Pauvre type ! Elle a connu trop d’hommes avant toi. Ils l’ont couverte de cadeaux, d’argent, de soirées dans les grands restaurants. Tu ne fais pas le poids ! J’irai emprunter de l’argent à la banque et je la ferai vivre sur un grand pied. Elle aura tout ce qu’elle voudra. Oui, c’est ça. Je vais m’occuper d’elle complètement…
Tu t’arrêtes brusquement et j’agrippe ton bras pour que tu ne repartes pas. Je pose ma joue contre ta manche en signe de paix. Tu m’arraches de la foule et on se réfugie derrière une colonne de pierre.
– J’ai décidé que je t’entretiendrais dorénavant ! Je paierai tout ! On prendra un grand appartement et on vivra ensemble…
– Mais tu es fou ! Je n’ai pas besoin qu’on m’entretienne ! Je n’ai pas besoin de ton argent !
Et puis plus bas, comme un aveu échappé dans cette foule bruyante et brutale :
– Tu vois, tu recommences. C’est plus fort que toi !
C’est à ce moment-là qu’elle t’a hélé, la grande fille brune. Elle a crié ton prénom et tu t’es retourné, laissant mourir sur tes lèvres la protestation que tu t’apprêtais à formuler. Elle t’a fait signe sur le pas de la librairie Galignani. On a fendu la foule pour la rejoindre. Elle s’est jetée à ton cou, t’a embrassé. Tu nous as présentées. Je ne me rappelle plus son nom. Je n’avais pas envie d’écouter votre conversation. J’étais épuisée, écœurée. Je désirais plus que tout me retrouver seule, loin de toi. En paix. Je t’ai dit que j’allais faire un tour dans les rayons, regarder les livres, et je vous ai laissés à la caisse. Elle te parlait avec animation et ton regard s’était radouci, tes épaules se détendaient et tu t’es appuyé contre un mur pour te reposer.
À un moment, je t’ai entendu éclater de rire. Un rire de bon aloi, tonitruant mais gai, pas un de tes rires sardoniques et blessants. Je me suis retournée, étonnée, mais tu ne m’as pas vue. Je crois bien que j’ai été jalouse.
Quand je vous ai rejoints à la caisse, je tenais un livre à la main. Un gros livre d’art, sur Delacroix et son séjour au Maroc. Un livre rempli d’illustrations somptueuses. Un livre cher à l’achat. Tu l’as vu et tu t’es précipité pour payer. Je t’ai repoussé doucement, j’ai dit non, laisse-moi, c’est un cadeau que je me fais. Tu as murmuré tout bas, menaçant, tu ne paies pas quand tu es avec moi, compris ? Tu ne paies jamais avec moi ! Tu as jeté des billets sur la caisse. Je les ai repoussés et j’ai sorti mon chéquier.
Elle l’a remarqué, la grande fille brune, ce geste discret de mise à l’écart. Je me suis penchée pour rédiger mon chèque, elle a dû croire que je n’entendrais pas mais j’ai parfaitement saisi ses mots, les mots qu’elle a prononcés pendant que je payais, les mots que je n’étais pas censée entendre.
– Et elle ? elle a dit, sournoise. Elle, elle te supporte ? Elle arrive à te supporter ? Ce serait bien la première !
Et elle a éclaté de rire en se jetant à ton cou, en un geste de propriétaire, de fille qui t’avait eu et qui entendait que cela se sache.
Qu’est-ce que je pouvais dire, après ça ? Qu’est-ce que je pouvais faire ?
On est ressortis. La fièvre t’avait quitté. On marchait au ralenti. On ne fendait plus la foule, on se laissait porter par elle, par les touristes qui avançaient leur guide à la main, les enfants qui jouaient à se glisser entre les passants, les parents qui flânaient bras dessus, bras dessous, devant les vitrines, tendaient leur visage au soleil de ce mois de mai. On avançait l’un à côté de l’autre, séparés, distants.
Tu m’as arraché le livre des mains, tu voulais le porter toi-même. Je n’ai rien dit. Je me sentais si lasse, si près de perdre la partie.
On avançait côte à côte et je regardais mes pieds, découragée.
La veille encore, j’étais forte, légère, sûre d’entamer avec toi une longue marche triomphale. La veille, tous les torts étaient de mon côté et, si je refusais ton amour, c’était ma faute, ma très grande faute. La veille, j’avais tous les courages, toutes les audaces. J’avais éliminé mon ennemi, mon plus terrible ennemi. J’étais prête pour un amour tout neuf. Rien que toi et moi. Sans fantôme meurtrier.
Sous les arcades de la rue de Rivoli, je n’étais plus sûre de rien.
Plus sûre d’être assez forte pour vaincre tes fantômes à toi.
Je me suis avancée sur la chaussée et je me suis immobilisée.
Je refusais d’aller plus loin. Je refusais d’avancer.
Tu es venu te mettre devant moi, tu m’as ouvert les bras en un grand geste de patriarche, mais je ne me suis pas serrée contre toi. L’exaltation de notre course folle avait mis des couleurs sur tes joues et tu avais les pommettes rouges, enflammées. Tu transpirais. Des gouttelettes de sueur perlaient à tes tempes. Tu les as essuyées d’un revers de la main et ton regard m’a évitée.
Je restais là, butée, obstinée. Faisant attention à ne pas te toucher, à ne pas toucher un gramme de ton corps.
Tu m’as contemplée, silencieux, et tu as hélé un taxi.
Tu as couru vers le taxi qui avait ralenti et se garait un peu plus loin.
Tu as couru pour qu’il ne reparte pas.
J’ai pris mon temps pour te rejoindre. Je ne voulais plus me hâter.
Tu es parti devant moi et je t’ai vu courir.
Ta veste noire volait dans ta course, tes mocassins noirs s’écrasaient sur les côtés. Tu portais mon livre. Tu étais empêtré pour courir.
Je t’ai regardé courir et j’ai vu.
J’ai vu une femme gauche, embarrassée. Une femme lourde, d’âge mûr, essoufflée par trop de poids à porter, engoncée dans un manteau trop épais, aux pieds serrés dans des gros godillots. Une femme avec des hanches larges, des jambes énormes enveloppées dans des bas opaques comme ceux qu’on voit dans les vitrines des magasins spécialisés pour personnes âgées, des bras qui battaient l’air comme des ailerons de baleine.
Tu courais comme une vieille femme corpulente.
Ce qui jaillissait de toi, dans cette course, ce n’était pas l’homme bondissant qui tirait dans les étoiles pour qu’elles tombent à mes pieds, l’homme libre et fort qui me dessinait une vie nouvelle, légère, où j’inscrivais mon nom en or, mais une vieille femme massive qui se suspendait à tes basques, t’empêchait de t’élancer, te ralentissait dans tes efforts pour te dégager, une vieille femme que tu portais sur ton dos, qui avait pris possession de ton corps, de ta vie, de tes espoirs, de tes amours.
Une femme qui se dressait devant moi en ennemie et m’apparaissait méchante, hideuse, menaçante.
Quand je me suis assise dans le taxi, j’ai compris que j’étais prisonnière, prise en otage par cette vieille femme et toi.
Elle était là, assise entre nous. Avec son gros manteau, ses larges hanches, ses bas épais, elle reprenait son souffle. Elle s’éventait, dégrafait un à un les boutons de son manteau. Elle passait sa main sous ses aisselles, remettait de l’ordre dans ses cheveux et donnait mon adresse au taxi. Elle se retournait vers moi et me jaugeait, sûre d’elle. Elle me regardait, paisible, et glissait à mon oreille : j’étais là avant, mademoiselle.
J’ai frissonné, me suis recroquevillée à l’autre bout de la banquette et quand tu as voulu m’attirer contre toi, j’ai failli crier : la vieille femme me prenait dans ses bras.
Je ne pouvais pas te le dire. Je ne pouvais pas. C’était trop intime, trop effrayant.
Et puis, j’en étais sûre, tu ne le savais pas. Tu ne voulais pas le savoir. Tu voulais tout oublier de cet amour dévorant de ta mère pour toi. Cette mère qui te voulait parfait, qui voulait que tout soit parfait autour de toi. Tu la portais en toi. Sur ton dos, dans ta peau. Incrustée. Tatouée. Elle ne te lâchait pas d’une semelle.
Elle te prêtait même sa voix…
La veille, tu avais explosé, tout à coup, au téléphone parce que tu ne pouvais plus te maîtriser, que tu suffoquais, mais aujourd’hui, je le savais, tu avais déjà oublié ce dîner qui t’avait fait perdre ton contrôle, ton fameux contrôle, qui avait enclenché cette folle course dans la ville.
Pour lui échapper.
Tu prenais la fuite mais tu ignorais que tu la portais sur ton dos.
Ta mère accrochée à tes épaules, qui te donnait des ordres pour avancer. À droite, à gauche, en avant, en arrière. Des ordres pour aimer : comme ci, comme ça. Pas celle-ci, celle-là.
Pour ne pas aimer.
Quand tu me regardais, ce n’est pas toi qui me regardais mais elle. Quand tu me couvrais de cadeaux, d’attentions, c’était pour lui plaire à elle. Elle qui n’en avait jamais assez, qui n’était jamais rassasiée.
Ce n’était pas moi qui me tenais face à toi.
C’était ta mère que tu devais toujours contenter.
Chaque nouvelle fille, chaque nouvel amour était un moyen pour toi de la fuir, d’arracher un amour qui te délivrerait d’elle, pensais-tu. Tu ne pouvais pas aimer, tu ne pouvais pas t’aimer : elle prenait toute la place, elle te bouchait la vue, le nez, les oreilles.
Parce qu’elle te supporte, elle ? Elle arrive à te supporter ? Ce serait bien la première ! avait dit la grande fille brune dans la librairie.
Elle arrive à supporter la mère que tu portes comme un poids trop lourd, cet amour à trois où la fille n’est jamais assez bien à ses yeux à elle, où rien n’est jamais assez parfait à tes yeux à toi.
Et toi tu te décarcasses pour que ton amour pour l’autre soit en tout point semblable à celui qu’elle te portait, cet amour qu’elle t’a appris à vénérer plus que tout.
Je ne peux pas te dire tout ça.
Je ne peux pas. Tu n’es pas prêt.
Tu as ouvert la porte de mon appartement et tu m’as poussée dans l’entrée.
Tu virevoltes, tu t’agites, tu essaies de comprendre pourquoi je me suis fermée soudain. Tu arpentes le plancher en enfonçant les talons, tu tournes, tu tournes en rond, les pouces dans ta ceinture, les pouces enfoncés jusqu’à la garde dans ta ceinture, les coudes écartés en une interrogation muette et violente. Tu poses sur moi ton regard fixe, déterminé, violent.
Tu aboies :
– Tu es toujours aux aguets, toujours à l’affût. Qu’est-ce que j’ai encore fait ? Allez, parle ! C’est à cause de cette fille dans la librairie ? C’est à cause d’elle ?
Je ne peux pas te raconter ce que j’ai vu.
Je ne peux pas.
– J’ai encore failli, hein ? C’est ça. Tu l’as ton excuse, maintenant, pour rompre, pour tout casser, tu es contente ? Tu n’en as pas marre de répéter, de tuer tout ce qui t’aime, tout ce qui frémit d’amour autour de toi ?
Et soudain, c’est moi qui transpire, qui sue à grosses gouttes, qui doute. Et si c’était l’ennemi qui avait frappé ? Si je m’étais trompée et que j’étais victime d’une hallucination, mise en scène par l’ennemi de toujours ? Et si toute cette belle scène de libération au restaurant avec ma mère n’existait que dans ma tête ?
Mon frère a raison. On est foutus, ma vieille, on ne peut pas aimer, tu te racontes des histoires…
Pourtant je suis sûre : je l’ai vue accrochée à ton dos comme une sorcière malfaisante. Je pourrais écrire un rapport détaillé, circonstancié, décrire sa poudre de riz qui vire en plaques rouges, ses cheveux gris roulés en une permanente impeccable, ses larges mains gantées qui tiennent un petit sac de chaisière, ses jambes lourdes, enflées. Je l’ai vue !
Je l’ai vue…
Je l’ai vue ou est-ce l’ennemi qui l’a mise dans mes yeux ?
Tu as dû sentir que tu faisais mouche ; toute ton excitation tombe d’un coup. Tu redeviens l’homme sûr et calme qui m’aime et va me guérir. S’engouffrer dans la faille qui s’est rouverte.
Et si c’était l’ennemi ?
Tu t’approches, me prends dans tes bras. Je me raidis un peu mais me laisse faire.
– Je serai plus fort que toi, plus fort que tout ! Laisse-moi faire. Aie confiance !
Je m’abandonne contre toi. Tes mots me bercent, bercent le doute qui m’étreint soudain. J’ai envie de pleurer, de verser des litres et des litres d’eau tiède et salée contre ta veste noire. Je suis lasse, si lasse. Perdue. Je ne sais plus à quoi me raccrocher. Mais je me retiens. Ce serait trop facile. Et puis je ne suis pas encore convaincue d’avoir tort. Après tout, je mène une enquête. Un inspecteur ne doit pas pleurer. Il doit continuer son investigation, recueillir des preuves, des témoignages. Interroger tous les témoins.
– Je vais devenir un homme parfait ! Je vais apprendre à t’aimer, te laisser venir à moi lentement. Je ne vais plus te forcer, te harceler. Tu vas voir ! Je vais t’aimer comme tu en as envie.
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