiter… Je t’en supplie : écoute-moi, sois patient, avance lentement… »
Je ne savais pas encore que je te demandais l’impossible.
Tu me répondis aussitôt.
Un mot très court. « Le jour où tu auras compris qu’un homme qui t’aime n’est ni transi ni méprisable, tu seras enfin libre. »
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