Pourquoi est-il plus facile de donner de l’amour que d’en recevoir ?
Je devais le comprendre plus tard, bien plus tard.
J’avais appris à aimer, quelques élus certes, et sous conditions, mais c’était un début.
Je n’avais pas appris à aimer les hommes.
Les hommes avec un sexe d’homme pointé sur moi.
J’aimais des hommes dont le sexe ne m’intéressait pas ou qui n’étaient pas intéressés par le mien.
Les autres… C’était toujours la guerre.
Je n’étais pas la seule.
D’autres femmes en mal de confidences me versaient dans l’oreille la même histoire empoisonnée. La même ritournelle grinçante dans des bouches remplies de fiel et de ressentiment. Ils sont lâches, les hommes, égoïstes, fuyants, radins, vaniteux, ennuyeux, absents, indifférents, fatigués, toujours fatigués. Ridicules avec leur grosse auto, leur petit portable, leur grosse situation, leur petite femme, leur gros zizi, leurs petites performances. Elles entamaient une noire farandole et reprenaient en chœur, fières et revendicatrices. Nous, les femmes, on est courageuses, dures à la tâche, responsables, efficaces, rapides, sur le qui-vive, curieuses, ouvertes, aventureuses, attentives, libres. On a grandi, nous. On s’est débarrassées des corsets de nos mères et de nos grand-mères, de leurs lacets, de leurs épingles, de leurs tresses, de leurs chignons, de leurs révérences, de leurs tabliers, de leurs déshabillés, de leur main tendue en fin de mois.
Pas de leur colère, je pensais en écoutant leur sarabande, en suivant des yeux la ronde où j’avais ma place.
Elles reprenaient, enfourchant leur balai, martelant le sol de leurs godillots cloutés, crachant des crapauds, des limaces et de la bave de vipère. Ils nous transforment en infirmières, bonnes à les écouter gémir, à les rassurer, à les dorloter, à les flatter pour qu’ils repartent frais et déterminés. Ils se servent de nous mais qu’est-ce qu’ils nous offrent en échange ?
J’écoutais, je regardais…
Christina et moi sur un banc public. On attend le 43 qui ne vient pas. On étend les jambes de nos pantalons. On agite nos grosses Nike noires à bandes blanches. On se calfeutre dans nos parkas informes. Les poings serrés dans nos poches. On regarde les hommes qui passent et ne nous voient pas.
– Je fais tout, toute seule, elle me dit. J’ai réussi à éliminer complètement l’homme dans ma vie. Je travaille, je paie mon loyer, mes impôts, je vais au cinéma seule, en vacances avec une copine, Noël en famille. Je dîne avec un plateau-repas devant la télé, je me couche, je bouquine et, pour m’endormir, je me caresse. Tranquille dans mon lit. Personne pour m’ennuyer, me demander de lui faire ci ou ça. Tranquille. Je me raconte une histoire toujours la même, mon fantasme préféré, je ferme les yeux. Après, je dors comme un bébé…
Elle baisse la tête, fixe ses pieds de pionnière libérée, les agite sous son nez comme deux marionnettes épuisées.
– Mais je crève d’être seule… J’en crève. J’ai renoncé, c’est tout. Je suis une femme sans avenir. Tu as remarqué comme c’est froid, un plateau-repas ou une télé ?
Valérie et moi. Dans un petit salon de thé, rue du Chemin-Vert. On s’est installées à une table fumeurs, on a posé nos paquets de cigarettes sur la table, les briquets. On a commandé chacune un plat différent pour pouvoir piquer dans celui de l’autre. Valérie, toute menue, ses cheveux frisés blonds, ses fossettes de rieuse, ses sourcils de pointilleuse qui cherche un sens à sa vie. Une direction, une signification, un goût véritable. Pas le sens unique que les fatigués, les résignés empruntent pour ne plus avoir à penser. Tous en rang dans une même conformité. Elle allume une cigarette, repose le briquet, aspire une grande bouffée de blonde légère. Marque une pause. Un souffle passe. Elle me ment depuis tout le temps, il faut que ça cesse. Pour que notre amitié ait un sens. Un goût de vrai. Une direction. Elle me regarde droit dans les yeux. Sans dévier le regard. Elle doit avoir le trac parce qu’elle m’observe, surveille mon corps. J’essaie de rester molle, douce, de ne pas faire d’angle avec mes bras ou mes jambes. De demeurer ouverte, disponible. Je la regarde aussi droit qu’elle, les yeux dans les yeux, en y mettant le plus d’amour possible.
– Je t’ai menti. Je ne suis pas amoureuse d’un homme mais d’une femme. Et ça fait trois ans que ça dure… J’ai lutté pourtant mais on ne peut pas lutter longtemps quand l’évidence s’impose…
Je souffle moi aussi, une grande expiration de blonde légère. Ce n’était que ça. Une histoire d’amour comme une autre. Peut-être plus compliquée que les autres puisqu’elle porte le sceau du secret. Elle a senti passer dans mon souffle la bénédiction que je lui donne, l’amour d’elle que je lui renvoie et elle me sourit. Elle peut tout me dire, tout m’avouer : je l’aimerai toujours.
Je la vois toujours seule, Valérie. Mais elle me parle de son désir de rencontrer un homme, de faire des enfants.
– Ce désir-là existe, ajoute-t-elle comme si elle lisait dans mes pensées. Et ce n’est pas simple…
Ce n’est pas simple de décliner le mot « sens » dans tous les sens.
Charlie. Elle s’appelle Charlotte mais on l’appelle Charlie. Elle range ses placards. Elle vient de déménager. Elle a rencontré un homme, un bel étranger. Elle en avait rêvé si fort qu’elle s’est jetée contre lui et l’a embrassé. Tout entier. Pendant six mois. Collés, serrés. Les avions n’arrêtaient pas de se poser pour l’emmener vers lui, pour l’emmener vers elle. Et puis soudain, ce fut la grève. La grève de son sentiment pour lui. Plus un avion dans le ciel. Et lui, cloué là-bas dans le Minnesota. Ne comprenant pas. Achetant des billets pour des long-courriers qu’il ne prendrait jamais plus. Elle range ses penderies pour mettre de l’ordre dans sa tête. Elle jette un vieux pull gris.
– Pourquoi on se précipite contre eux pour les rejeter ensuite avec la même violence ? Pourquoi ?
Anouchka. Polonaise et anglaise. Un drôle de mélange qui a échoué à Paris. Elle apprend le français et elle apprend à se connaître. Elle divise l’humanité en deux : ceux qui réfléchissent et ceux qui ne réfléchissent pas. Son homme aime les belles femmes qui mettent de belles robes. Elle déteste les robes. Elles la serrent aux entournures. Elles font d’elle une femme qui ne sait plus marcher. Un soir, pour l’honorer, pour le remercier de tout le plaisir qu’il lui donne sans compter, elle enfile une robe blanche, en maille serrée, qui marque les seins, la taille, la longueur des jambes, tout ce qu’elle aime cacher, tous ces signes qui la signent femme. Elle met du rouge à lèvres, elle ébouriffe ses cheveux. Il entre dans la chambre et s’exclame :
– Putain ! Qu’est-ce que t’es belle !
Il s’avance vers elle, de l’amour plein les yeux. Ils disent merci ses yeux, merci d’avoir mis cette belle robe de femme pour moi, cette robe de déesse ensorcelante qui aimante tout mon corps vers toi, merci, merci, merci. Il ouvre les bras, il s’avance, il veut la rouler dans son amour, l’emporter, la saupoudrer de baisers de la tête aux pieds. Elle est sa femme, il est son homme et tout va recommencer.
– Va-t’en. Ne m’approche pas. Ne me touche pas. Ne me dis pas que je suis belle. Je ne le supporte pas. Je ne suis pas belle !
Elle hurle.
Il recule, décomposé.
Elle s’effondre sur son lit, leur lit, et elle pleure. Sur elle, sur lui, sur cet amour qui lui donne envie de déguerpir.
– Pourquoi c’est si difficile de recevoir des compliments ? Pourquoi ? elle me demande, la bouche déformée en une longue plainte. Si toi, tu me disais la même chose je l’accepterais, mais pas lui, pas lui…
Pourquoi ?
C’est bien plus dur à suivre que la sarabande des sorcières, que les formules toutes faites qui jettent l’homme dans les chaudrons et l’ébouillantent tout cru.
Mon copain Greg…
À vif. Il saigne de partout. Il se vante d’avoir trouvé un moyen pour vivre en paix avec les femmes : il ne les approche plus. Ou de loin. Deux ans qu’il n’a pas étreint de corps étranger. Deux ans ! Deux divorces, deux pensions alimentaires si énormes qu’il est obligé de tourner film sur film. Un enfant avec chaque femme. Enfants qu’il ne voit plus. Ou l’espace d’un week-end de temps en temps. Il court les magasins de jouets et les McDo. Il tente de les apprendre par cœur, passe ses doigts sur leur front, leur nez, leur bouche, les fait répéter : « Toi, mon papa, toi, mon papa » avant qu’un avocat ou une gouvernante ne les lui arrache. Il grossit, il suit des régimes, il se laisse pousser la barbe, il prend des avions dans tous les sens, il achète des gadgets qui remplissent sa chambre, écrit des scénarios qui deviennent des films. Il est connu, très connu, riche, important. À chaque film, les critiques soulignent la violence des images, des histoires, des rapports hommes-femmes, sa misogynie, sa misanthropie. Le sang gicle, les coups partent, la trahison l’emporte sur les plus belles amitiés, le carnage est inévitable, les corps des hommes et des femmes explosent en mille morceaux.
– Alors que je voudrais être si doux… C’est plus fort que moi, c’est tout.
Un soir, dans le hall du San Regis, à New York, il me raconte l’histoire de sa première caméra.
C’est sa mère qui la lui a offerte. En échange d’un service. Elle l’avait convaincu d’aller filmer un couple dans la chambre d’un motel. Chambre 23. Les rideaux ne seront pas tirés, ils ne prennent pas la peine de se cacher, tu les filmes, tu me rapportes la cassette. Et je t’offre la caméra. Pour toi, tout seul. Une caméra à douze ans, tu te rends compte ! Mais c’est qui ? il demande, c’est qui ces gens que je dois espionner, piéger ? T’inquiète, tu filmes et tu te tais. J’en ai besoin, moi, tu comprends, besoin ! Chambre 23 ? il demande. Oui, oui, je te dépose et je t’attends, je ferai le guet. Il me faut cette cassette, il me la faut, fais-moi confiance. D’accord, il dit, d’accord. Il l’aime plus que tout, il dort avec elle quand son père oublie de rentrer et la prend dans ses bras quand elle pleure tout bas. D’accord, j’y vais, je ne veux pas que tu pleures, que tu sois triste.
Ses jambes avalent les marches jusqu’au second étage du motel, il cale ses hanches entre deux marches de l’escalier d’incendie, la caméra pèse à son bras, la pancarte du motel branle sous son nez, il repère le 2 et le 3 rouillés au-dessus de la porte, arme la caméra, la braque sur le lit d’un geste brutal et déjà sûr. Elle avait raison, les rideaux ne sont pas fermés. Ils ne prennent pas la peine de se cacher. Qui pourrait les voir d’ailleurs ? Il colle son œil contre le viseur, cherche le lit, les draps sont en désordre, attrape un bout de jambe, un bout de sein, des hanches qui se cognent. De l’homme, il ne voit que le dos qui s’arcboute sur la femme étalée, des bras blancs qui servent d’appui et les doigts crispés sur les draps du lit. Moteur ! Tout son corps frissonne. Il sait qu’il fait quelque chose d’interdit, de dangereux, quelque chose qu’il regrettera toute sa vie. Il veut s’arrêter, redescendre les marches mais elle est là dans la voiture décapotable qui l’encourage, lui fait des grands signes de bras. Vas-y, mais vas-y, bon sang ! Qu’est-ce que tu attends ! Et le plaisir d’attraper ces bouts de bras, de jambes, de dos et de ventres, ces petits bouts coupés qui s’agitent, rougissent, se tordent et se tendent, est le plus fort. L’œil collé à la caméra, il les suit, il entre dans le lit. Le dos de l’homme est blanc, couvert de poils noirs, la peau de la femme est brune. Il voit les marques de slip mais pas de soutien-gorge. Les seins tremblent et tombent sur les côtés. Il lui semble que l’homme tremble aussi, se raidit, les veines de son cou se durcissent. Les fesses de l’homme sont plates et blanches. La bouche de l’homme dessine une longue plainte qui tire la bouche sur le côté et celle de la femme se retrousse en mordant l’oreiller. C’est fini. Il filme encore. Il ne peut plus s’arrêter. Il voudrait qu’ils se retournent pour voir leur tête après. C’est comment, après ? On est heureux, on s’embrasse, on souffle, on se caresse la tête ? On se lèche comme les chiens, on s’ébroue, on repart ? Il ne sait pas. Il voudrait savoir. Il n’a jamais fait « ça ». Il sent quelque chose de dur entre ses jambes et remonte la caméra sur le visage de l’homme, sur la nuque de l’homme cassée dans le cou de la femme. Les petits cheveux collés par la sueur frisent comme les algues de la plage quand la vague se retire…
Alors l’homme se dégage. Il remonte le drap sur sa poitrine, attire la femme contre lui. Il se retourne et son visage entre dans la caméra, vient heurter l’œil derrière le viseur, le crève, le fouille, le crève encore. Le sang gicle. L’enfant est aveugle, il ne veut plus rien voir. Il gémit, la caméra glisse le long de son bras. Il pousse un juron, un terrible juron qu’il répète à s’en faire péter les cordes vocales. Il écrase la caméra contre les muscles de son ventre. Il voudrait n’avoir jamais vu ça. Jamais vu ça.
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