– C’est très gentil à vous !

– C’est un honneur pour moi ! enchaîne-t-il, galant. C’est la première fois que je vous reçois et j’aime beaucoup votre fille !

Il s’éloigne et elle trempe ses lèvres dans sa coupe.

– C’est offert par la maison, tu crois ?

– Maman, c’est ta fête, ce soir, ne t’occupe pas de ça !

– Je ne veux pas que tu dépenses ton argent inconsidérément ! Les temps sont durs…

– Pas ce soir ! Profite, ce soir, laisse-toi aller !

Devant l’immensité de cette soirée qui s’annonce pénible et laborieuse, j’ai une idée. Une idée lumineuse. Une idée d’écrivain à sa table de travail, une brusque inspiration qui me soulève et m’entraîne vers elle, généreuse.

– Maman, tu sais ce que je vais faire ce soir ?

Elle me regarde, méfiante, et ne dit mot.

– Je vais te raconter ta vie comme si tu étais l’héroïne d’un roman…

À ces mots, elle se redresse et m’écoute. Elle me contemple, interloquée, et ses yeux brillent comme ceux d’une enfant. Elle monte sur scène, seule, et tout le monde la regarde.

Sa fille, d’un coup de baguette magique, va la transformer en Scarlett O’Hara. Ses hardes de femme âpre et dure tombent en lambeaux autour de la table. Elle noue ses cheveux en deux bandeaux noirs, se pince les joues pour les rosir et tamise le noir de ses prunelles. Elle dispose ses crinolines et ses jupons, prend une pause de fille du Sud alanguie et sensuelle. Elle redevient belle. Comme avant…

– Alors voilà… Il était une fois une jeune fille très belle, très douée, d’une excellente famille, qui avait tous les garçons à ses pieds et ne savait lequel élire…

– Ça, c’est vrai, ce n’est pas une histoire inventée…

– Cette jeune fille venait d’avoir dix-huit ans et son père avait décidé qu’elle devait quitter la maison, se marier et partir vivre ailleurs. Il fallait donc qu’elle se marie. Se marier ! Avec qui ? Elle ne savait pas qui épouser, elle était flattée par la passion qui semblait animer tous ces étudiants qui se battaient pour l’entourer mais ne savait lequel choisir. Et puis, ils étaient tous encore à l’université, ils n’avaient pas de métier. Or, il lui fallait un homme avec de l’argent, un salaire en fin de mois pour ne plus dépendre de son père. Elle aurait pu être en colère contre ce père, lui reprocher de la mettre à la porte, de la jeter dehors mais elle ne protesta pas…

– J’ai toujours obéi à mon père, je ne l’ai jamais jugé, moi ! Il avait sûrement ses raisons pour décider ça !

– Alors elle se maria avec un jeune homme qui avait du bagout, du charme et une fortune qu’il disait colossale. Elle n’était pas très sûre de l’aimer mais, comme lui disait sa mère, l’amour et le mariage font rarement bon ménage. Elle se maria donc…

– La pire erreur de ma vie ! siffle-t-elle en finissant sa coupe de champagne que Gérard vient remplir à nouveau.

Elle le salue bien bas et lui sourit, émue.

– … son prétendant n’était pas un mari. Charmant, charmeur mais instable, dépensier, joueur, ensorceleur, infidèle parfois. Elle comprit très vite qu’elle avait fait une erreur, une terrible erreur ! Que faire ? C’était trop tard. Elle était mariée et bientôt son ventre s’arrondit. Un, puis deux, puis trois, puis quatre enfants s’accrochaient à ses basques et lui bouchaient l’avenir. Comment travailler ou reprendre des études avec quatre bouches à nourrir à la maison ? Elle était seule pour les élever et il lui fallait se faire une raison : il n’y avait pas d’autre solution que de rester stoïque au poste ! Car notre héroïne avait le devoir vissé au corps. Le devoir, c’est tout ce qu’elle avait appris dans son enfance. Le devoir que sa mère et avant elle sa grand-mère, son arrière-grand-mère avaient illustré de la manière la plus parfaite. On serre les dents, on bande ses forces et on tient le coup ! La vie n’est pas une partie de plaisir. On oublie ses élans de jeune fille, ses désirs de devenir une autre, d’avoir une autre vie, une vie qui vous ressemble…

– Mille fois j’ai voulu partir, mille fois… Je ne l’ai pas fait à cause de vous. Qu’est-ce que j’aurais fait de vous ? J’étais si malheureuse. J’ai voulu me suicider deux fois ! Tu le savais, ça ?

– En plus, j’enchaîne, constatant qu’elle entre dans mon roman, dans son roman, qu’elle ne m’interrompt pas, en plus il y avait un autre malheur que notre héroïne devait endurer. Un malheur plus secret, plus diffus, un malheur impossible à confier même à sa meilleure amie… Un secret infâme qu’elle devait garder dans son cœur et qui lui faisait honte parfois…

Elle me regarde, intriguée, avide.

– Tous ses enfants avaient une tare, une tare terrible : ils ressemblaient à leur père, à cet homme qu’elle détestait jusqu’à le haïr, jusqu’à souhaiter sa mort dans le secret de ses rêves, la nuit ! Ils étaient le portrait craché de leur père et, chaque fois qu’elle se baissait pour les serrer dans ses bras, elle s’arrêtait net, reconnaissant le sourire, les cheveux, l’intonation, le charme noir de cet homme qui lui répugnait tant… Elle était cernée. Il lui arrivait de s’asseoir le soir et de pleurer sur sa vie finie si tôt.

– Tu as raison, à vingt-six ans, je n’avais déjà plus d’avenir… Quand j’y pense ! Moi qui voulais faire tant de choses ! J’avais tellement d’ambition ! Tellement de rêves ! Je me sentais la force de tout faire… mais j’en étais empêchée !

– Elle en voulait au monde entier, à ses amies qui avaient l’air heureuses, à celles qui travaillaient, à celles qui avaient un bon mari, à celles qui avaient de l’argent. Elle était rongée par le désespoir et l’absurde de sa vie. Sans argent, sans métier, sans parents tutélaires pour la recueillir ou l’aider. Il n’y avait pas d’issue. Cette pensée la rendait folle, violente même, et sa colère retombait sur ses proches qu’elle se mettait à dénigrer, sur ses quatre enfants qu’elle regardait comme autant de boulets qu’il lui faudrait tirer jusqu’à ce qu’ils soient grands, indépendants. Malgré la violence de son désarroi, elle ne pensa jamais à les abandonner. Elle remplirait son devoir, les dents serrées, quitte à se sacrifier. Elle se devait d’être une bonne mère. Et elle fit tout ce qu’il fallait pour cela. Elle accepta un poste d’institutrice, elle accepta les horaires ingrats, les trajets en métro, les collègues à qui elle n’avait rien à dire, les cantines, les études à surveiller pour gagner quelques sous de plus, elle accepta tout… et ses meilleures années défilaient sans qu’elle n’ait aucun répit. Il lui fallait toujours travailler plus dur, s’échiner, s’acharner.

– Ma chérie, me dit-elle, les yeux pleins de larmes. Comment as-tu deviné tout ça ?

– À force d’écrire, d’inventer des histoires, de me faufiler dans la peau des autres…, je réponds sans comprendre encore que sa soudaine émotion va m’apporter une révélation terrible, que ce petit jeu que je jouais innocemment pour alléger l’atmosphère entre nous va se retourner contre moi et de la manière la plus brutale.

J’attends, j’attends la conclusion qu’elle-même va donner à mon récit. Je connais ma mère, je sais qu’elle est dure, qu’elle ne triche pas avec ses sentiments parce que les sentiments ne pèsent pas lourd pour elle. Les apparences, l’argent, le qu’en-dira-t-on, la possession de biens matériels, une bonne situation, ça, c’est sérieux, elle y met tout son cœur, mais les sentiments… Balivernes !

Je me raidis, me prépare à encaisser le coup. Je ne sais pas encore si elle va me le délivrer avec douceur ou dans toute sa brutalité, si elle va l’alourdir de nouvelles révélations plus terribles encore. Je ne sais pas mais tout mon corps se prépare à amortir le choc.

– C’est exactement ça… Je ne vous ai jamais aimés. Jamais. Vous lui ressembliez trop… Tout ce que j’ai fait pour vous, c’était par devoir. Vous n’avez manqué de rien ! Et j’en suis fière ! Mais mon rêve… Mon rêve aurait été d’avoir un enfant d’un homme que j’aime. Celui-là, je l’aurais aimé… J’en ai rêvé, tu sais, j’en ai rêvé. De cet homme et de cet enfant… Mais la vie n’a pas voulu me les donner.

Ses épaules s’affaissent, tout son corps s’affaisse au souvenir de ce rêve qui passe. Son regard s’attendrit, sa bouche sourit à cet enfant chéri. Elle pourrait me le décrire mais elle se retient. On n’est pas du même monde, lui et moi. Elle est ailleurs. Avec lui. Elle ne me regarde plus, elle songe à cet espoir longtemps caressé, qui ne s’est jamais réalisé.

Je le savais. Je le savais puisque je l’ai poussée à me le dire mais je n’y croyais pas. Je racontais le pire pour qu’elle me contredise, proteste, m’assure qu’elle nous aimait mais qu’elle ne savait pas l’avouer, pas le montrer, mais qu’on était des enfants formidables, que j’étais une fille formidable, qu’elle était fière de moi, qu’elle croyait en moi…

– Je suis contente que tu m’aies dit tout ça, que tu aies compris mon drame, mon calvaire…

Et elle me tend les mains, heureuse et légère, pardessus la table, elle m’abandonne ses mains en une douce alliance. Souriante, apaisée. Je l’ai délivrée d’un grand poids. Je ne suis plus sa fille, je suis son amie, sa meilleure amie puisque j’ai su lire en elle, extraire la boue noire de son cœur sans la lui jeter à la gueule.

Je lui prends les mains et les serre très fort.

Ce soir-là, je lui ai dit au revoir.

J’ai dit au revoir à la maman que j’avais tellement attendue, tellement imaginée, tellement voulue que je la poursuivais pour lui arracher un regard, une attention, un mot d’amour. Un seul mot d’amour d’elle m’aurait donné des ailes, m’aurait fait gagner des milliers d’années, aurait évité des milliers d’erreurs, des milliers de meurtres. Je le savais. Aussi fort que le soleil chauffe la peau, que le feu brûle et que l’eau désaltère. Je l’exigeais avec de plus en plus de force et de violence. Une question de vie ou de mort. C’était ma peau que je voulais sauver quand je la harcelais pour qu’elle me regarde.

J’ai dit aussi au revoir à toutes les mères, à tous ces regards que je volais pour remplacer le sien…

J’ai effacé ces yeux qui ne m’avaient jamais regardée. J’ai effacé tous ces regards que j’avais quémandés, la rage au ventre, furieuse d’être obligée de chercher ailleurs ce qu’elle me refusait, avec l’envie de les tuer tous puisqu’ils n’étaient pas les siens, pas son regard sur moi. C’est son regard, ses yeux que je voulais. Pas ceux des autres. Le premier regard, celui que la mère pose sur son enfant, et qui lui donne la force de vivre, la force d’aimer, d’aimer les autres et de s’aimer soi-même.

Et tous ces autres qui m’avaient regardée avec amour, je les estourbissais puisqu’ils n’étaient pas elle.

Pas elle. Ma mère que j’aimais plus que tout au monde.

J’ai compris, ce soir-là.

J’ai tout compris. Ma rage assassine, mon envie de tuer les gens qui m’approchaient et qui voulaient m’aimer. Je ne voulais pas qu’ils m’aiment, je voulais que TOI, tu m’aimes. TOI, TOI, TOI, ma mère. Toi qui ne pouvais pas m’aimer, qui en étais empêchée.

Ce soir-là, en un éclair, je me suis retrouvée seule, face à moi.

Mes yeux à moi qui se tournaient vers l’intérieur découvraient cette vérité terrible, me disaient : voilà, maintenant tu sais tout, tu as compris. Tu es allée jusqu’au bout de votre histoire, tu as découvert le secret infâme qui libère.

Tu es libre…

Libre.

Elle t’a fait un cadeau inouï, un cadeau que font peu de mères : elle t’a rendu ta liberté. Combien de mères auraient protesté, auraient dit « non ma chérie, ce n’est pas vrai, je vous ai tant aimés, tant aimés » pour se donner une belle image de mère aimante. Elle n’a pas triché. Elle a eu le courage effronté, insouciant, de te dire la vérité, de te livrer le fond de son âme. Remercie-la. Tu n’auras plus jamais peur désormais. Tu vas pouvoir grandir à ton compte !

Remercie-la et chéris-la pour ce terrible cadeau qu’elle t’a fait.

Quand j’ai levé ma coupe de champagne, parce qu’elle était si émue, si légère tout à coup qu’elle voulait qu’on trinque, qu’on boive, qu’on s’étourdisse, c’est à ma santé à moi que j’ai bu.



Le lendemain, elle avait tout oublié.

Elle m’a téléphoné.

Pour me remercier ? Pour entamer un nouveau dialogue qui ne serait plus celui d’une mère aveugle avec sa fille enragée mais celui d’une femme avec une autre, à égalité ?

Non.

Elle m’a demandé :

– Tu n’as pas payé hier soir ?

– Gérard a tenu à nous inviter.

– Pourquoi ? Tu couches avec lui ?