Chut… chut… on quitte le bord de mer, les galets ronds gris et blancs, les éboulis de craie et de limon rouge, on dérive dans l’écume trouble des vagues, on se noie dans cette eau salée, on se lèche, on se respire, on redresse la tête pour reprendre notre souffle et repartir plus loin, plus loin dans l’inconnu marin de nos anciens corps recouverts d’écailles.



Le soir, on sort. On se fait beaux. On a faim de bistrots et de cidre normand. De petit vin blanc sous la tonnelle, je chante, la joue écrasée contre le drap de ta veste. Je passe les vitesses de ma main libre quand tu me fais signe du menton.

C’est le samedi soir. Les hommes et les femmes sortent, le samedi soir. Ils se montrent, ils s’embrassent la bouche en public, dévorent des escalopes à la crème et des soles grillées, se lancent des œillades par-dessus les tables pour vérifier qu’ils sont beaux, qu’elles sont belles et reviennent plonger encore plus fort dans le cœur de leur « je t’aime ». J’ai mis du noir sur mes cils, du rouge sur mes lèvres, du beige sur la peau, tu as enfilé ton plus beau polo. On va rire, manger et boire. S’envoyer des baisers par-dessus les moules fumantes. Mélanger le cidre et le vin blanc à en perdre les sens.

La salle du restaurant est pleine. Il reste une table pour deux, là dans le coin, dit la patronne. Tu tournes le dos à la salle. Je lui fais face. Deux filles, à côté de nous, parlent des hommes et des femmes. J’esquisse un petit sourire. Je sais ce qu’elles vont dire. Je me penche vers toi et chuchote :

– Écoute…

Tu me prends la main sur la table et examines le menu, l’oreille tendue vers elles. Elles passent le week-end ensemble, tranquilles. Loin des hommes. Elles ont fait leurs courses, lu leurs livres près de la cheminée, pris leur bain moussant, comparé leurs crèmes de nuit, dit du mal des hommes, se sont coupé la frange et ont limé leurs ongles. Elles pouffent de joie complice et simple.

– On devrait vivre avec une femme et coucher avec les hommes, conclut l’une d’elles en s’écrasant le nez dans sa serviette.

J’enfouis mon visage dans l’abri cartonné du menu et je ris. Tu relèves la tête, furieux.

– Tu penses ça aussi ?

– Je pensais ça avant…

– C’est si bête ce genre de réflexion ! Tu me déçois. Tiens, j’ai plus faim !

Tu lances la carte sur la table et fermes ton visage. Absent, mauvais. Je me tais. Je ne veux pas entrer dans la ronde des mots amers. On commande en silence. Mon regard vagabonde dans la salle. Accroche le regard d’un homme. Il me sourit et plante ses yeux dans les miens. Je lui souris en retour. Il déchire un morceau de nappe en papier et gribouille quelque chose. J’attends, le cœur battant. Quand il a fini, il brandit le papier qui dit : vous êtes belle, merci. Je lui souris encore puis détourne la tête.

Des boulettes de mie de pain jonchent ton assiette. Tu tritures ta fourchette et la reposes. La reprends et dessines des lignes comme des barreaux de prison sur la nappe blanche. J’ai encore le sourire envoyé à l’autre homme sur les lèvres et le pose sur toi. Pose ma main sur la tienne. La maintiens contre la mienne. Tu te détends et souris enfin.

– C’est moi qui suis bête…

– Ça, c’est vrai.

Deux bols de moules fumantes arrivent sur la table. On retrousse nos manches, on déplie une grande serviette blanche et on plonge nos doigts dans la crème brûlante. Le vin blanc coule dans nos verres. Tu veux m’apprendre à manger les moules. Tu me montres comment m’y prendre. Je n’ose pas te dire que j’en ai mangé avant toi et je t’écoute sans t’entendre. Je répète tes gestes et tu es satisfait. Et puis j’oublie et plonge mes doigts dans la crème chaude à la recherche du mollusque blanc et orange que je vais déchiqueter. Ton regard noir me reprend, mécontent. Je hausse les épaules.

– C’est meilleur comme ça, quand ça dégouline sur les doigts…

Tu ne ris pas. Je soupire arrête, arrête, s’il te plaît. Pourquoi veux-tu que tout soit parfait, tout le temps ? Laisse-toi aller…

– Je veux que tout soit parfait tout le temps. Toi et moi, on doit être au-dessus des autres, au-dessus des réflexions bêtes et des doigts pleins de crème…

– Je ne pourrai jamais être parfaite… Ce n’est pas drôle !

– Tu verras, avec moi, tu y arriveras.

L’homme dans la salle m’attend de son regard. Il me cherche, il me traque, il me goûte. Je le sens qui pèse sur moi à travers la salle. Il me caresse, m’alanguit, me déguste, amusé. Je me laisse aller dans ses yeux, m’y coule, m’y prélasse. Il a la bouche gourmande et les yeux plissés de rire. Il mange avec ses doigts, lui aussi, et agite ses mains dégoûtantes, impertinentes. Il a retroussé les manches de son pull marin et la crème glisse jusqu’à ses coudes qu’il lèche en me regardant. Je rougis et reviens à toi.

Tu as senti mon trouble et m’interroges, irrité :

– C’est pas bon ? Qu’est-ce que tu as ?

– Rien…

– Si. Tu es différente tout à coup. Tu as vu quelque chose ?

– Non, je t’assure. Tout va bien.

J’ai répondu trop vite et tu te retournes. Tu saisis le regard de l’homme fixé sur moi. Tu te lèves, furieux, et m’agrippes le bras. Tu lances un billet de deux cents francs sur la table et me traînes vers la sortie.

– On n’a pas fini, je proteste en essayant de me dégager.

Tu me tiens si fort que je ne peux te résister.

On sort sur le trottoir, tu me pousses jusqu’à la voiture, ouvres la portière, me jettes à l’intérieur, reviens t’asseoir au volant et démarres sans desserrer les dents. Tu roules à toute allure et prends les virages sans ralentir. On s’enfonce dans la campagne noire où des arbres menaçants se dressent et se courbent sous le vent en sifflant. Puis tu te gares, ouvres ma portière et me précipites dehors. Je roule sur la route et me relève.

La nuit me glace. Je croise les bras sur ma poitrine pour me protéger du froid. Je regarde les feux arrière de la voiture qui disparaissent au loin. Je m’assieds sur une borne et peste contre le vent, contre toi si violent. J’attends.

Je sais que tu vas revenir me chercher.



Cette nuit-là, je n’ai pas dormi avec toi.

Tu as dormi sur un canapé du salon.

Le lendemain, tu m’as apporté un plateau de petit déjeuner avec des croissants, un bol de café, un jus d’orange frais pressé et une rose rouge.

Je l’ai repoussé du pied.

Tu m’as regardée, désolé.

J’ai mis les draps par-dessus ma tête et je ne t’ai plus parlé.

J’ai entendu tes pas s’éloigner, une porte claquer.

J’ai sauté sur le téléphone et j’ai composé le numéro de mon petit frère. Viens me chercher, s’il te plaît. Viens me chercher. J’ai peur, il me fait si peur.

J’avais des sanglots dans la voix et il m’a dit : ne bouge pas, j’arrive.

Je lui ai donné les indications pour trouver la maison. Il a tout noté en me répétant, ne bouge pas, j’arrive.

J’ai remis les draps sur ma tête et j’ai attendu.

Quand tu es revenu, tu portais cent bouquets dans tes bras. Tu les as disposés partout dans la chambre. Il y avait des fleurs en pots et des brassées de toutes les couleurs. Tu as sorti tous les verres et tous les brocs de la maison et tu as dessiné un parcours de fleurs rouges, blanches, jaunes et bleues.

Et puis tu t’es assis au bord du lit, tu as baissé la tête et tu m’as demandé pardon, pardon je ne le ferai plus. C’est la première fois que j’aime aussi violemment et, parfois, je ne me maîtrise plus. Je ne sais pas ce qui m’arrive.

Je t’ai ouvert les bras, on a roulé dans le lit.



Ce sont les coups à la porte qui m’ont réveillée.

On a frappé longtemps avant que je ne revienne à moi, que j’ouvre les yeux et que je comprenne.

Je t’ai repoussé doucement et je t’ai dit, c’est mon frère, je l’ai appelé tout à l’heure, je voulais partir. J’avais si peur…

– Pourquoi ? Je ne te ferai jamais de mal, tu le sais bien.

J’ai enfilé un tee-shirt, un jean. Je ne voulais pas qu’il sache que je sortais du lit.

Je lui ai ouvert la porte. Il était là, grand et maladroit, avec son casque de moto sous le bras. Il m’a regardée pour vérifier que je n’étais pas abîmée. Son regard allait de mes jambes à mes bras, à ma bouche, à mon cou. Il cherchait des traces de coups. Je lui ai dit doucement :

– Ça va maintenant…

– Tu veux dire que j’ai fait tout ce chemin pour rien ?

– Non. Tu m’as prouvé que tu m’aimais et ça vaut les plus beaux cadeaux du monde…

– Pourquoi exiges-tu toujours des preuves d’amour ?

Il est rentré, a défait son blouson, posé son casque de moto sur la table, s’est ébouriffé les cheveux et m’a demandé si je n’avais pas une petite bière. Chez moi, j’en ai toujours dans le frigidaire. Pour lui. J’achète des packs de douze au Monoprix que je réserve pour sa seule consommation. Personne d’autre n’a le droit d’y toucher. Personne. Je suis allée dans la cuisine et j’ai trouvé une cannette posée sur l’étagère du frigo.

Il l’a ouverte, l’a bue en laissant une mousse blanche sur sa lèvre supérieure. Je le regardais, émue. Puis il a demandé :

– Je peux le voir, le tortionnaire ?

On a pris un café tous les trois.

Ils se sont à peine parlé, se sont échangé des renseignements de carte d’identité. Ont fait la conversation du bout des lèvres, chacun possédant une image de moi qu’il ne voulait pas partager avec l’autre. J’avais le sentiment d’être un enjeu. Je n’avais pas envie de faire semblant, de rire, de poser des questions. Le vent s’est levé et mon frère a dit je vais y aller.

Je l’ai raccompagné jusqu’à sa moto. Je lui ai tendu son casque, tendu ma joue pour qu’il l’embrasse.

– Je n’aime pas cet homme, il m’a dit.

Je l’ai embrassé dans le cou, j’ai murmuré :

– Tu n’aimes jamais les hommes avec lesquels je suis.

– Il n’a pas l’air naturel…

– Ça veut dire quoi ?

– Fais attention à toi…

Je l’ai regardé partir en agitant la main.



Je ne voulais pas lui faire du mal. C’était mon amour qui était trop fort. Mon amour qui, parfois, s’emballait et me faisait verser dans une violence incontrôlable.

Je voulais incarner le Destin, la remettre sur ses véritables traces, sur ses traces à elle pour qu’elle s’aime, enfin. Je détestais l’idée qu’elle ne se fasse pas confiance. Elle était une reine, ma reine. Mais elle était convaincue qu’elle ne valait rien. Ou des broutilles dont elle allumait un grand feu pour aveugler les autres.

Je ne voulais pas créer une femme nouvelle, je voulais qu’elle se retrouve. Qu’elle retrouve la petite fille qui voyait tout, qui n’était pas dupe, qui avait compris, trop tôt, comment la vie marchait. Toute cette violence précise, cette clairvoyance, cette audace incroyable qu’on lui avait enlevée comme on déshabille une poupée.

Et elle s’était rhabillée à la hâte avec un fatras de hardes et de faux-semblants. Pour se cacher. Pour oublier sa honte. Pour oublier qu’on l’avait blessée. Décapitée par l’indifférence brutale des autres.

Je voulais lui faire oublier ces hommes de passage qui ne l’avaient pas regardée ou mal, ces aventures au goût amer, ces rejets qu’elle camouflait sous un masque de petit soldat fier. Je la sentais parfois si fragile, si chancelante, sans point d’ancrage, jouant des rôles dans lesquels elle se perdait. Petite fille tremblante ou séductrice chevronnée, apprentie balbutiante ou chef de chantier galonnée. Je ne voulais pas la changer. Je voulais qu’elle se reconnaisse, qu’elle fasse la paix avec elle-même, qu’elle abandonne ses masques et ses peurs.

C’est cela que j’ai ressenti dès notre première rencontre : sa dérive éperdue, prête à se donner au premier venu pour qu’il lui parle d’elle, qu’il lui donne confiance en elle. En quête d’un regard qui la reconstruirait. J’étais ce regard. J’allais la reconstruire. J’étais assez fort pour deux.

C’est cela qui a fait naître en moi cette passion si violente qu’il m’arrivait de ne pas toujours maîtriser.

Je voulais qu’elle soit parfaite, comme un hommage qu’elle se rendrait, qu’elle nous rendrait.