– Je ne veux pas que tu sois parfait, je dis tout doucement. Pas au sens où tu l’entends… Je veux que tu sois toi, que tu mettes le doigt sur ce que tu es vraiment.

Un homme parfait, qu’est-ce que c’est ? C’est un homme debout qui occupe son territoire. Un homme imparfait mais qui sait qui il est. Qui accepte ses limites, ses richesses, qui dit je suis comme ça et je vais en tirer le meilleur. Qui n’essaie pas d’être un autre. De plaire à tout prix. À l’autre, pour oublier qu’il n’est que ça : un homme comme les autres.

– Le problème n’est pas d’être un homme parfait, je reprends d’une voix tremblante, comme si je découvrais une vérité nouvelle. Le problème, c’est de reconnaître et d’occuper son territoire. Je peux te servir à ça. Profites-en. Ça s’appelle aussi l’amour. Les moyens de devenir soi-même grâce à une autre qui te regarde et qui t’aime pour toi, pas pour une image idéale de toi. Je veux apprendre ça avec toi. Pour toi et pour moi. J’en ai besoin autant que toi, tu le sais.

Il dit oui. Il m’écoute. Il promet.

Une flamme de bonheur brûlant brille dans ses yeux. Il est chargé d’une mission, d’une nouvelle mission.

– Je voudrais rester seule, maintenant. Je suis fatiguée, si fatiguée.

– Mais je ne te gênerai pas. Je resterai là et je te regarderai dormir…

– Non, s’il te plaît…

J’essaie de cacher le sentiment de dégoût que j’éprouve pour lui. Et la vieille femme. Je ne veux pas d’étreinte à trois. Je vois toujours ses hanches larges, ses grands pieds, ses bas de contention. Elle se dresse devant moi et veut me prendre dans ses bras.

Pour m’étouffer. M’étrangler.

– Il y a deux minutes, tu me disais que tu allais cesser de me harceler… Tu as déjà oublié ? Écoute-moi quand je parle, je t’en supplie. Écoute-moi…

– Je ne te toucherai pas ! Je veux rester avec toi !

Je secoue la tête, le repousse peu à peu vers la porte, pousse son grand corps, son corps lourd, encombrant, encombré. Il résiste et tente de s’esquiver, de s’échapper pour reprendre du terrain.

– S’il te plaît, supplie-t-il tout bas avec une moue désespérée d’enfant puni, s’il te plaît…

– Non, je ne peux pas. Pas ce soir…

– C’est fini, alors ? C’est fini ?

– Non, ce n’est pas fini. J’ai besoin d’un peu de temps, d’espace.

– Mais qu’est-ce que je vais faire, moi ?

– Tu vas rentrer chez toi et demain, on s’appelle.

– Promis ?

– Promis…

Il me lance un regard effrayé, un regard qui quémande une dernière assurance, une ultime promesse. J’ouvre la porte et le repousse un peu plus loin, sur le palier. Il glisse un pied dans l’entrebâillement et demande à nouveau :

– C’est fini ?

Je lui souris et souffle un baiser. Il reste là, immobile, et la porte se referme sur lui. Je me laisse tomber sur le sol, tends l’oreille pour écouter le bruit de ses pas qui s’éloignent. Il ne bouge pas. Nous sommes chacun de part et d’autre de la porte. Il refuse de s’éloigner. Je me raidis, noue mes jambes et mes bras et attends…

– C’est moi qui t’appellerai, lance-t-il enfin d’une voix forte. C’est moi qui t’appellerai !

Et j’entends le bruit de ses pas lourds qui font craquer le parquet puis dévalent l’escalier.



Il ne m’appelle pas pendant un jour, deux jours, trois jours.

Le désir revient lentement en moi. Je pense à lui comme à un être magnifique qui me manque quand il est absent, me comble quand il est là.

Je pense à lui sans avoir peur.

J’efface la scène de la course rue de Rivoli. Je la mets sur le compte de l’ennemi. Je lui tire la langue à l’ennemi. Je n’arrête pas de le vaincre, en ce moment.

Je n’ai plus peur de la vieille femme accrochée à son dos. Je l’ai peut-être rêvée. Ou j’en viendrai à bout. Je suis bien venue à bout de ma mère. Je suis plus forte que toutes les mères, maintenant.



Greg est de passage à Paris pour la promotion de son dernier film.

Greg était de passage à Paris pour la promotion de son dernier film car finalement, Greg a tout annulé. Tous ses rendez-vous avec la presse. Il n’a pas envie de parler de son film, pas envie de le défendre.

– Ce n’est qu’un film, dit-il, un film de merde, en plus.

Je m’indigne :

– Comment peux-tu dire ça ? La critique française l’a encensé, ton dernier film !

– La critique américaine l’a descendu. Comme d’habitude. Anyway… Je gagne du blé et je fais vivre mes ex-femmes et mes enfants. Je ne suis bon qu’à ça. À leur filer du blé.

– Tu as toujours pensé ça de tes films ?

– Pas au début. Au début, j’étais émerveillé… Je trouvais tout merveilleux ! Et puis…

Il s’interrompt, gifle l’air de sa main. Fait craquer ses articulations, lisse sa barbe nouvelle. Demande :

– On va manger ? J’ai une faim de loup !

Je lui raconte les progrès de mon enquête. Le dîner avec ma mère. Il me dit que j’ai de la chance d’avoir une mère si brutale, si directe. Ça fait gagner du temps.

– Mon père est mort, ajoute-t-il, et je n’ai jamais eu le temps ni l’occasion de me réconcilier avec lui. Too bad… Mon frère est mort aussi. Le préféré de ma mère, celui en qui elle mettait tous ses espoirs, toute sa fierté. Un accident de voiture. Et tu sais ce qu’elle m’a dit quand elle me l’a appris ?

– …

– Elle m’a dit : quel gâchis ! Il est parti, et toi tu restes…

Il écarte les mains en signe de constat d’échec. En signe de constat de grand malheur indélébile.

– C’est la vie ! comme vous dites, vous les Français. Je ne la changerai pas. Et c’est trop tard pour me changer…

Il commande des profiteroles au chocolat. Il n’est plus au régime.



Quatre jours que tu n’as pas donné signe de vie.

Je laisse un message sur ton répondeur. Je dis : « Hello, je suis là, tout va bien, tu me manques et c’est délicieux le manque quand on n’a plus peur. »

Le pigeon me tient compagnie. Il ne bouge pas. Je le surveille du coin de l’œil et m’inquiète pour lui. Quand il relève la tête, je le soutiens de mon regard attentif, puis il la repose, engourdi.



Je déjeune avec Anouchka. Elle porte une jupe et je le lui fais remarquer. Elle soupire et me dit qu’elle est obligée. Dans la nouvelle boîte où elle travaille, elle est chargée des relations avec les clients et son patron lui a demandé d’être féminine.

– Il m’énerve ! Il m’énerve ! Quand il s’adresse à moi, il demande : « Et qu’est-ce qu’elle en pense la ravissante Anouchka ? » Est-ce que je m’adresse à lui en disant : « Et le gros Robert avec son ventre en avant et ses narines pleines de poils, il est content ? » En plus, je suis sûre que je suis moins payée que mes collègues masculins qui font le même travail que moi… Je suis en train de mener moi aussi ma petite enquête et la ravissante Anouchka va se défendre, je te le promets ! Je pense que je n’aurais pas été engagée si j’avais eu son ventre et ses narines pleines de poils ! C’est humiliant, tout de même, c’est humiliant ! Toi, tu n’as pas ces problèmes, tu travailles dans ton coin, peinarde !

– Et avec ton fiancé ?

– Je crois que je suis trop en colère. Tout le temps. Je n’arrive pas à accepter… On va dire qu’il me supporte et que je me laisse apprivoiser. Il dit que j’exagère, que je dramatise, mais il n’est pas une femme, lui ! Quand je lui parle de mes subtils problèmes, il tombe du ciel ! Pourtant j’ai envie d’aimer, une terrible envie d’aimer !

Le garçon nous apporte la carte des desserts. On décline poliment et on commande deux cafés.

– J’ai pris deux kilos, je ne rentre plus dans mes vêtements, soupire Anouchka en lissant son ventre. C’est la dernière jupe qu’il me reste. Parce qu’il y a ça aussi : la tyrannie du poids ! Pourquoi fait-on tout ça ? Tu me trouves grosse, toi ?

Je fais non de la tête.



Une semaine que je n’ai pas de nouvelles.

Je commence à m’inquiéter.

Je laisse un nouveau message. « Houhou ! J’existe, ne m’oublie pas tout de même. Je pense à toi très fort, très, très fort. Tu me manques. »

Tu n’as pas essayé de me joindre. Je suis à la maison tout le temps. Je fais retraite et écris comme une acharnée. J’ai retrouvé mes mots et l’estime pour mes mots. J’écris ce livre comme s’il sortait de mes entrailles, qu’il se vidait sur la table. Toute mon enfance revient au galop. Tout mon silence de petite fille mal éclairée m’assourdit. Il ne faut pas se taire. C’est en se taisant qu’on devient victime.

J’écris pour ne plus me taire.

Je tends l’oreille vers le téléphone.

Je suis inquiète. Je ne voudrais pas non plus tomber dans des rapports de force. Le premier qui rappelle a perdu. Bisque-bisque-rage. Ça ne m’intéresse pas.

Je vérifie que la ligne n’est pas coupée. Je vérifie que le répondeur marche. Je vérifie que je suis toujours belle dans la glace.

Je regarde le pigeon sur le toit ardoise. Il semble toujours blessé et se recroqueville en boule, la tête enfouie sous ses ailes.

Est-ce que ça dort, un pigeon ?

J’émiette du pain, un reste de viande.

Qu’est-ce que ça mange, un pigeon ?

Je mets un peu de lait dans une coupelle, sors par la fenêtre, rampe sur le toit en surveillant la pente et pose son repas sur la gouttière.

M’aplatis près de lui et l’observe.

Il est vraiment mité. Un pauvre pigeon en bout de course.

Il ne bouge pas. N’essaie pas de s’envoler. Cloué sur le toit pour cause de mauvaise grippe, de castagne ou de vieillesse.

Est-ce que ça a de la fièvre, un pigeon ?



Plus de nouvelles de ma mère.

Pas de nouvelles de mon frère.

Et la statue est toujours muette…



Le pigeon s’est redressé, ce matin. Je l’ai vu se traîner jusqu’à la coupelle de lait et y tremper le bec une fois, deux fois, trois fois. Puis il a picoré un morceau de mie de pain et est allé se blottir un peu plus loin, dans la gouttière. Le gris de son plumage se noie dans le gris des ardoises. Il porte une tenue de camouflage.

Il a frotté son œil contre son aile. Il a l’œil tout rouge et boursouflé.

Est-ce qu’on leur met des gouttes dans les yeux, aux pigeons ?

Je continue d’écrire. Du matin au soir. Et toute la nuit. En pyjama. Je mange ce qu’il reste dans le frigidaire, des vieux fromages, des yaourts, du tarama, du surimi. J’ai un gros tas de feuillets imprimés sur le bureau et je le regarde avec satisfaction. Je suis en train d’écrire notre histoire, notre belle histoire d’amour.

Je les lui offrirai quand on se retrouvera.

Cette trêve amoureuse m’aura, au moins, permis d’avancer dans mon livre. Si ça continue, s’il continue à ne pas donner signe de vie, j’aurai fini bientôt.

Je n’ose plus sortir de peur de manquer son appel.

Il me fait subir une épreuve. Il veut me montrer qu’il est le maître.

J’ai pourtant laissé deux messages. Deux messages de femme amoureuse et tendre.

Il a peut-être décidé de rappeler au troisième.

J’appellerai demain…



C’est Charlie qui me l’a annoncé.

Elle a pris des gants.

Elle n’aimait pas ce rôle de porteuse de mauvaises nouvelles.

Elle m’a dit :

– Je crois qu’il vaut mieux que tu saches : il est avec une autre.

D’abord, je n’ai pas compris.

Qui ça ? j’ai demandé. J’ai essayé de me souvenir du nom de son dernier coup de foudre. L’homme du Minnesota qui prenait des Boeing pour un oui, pour un non, pour venir l’embrasser à Paris, France.

– Mais c’était fini entre vous… C’est normal, non ?

– C’est pas ce que je voulais te dire… Ce n’est pas lui dont je parle. Lui, c’est fini, et il n’y a personne d’autre.

– C’est qui, alors ?

Je fais le tour de la bande des sorcières et je ne vois pas d’autre histoire d’amour à suivre. Charlie, Valérie, Anouchka, Christina… Simon ne l’a pas plantée là. C’est un cyclamen sédentaire.

Je ris à cette pensée. Si on ne peut plus faire confiance à un cyclamen ! Si même les cyclamens se mettent à être volages !

– Ne me rends pas les choses plus difficiles qu’elles ne sont, je t’en supplie ! dit Charlie en appuyant ses poings serrés droit sur la table. J’ai réfléchi avant de te parler, j’ai pris mon courage à deux mains ! Ce n’est pas facile, crois-moi.