On n’est pas retournés au restaurant.
On est allés faire des courses à la ville la plus proche afin de dîner dans la maison.
Tu voulais tout acheter et je riais de ton appétit d’ogre. Tu commandais du vin rouge, du blanc, du rosé et du champagne. Du saumon, du bar et des soles, des huîtres, des bulots, des bigorneaux, des crevettes roses et des bouquets. Du camembert, du reblochon, du livarot, des chèvres, du cantal, du chaource, du bleu d’Auvergne et des pâtes molles et lisses. Des endives, de la salade, des champignons, des tomates, des courgettes, des choux de Bruxelles, des carottes, des oignons, de l’ail, des herbes sauvages. De la baguette, du pain de campagne, du pain noir, du pain aux raisins, du pain aux noix…
– Mais on ne va jamais manger tout ça ! On repart demain !
– Au moins, on aura le choix ! Tu auras le choix : tu feras ton menu.
– Tu es fou, complètement fou !
La banquette arrière de la voiture déborde de victuailles et tu continues à remplir les paniers de pâtés, de confits en boîte, de brioches dorées, de crème fraîche, de poulets fermiers, de douzaines d’œufs. Je pense à ma mère : débit-crédit, débit-crédit. Elle aurait pesté contre ce gaspillage et t’aurait brûlé la nuque de ses yeux noirs.
Tu regardes ma montre et tu dis :
– C’est tout ce que tu as comme montre ?
– Oui, et elle me convient tout à fait. Je ne la quitte pas.
– Je vais t’en acheter une autre, une belle, une précieuse.
Je secoue la tête. Je n’en veux pas. Tu insistes, m’entraînes devant la devanture d’une bijouterie et me dit choisis, choisis la plus belle, je te l’offre. Je dis non, non, je ne veux pas, je n’en ai pas besoin.
– Je ne te parle pas de besoin mais de désir, d’envie…
– Alors je n’en ai pas envie. Je ne la mettrai pas.
– Même si elle vient de moi…
– S’il te plaît, n’insiste pas. Je ne la mettrai pas.
Et la peur jaillit en moi. Comme un geyser. Tu me fais peur. Tu es un ogre terrifiant avec des bottes de sept lieues et un grand couteau caché dans le dos. Tu me donnes envie de détaler. Je n’ai plus envie de manger, plus envie de boire, plus envie de regarder l’heure.
On descend la rue piétonne et mon regard tombe sur la devanture d’une pharmacie où s’étale une publicité pour des produits de beauté, une crème de jour qui hydrate, enrichit, ralentit le vieillissement de la peau, forme une barrière contre les agents oxydants. J’ai besoin d’une crème, j’ai oublié la mienne mais je ne dis rien. Tu serais capable de m’acheter la pharmacie. Je ralentis quelques secondes, jette un regard oblique à la publicité et accélère le pas de peur que…
– On va prendre un café ?
J’acquiesce, soulagée.
– Installe-toi, j’arrive.
Tu me montres du doigt un bistrot et je m’installe à une table.
Enfin seule ! je me dis. Puis je me reprends. De quoi te plains-tu ? Des milliers de filles rêveraient d’être à ta place. Couverte de cadeaux, de bijoux, de montres, de poissons, de vins fins, de légumes, de salades. Arrête de tout analyser. Laisse-toi aller au plaisir de recevoir. Recevoir. Tu ne sais pas ce que c’est. Apprends. Apprends…
J’allume une cigarette, commande un café et un grand verre d’eau. Regarde les gens passer. C’est jour de marché. Les femmes portent des robes fleuries et les hommes des vestes en drap bleu marine. C’est mon passe-temps favori de regarder les gens déambuler, d’écouter leurs conversations de marché.
Un groupe s’arrête devant moi. Il me bouche la vue et j’enrage. Je me tords le cou pour continuer à surveiller le flux des passants. Je m’étire, je grogne, me dévisse la tête mais ils ne bougent pas. Ce sont des Parisiens plastronnants et bruyants. Deux hommes et une femme qui tient un panier où sont accrochées des mains d’enfants. Je compte les enfants des yeux : un, deux, trois… Trois petites têtes blondes qui s’agitent, se dispersent, que leur mère rattrape d’un geste las, mécanique.
– Et qu’est-ce qu’elle fait dans la vie, la belle blonde, à part tailler des pipes ? dit l’un des deux hommes, la cinquantaine, le polo Lacoste ouvert, le journal roulé dans la main.
– Pas grand-chose, répond l’autre en tirant sur son cigare. Elle doit être douée tout de même parce qu’il a divorcé pour l’épouser !
Ils éclatent de rire. L’un demande à l’autre ce qu’il pense du Davidoff n° 5 qu’il vient de lui offrir. Ils parlent entre eux, froncent les sourcils, sérieux, ou se congratulent, pendant que la femme se penche sur l’un des enfants, ramasse la tétine de l’autre, rattrape le troisième par sa salopette, relève la casquette du plus petit puis se redresse et s’enquiert doucement, sans aucune trace d’agressivité :
– C’est bizarre quand même… Je n’ai jamais entendu dire d’un homme « et qu’est-ce qu’il fait dans la vie à part sucer des femmes ? ». Pourquoi, d’après vous ?
L’homme éclate de rire et lui prend le bras.
– Fallait me dire que vous étiez féministe ! J’aurais surveillé mes propos ! Dis donc, tu ne m’avais pas dit que ta femme était suffragette !
– Je posais simplement une question, dit la femme en repoussant une mèche de cheveux blonds de sa main libre.
– Bon d’accord ! J’ai compris la leçon. Je retire ce que j’ai dit.
– Il se retire ! s’exclame l’autre en mâchouillant son numéro 5. Il se retire ! T’as entendu, chérie ? Décidément, notre conversation est très osée !
Et les fumeurs de cigares de s’esclaffer.
La femme est happée par un enfant qui crie « pipi, maman, pipi ». Je la vois disparaître à l’intérieur du café, tenant les deux autres par le col, rattrapant son panier prêt à se renverser, pendant que les hommes reprennent leur conversation de connaisseurs en vins fins et en cigares, les bras libres et croisés sur la poitrine.
Je soupire. Elle aimerait sûrement, elle, avoir un homme qui la couvre d’attentions et de cadeaux, qui porte les sacs et ne la laisse pas seule avec ses trois petits !
Quand tu reviens, je te raconte la scène, indignée, amusée. Tu m’écoutes à peine. Tu as les yeux qui brillent, l’air enchanté de celui qui vient de jouer un bon tour à quelqu’un. Tu commandes un café, tu te tortilles sur ta chaise, je te montre du doigt les deux hommes qui continuent à plastronner mais tu ne les vois pas.
– Qu’est-ce qu’il y a ? je te demande, étonnée.
– Quelle main ?
Tu as les mains cachées derrière ton dos. Je réponds la droite. Tu secoues la tête, malicieux. La gauche alors… Et tu brandis un paquet. Un grand sac en papier que tu me tends, victorieux, avec les mêmes yeux espiègles des enfants de tout à l’heure qui tournaient autour de leur mère et la harcelaient.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Regarde. C’est pour toi !
Tu as l’air triomphant et heureux. Tu essaies de prendre un air détaché, de regarder ailleurs mais tu brûles de connaître ma réaction. J’ouvre le paquet et y trouve pêle-mêle toute la ligne de produits de beauté que j’ai lorgnés dans la vitrine de la pharmacie. Lait démaquillant, tonique, crème de jour, crème de nuit, crème contour des yeux, masque de beauté, ampoules coup d’éclat, ampoules raffermissantes. Je pose un baiser poli sur ta joue. Je te remercie du mieux que je peux, en luttant pour ignorer l’envie qu’il me vient de prendre mes jambes à mon cou et de déguerpir.
– Regarde encore ! Tu n’as pas tout vu !
Tu te frottes les mains, tu gigotes, tu trépignes devant ma lenteur. Tu as l’impatience des enfants qui défont leurs paquets de Noël en les éventrant. Je secoue le sac et entends un bruit. Plonge ma main et en retire un paquet. Un paquet de joaillier que je défais avec précaution. Dans l’écrin bleu nuit repose une montre en or, une large montre en or dont les aiguilles dorées et fines se détachent sur un fond gris.
– Tu es fou !
– Je suis fou d’amour pour toi !
Je regarde la belle montre tout en or qui brille dans ma main. Je te regarde, toi, qui brilles de fierté. Je frissonne et réprime une envie violente de tout laisser, là, sur la table.
– Tu as froid ? Tu veux qu’on s’en aille ?
J’ai envie de partir, loin de toi, loin de toi qui ne m’écoutes pas, qui ne me vois pas, qui en aimes une autre, une qui réclame des bijoux et des montres, des crèmes et du champagne, des attentions de chaque minute, une autre qui n’est pas moi.
Ce n’est pas moi qu’il aime, je me suis dit, ce jour-là, ce n’est pas moi.
Sinon il m’entendrait…
Sinon il me verrait…
Cette nuit-là, tu ne m’as pas touchée. Mon corps s’y refusait. J’ai prétexté un mal de tête soudain, un vertige qui me privait de mes forces de femelle. J’ai pensé à ma grand-mère qui détestait tant l’acte de chair qu’il fallait la forcer. Je me suis allongée sur le lit, sans rien manger, les yeux fermés, refusant de voir ton corps se mouvoir dans la pièce.
J’ai attendu que tu te sois endormi, que tu reposes lourd à mes côtés et je me suis levée.
Je suis allée dans la cuisine. J’ai mis une bûche dans le poêle qui rougeoyait encore, diffusait une lumière tremblante, chaude, rassurante. J’ai pris une feuille de papier blanc, un bloc qui traînait dans le tiroir de la commode, et j’ai commencé à t’écrire une lettre.
Je voulais te donner toutes les cartes du jeu, toutes les cartes de mon jeu, pour que tu gagnes cette bataille livrée entre nous. Entre nous trois : toi, moi et l’ennemi. Pour que tu ne tombes pas d’un coup comme tous les autres qui m’avaient chérie, dorlotée.
Les mots écrits, les mots muets allaient me sauver. Ce que je ne pouvais te dire, j’allais te l’écrire.
J’ai écrit. Sans réfléchir.
« Sujet : amour,
Je sais ton amour, je le constate, mais il me rebute. Je n’arrive pas à m’en emparer, à le faire mien, à me dire qu’il est à moi, pour moi.
J’aime l’amour à distance : quand on me le raconte, quand je le vois au cinéma, quand je le lis dans les livres, quand il chante dans des chansons mais je n’arrive pas à le faire mien, à l’exprimer, à le communiquer.
Je suis inapte à aimer. Et pourtant je meurs d’envie d’apprendre.
Je recule, toujours, effrayée par trop d’amour.
Tu vas trop vite.
Tu effaces l’espace, l’attente, l’incertitude qui crée un blanc, une suspension. Un trou blanc plein d’espoir ou un trou noir.
Un blanc mystérieux, incandescent, qui allume mille petits feux dans tout le corps, dans tout le cœur parce que soudain on est assailli par un mystère, une question insoutenable : et s’il ne m’aimait plus ? Le danger pointe son nez et remet tout en cause. On comprend qu’on tient plus que tout à l’autre, on est prêt à se jeter à la mer pour ne pas le perdre.
Des trous noirs, des trous blancs.
Alors le désir rapplique soudain, affolé, affriolé. Il s’engouffre dans la brèche ouverte et la remplit de sa brûlure exquise.
Le désir doit être tenu à bout de bras, mis en scène.
Que se passe-t-il au début de chaque histoire d’amour ? Pourquoi le désir est-il sur des charbons ardents ? Parce que l’autre est un inconnu, une plaine sauvage, une étendue vierge à explorer. Un grand espace. À trop se rapprocher dans l’amour quotidien, dans les baisers donnés et reçus à tout bout de champ, on abandonne la plaine du western pour le lotissement avec jardinet entre quatre piquets. On sait tout de l’autre, on sait ce qu’il va dire, où il va poser sa main ou sa bouche, on se résout à l’aimer sans plus jamais avoir peur de le perdre. Le cœur cesse de battre et se rétrécit. Le désir s’en va ailleurs. Vers n’importe qui, le premier qui paraît immense et mystérieux, que ce soit le fruit de la bêtise ou de la ruse.
Je dois reconstruire du désir autour de toi. De l’envie, de la légèreté. La terre est brûlée aujourd’hui. Tout est noir, lourd, si lourd parce que, malgré ce que tu en dis, ton amour me semble encombrant, asphyxiant. Je n’ai plus de place pour mon désir à moi, pour te rêver, t’imaginer, t’attendre.
D’où viennent nos différences ? De quelle histoire sommes-nous issus pour que notre manière d’aimer soit si différente ?
On n’arrive pas seul, neuf et vierge, dans une histoire d’amour, sinon on aimerait tous de la même manière. C’est ce que je dois comprendre. C’est ce que tu dois comprendre…
En attendant, apprenons à respecter le rythme et la cadence de l’autre.
En attendant de nous rapprocher, et de nous aimer pour de bon, un jour… »
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