Débit-crédit, débit-crédit.

Je n’ai pas été en colère. Mon regard nouveau s’est tourné vers elle comme un projecteur et je l’ai vue comme je ne l’avais jamais vue avant : petite fille pas regardée, pas aimée qui avait dû s’incliner devant la puissance de l’argent, des économies, de la Bourse. Devant le poste à galène et les hommes à bretelles qui brassent des dollars et des francs.

Débit-crédit, débit-crédit. C’est tout ce qu’elle avait appris.

Elle répétait, enfant docile et bien élevée. Elle suivait le destin qu’on lui avait préparé. Elle répétait. Elle se soumettait. Comme sa mère, sa grand-mère et toutes les femmes avant elles. Et rien, aucun sentiment, aucun élan, n’aurait pu la dérouter.

Je n’ai rien dit.

Je lui ai dit au revoir.

Je ne me lasserai jamais de te dire au revoir.



Puisque j’étais libre, maintenant, je pouvais t’aimer, toi l’homme-statue qui m’aimais tant…

Ma liberté commençait avec toi.

Tu étais le premier homme qui allait goûter avec moi à cette vie nouvelle d’offrandes et de gourmandises échangées, sans regard meurtrier.

J’avais hâte de t’annoncer la bonne nouvelle, de vérifier que je ne m’étais pas trompée. Je voulais que tu me dises « je t’aime », que tu te roules à mes pieds, m’offres la mappemonde et tous les Pygmées et que je m’enroule dans tes bras en réclamant encore, encore des mots d’amour, des trophées et des sagaies. Et des bébés, des milliers de bébés pour recevoir tout l’amour que j’avais envie de donner.

Je me regardais dans la glace et je m’envoyais des baisers.

J’empoignais les mots et j’écrivais.

C’est cette nuit-là, après le restaurant, que j’ai commencé ce livre, que j’ai mis en mots tout ce que j’avais dans la tête et qu’il était urgent que j’écrive…

« J’écris ce livre pour un homme… »

J’ai commencé comme pour faire le point. Un début que je jetterais sûrement quand j’aurais trouvé ma musique, mon rythme.

« Un homme que j’aime et que, pourtant, j’ai tenté de fuir, et peut-être de perdre, comme j’en ai fui et perdu tant d’autres avant lui. Malgré moi. Contre ma volonté. Ceci doit être clair. Je ne désire pas cet abandon soudain et brutal. Un homme que je voudrais aimer des pieds à la tête mais qu’un sort inique et maléfique écarte de moi.

J’écris ce livre après avoir écouté la même histoire, mon histoire, de la bouche de filles comme moi, de filles différentes de moi, d’hommes perdus, de femmes jeunes, pas jeunes, esseulées, baleines hébétées aux cheveux blancs, échouées sur les rives de la solitude sans savoir pourquoi.

J’écris ce livre pour essayer de comprendre avant qu’il ne soit trop tard, pour enrayer l’infernale ritournelle qui se répète après tant d’années. Aujourd’hui, je commence à y voir clair mais comprendre, est-ce suffisant pour détourner une malédiction ? Pour arrêter une répétition dont le mécanisme est remonté depuis des siècles et des siècles ? On le dit. Je voudrais le croire… »

Les premières esquisses de ce livre sortaient comme autant de mots crachés en flammes victorieuses.

Elle m’avait rendue libre d’écrire à nouveau.



Elle ne lisait jamais mes livres. Jamais.

La dame blonde et lisse m’avait donné le goût des mots. Elle m’avait encouragée, guidée jusqu’à mon premier livre. Elle m’avait dit de les toucher, de les caresser, de les prendre dans ma main, de les faire miens, ces mots écrits qui m’intimidaient tant. Regardez ! Ils ne vous mordent pas ! De quoi avez-vous peur ? Apprivoisez-les doucement, lentement. Écrivez.

J’avais écrit. Étonnée, d’abord. Enhardie, ensuite. Étourdie, aussi.

Elle m’avait donné un territoire, mon territoire, et je ne l’en remercierais jamais assez. Ce qu’elle ne voulait pas faire, elle me l’offrait en son nom. Elle me révélait un monde qu’elle imaginait, qu’elle goûtait les yeux fermés mais qu’elle s’interdisait. Pourquoi ? Je n’ai jamais su. J’ai su le pouvoir qu’elle m’avait donné, telle une bonne fée. Attentive et exigeante. En me laissant toute la place. Sans jamais dire comme tant de mères possessives, outrecuidantes : c’est moi qui vous ai faite, sans moi vous ne seriez rien. Jamais elle n’a revendiqué la moindre parcelle de pouvoir dans mon éclosion qu’elle surveillait du coin de l’œil.

Ma mère…

Elle refusait de les lire, ces livres que j’écrivais en mon nom, le nom de ce mari honni. Nom qui s’inscrivait partout en lettres majuscules.

Quand je les lui envoyais, pas toujours car il m’arrivait d’être trop en colère pour me soumettre, pour écrire son nom sur une enveloppe dans laquelle j’aurais glissé le livre, elle les mettait de côté. Pour plus tard. Quand elle aurait le temps.

Elle les ouvrait aux rayons des librairies. Elle ne voulait pas les acheter. Trop cher. C’est exorbitant le prix des livres, tu ne trouves pas ? Elle les feuilletait, debout. Elle les refermait et me disait je ne comprends pas qu’on publie ça.

Ça…

– Moi qui écris si bien, ajoutait-elle, j’ai envoyé mes manuscrits à tous les éditeurs et aucun n’a jamais été pris. Alors que toi… Non, je ne comprends pas. Quand écriras-tu un livre dont je pourrai être fière ? Mon ami, M. Laplace, a écrit un très beau livre, digne et historique, sur Richelieu.

– Ah oui ! Chez qui ? je demandais, les babines retroussées, prête à mordre. Je n’en ai pas entendu parler.

– Il l’a publié à compte d’auteur et il les vend lui-même. Un très beau livre, instructif et très bien écrit. Tandis que toi… Tu ne feras pas croire que c’est de la littérature !

Alors soudain tous mes livres disparaissaient, s’évanouissaient, partaient en fumée. Je me retrouvais les mains vides, dépossédée. La colère, seule, me sauvait et si je recommençais, sans jamais renoncer, c’était pour vaincre sa résistance, pour récolter un jour un regard délicat, un compliment, un soupir de reconnaissance. J’écrivais pour la vaincre, elle. Pour vaincre son indifférence haineuse.

Cette nuit-là, j’ai écrit, écrit… sans regard noir qui me ratatinait.



Je regardais les hommes dans la rue droit dans les yeux sans rien attendre en retour.

Je m’enivrais du pronom personnel qui m’avait fait si peur jusque-là : je.

Je n’aime pas ce commerçant, je n’aime pas sa manière de me répondre, de me rendre la monnaie. J’aime cette vitrine, elle est bien décorée. J’aime ce pull beige et je vais me l’acheter. J’aime la manière dont cette femme parle à son enfant. J’aime la lumière qui tremble à travers les arbres et éclabousse les trottoirs. J’aime les rues de Paris, j’aime Paris, j’aime la France, j’aime les chômeurs de France, les Noirs et les Arabes de France, les impôts trop élevés en France, l’odeur de bon pain qui sort des soupiraux des boulangeries de Paris, les bouches de métro qui crachent leur air chaud, je n’ai pas envie de partir à l’étranger.

J’aime ce pigeon qui s’est réfugié sur les toits, sous ma fenêtre. Il titube, il s’écroule et bat l’air de ses ailes. Je lui souffle dessus, de loin, et l’encourage à résister.

Et même… je respecte ma mère. Son passé. Sa matière. C’est son histoire. Elle n’a jamais voulu y réfléchir. Pas assez de courage, peut-être. Pas les bons outils. Pas le droit de se laisser aller au plaisir d’être elle. Pas de plaisir. Le plaisir est mal vu dans sa famille. Il perturbe l’ordre, le sacro-saint ordre familial. Si chacun se met à se faire plaisir qu’adviendra-t-il du devoir, de l’or, des pierres amassées par la famille ? Le plaisir est dangereux, petite maman. Tu le sais et tu le redoutes. Le devoir, lui, est rassurant. Il y a un modèle observé dans chaque famille, il suffit de s’y rapporter et de l’illustrer. De creuser le sillon dessiné par tes ancêtres. Mais à force de nier ton droit au plaisir, tu as accumulé une colère farouche, tenace, qui a bousillé ta vie et celle de tes enfants.

J’aime ma mère et je lui dis au revoir.

Je me suis réconciliée avec elle en lui disant au revoir.

Je ne la déteste plus, je n’attends plus rien d’elle, je la respecte. Je respecte son mal-être mais je reste à distance.

Je tournais, je virevoltais, j’étrennais une robe nouvelle et je me trouvais belle. Irrésistible, unique.

Si légère…



Ce n’est pas toi qui as répondu. C’est ta voix, ta voix numéro un sur le répondeur. Je t’ai laissé un message, te pressant de me rappeler le plus vite possible, j’avais une nouvelle très importante à t’annoncer. Une nouvelle palpitante, j’ai précisé.

Je palpitais.

J’ai appelé mon frère, mon petit frère, et je lui ai tout raconté. Par le menu, menu. En chuchotant, en souriant, en amplifiant ma voix selon le progrès de l’histoire, en proclamant, en entrecoupant mon récit de fous rires libérateurs et triomphants… Écoute, écoute… Attends, attends… Et alors… Son regard, au début émerveillé et tremblant quand je l’ai transformée en héroïne, quand je l’ai isolée, regardée… son soupir de délivrance, d’être enfin vue, reconnue et acceptée, et l’aveu, l’aveu de ce terrible péché qu’elle portait comme une croix trop lourde et qui la renvoyait buter contre nos demandes d’amour à nous. Elle ne pouvait pas nous aimer, tu comprends ? Elle ne pouvait pas. On ressemblait à papa ! Ce n’est pas incroyable, formidable, extraordinaire, exorbitant ? lui ai-je dit en regardant le ciel bleu foncé de Paris, les toits en pente gris ardoise, le pigeon qui se lustre l’aile de son cou plumé en attendant de retourner se bagarrer sur le trottoir. Le soleil qui entre dans l’appartement me remplit le corps et le cœur, me fait envoyer des baisers dans l’air et bondir pour attraper l’horizon, la terre, le ciel et le pigeon. Tout ce bonheur récolté au fil d’un banal dîner de fête des mères ! Cette douleur fulgurante qui se transforme en miel, en promesses de vie nouvelle…

– Ah oui…, m’a-t-il dit. Tu ne savais pas qu’elle ne nous aimait pas ?

– Non… Enfin, si… j’espérais toujours. J’attendais un miracle.

– Eh bien, moi, ça fait longtemps. Longtemps que j’ai compris, longtemps que j’ai renoncé.

– Ah…

– Et sinon… quoi de neuf ?

– Rien… Mais tu ne trouves pas ça incroyable ?

– Écoute, petite sœur… On est foutus, tu le sais. Je ne peux pas rester avec une fille plus de six mois et toi, tu fais souffrir tous ceux que tu rencontres. Qu’ils le méritent ou pas ! Ce n’est pas après un dîner comme ça que tu changeras. Tu te racontes des histoires !

– Parle pour toi… Mais moi, tu vas voir ! Je le sens, tu comprends, je le sens dans mon corps, dans mon cœur, dans ma tête…

– Tant mieux pour toi !

Et il a raccroché.

Je palpitais toujours.



Tu as appelé.

Tu avais ta voix numéro trois.

Je t’ai laissé parler. Je ne comprenais pas tout mais je devinais.

Le dîner chez tes parents… Toi, tendu, mal à l’aise. Un bouquet de fleurs à la main dont tu ne savais que faire. Qui t’encombrait, dont on ne te débarrassait pas. Essayant d’être à l’unisson mais renversant une chaise, un verre de vin, t’excusant, prévenant le geste de ta mère qui avait déjà pris une éponge pour réparer les dégâts. Elle avait mitonné tous les plats que tu aimais. Trois jours qu’elle était « en cuisine ». Pour toi…

– C’était sa manière à elle de te dire qu’elle était heureuse que tu sois là !

Tu ne m’entends pas. Tu continues avec le même débit incompréhensible, ta voix qui dérape, qui devient aiguë, insupportable. Ton père assis à table, silencieux, muet. Il regarde ta mère qui tournoie, se penche vers toi, t’enlace, pèse sur tes épaules, se niche contre ton cou, te parle de toi petit, un petit garçon si doux, si mignon, si gentil et « toujours premier en classe »…

– Toujours premier en classe !

Un petit garçon si parfait, qui faisait sa joie et sa fierté. Toutes ses amies l’enviaient d’avoir un fils aussi sage, aussi bon élève, aussi docile. Un fils qui ne se bagarrait jamais, qui ne déchirait jamais ses vêtements, qui ne traînait pas en sortant de l’école, qui revenait vite retrouver sa maman. Je te préparais un bon goûter, tu ouvrais ton cartable et tu me montrais tes devoirs. On les faisait ensemble, tous les deux, sur la table de la cuisine. On avait toujours de bonnes notes ! On récoltait toujours les félicitations écrites en rouge en bas du livret ! On ne négligeait rien. On se fixait des buts. Toujours plus haut, c’était notre devise. Tu te rappelles ? Un seul jour, tu m’as déçue, dit-elle en te regardant la tête penchée sur l’épaule, alourdie par un souvenir douloureux qui lui mouille encore les yeux… C’est quand tu as eu douze en musique à l’école alors que je te faisais répéter ton piano et ta flûte chaque soir. Chaque soir, tous les deux côte à côte, on faisait des gammes, on révisait le solfège, on jouait ensemble, sur le tabouret du piano. Le Gai Laboureur, La Valse favorite, la Lettre à Élise… Tous ces morceaux que j’avais joués, enfant… Et ce jour-là, à l’école, tu as eu douze en musique. Douze en musique ! Mon passé de petite fille qui voulait aller au Conservatoire, être une grande musicienne, donner des concerts en robe noire, m’est revenu et tu m’as blessée. J’avais mis tant d’espoir en toi ! Tu m’as dit que c’était très bien ainsi et que tu arrêtais le piano et la flûte. Tu m’as jeté un regard méchant, déterminé, les poings dans les poches, bien campé sur tes jambes. C’est fini ! J’arrête ! Je t’ai regardé, les yeux remplis de larmes. J’étais si triste, ce soir-là, que je me suis endormie en pleurant, en étouffant mon chagrin dans les plis des draps. Je m’en souviens comme si c’était hier… Un jour terrible pour moi ! Mais le lendemain, tu t’es repris et tu m’as promis d’avoir dix-huit, la prochaine fois. Personne n’avait jamais vingt, de toute façon. Dix-huit, c’était bien et je t’ai serré si fort contre moi que tu tremblais. Je me souviens de tout, tu vois…