– Tu vas voir… Cette fois-ci on va être heureux. Et longtemps ! Je vais bien m’occuper de toi…

L’ennemi s’est engouffré en moi, d’un seul coup, une bourrasque violente qui me fige et me glace. Je ferme les poings, je ferme les yeux et le supplie de décamper. Va-t’en, va-t’en… je t’en supplie… Pas lui, pas celui-là. Tu lui as déjà fait le coup une fois… Il est gentil, il me fait du bien… Je lui donne des coups de pied. Je me rétracte sous le drap. Je ne veux pas que ça recommence, je ne veux pas. L’homme s’approche nu, confiant, si vulnérable de tant de confiance, affichant son bonheur de m’avoir retrouvée. Son sourire si tendre, ses yeux verts si doux, sa main se pose sur moi…

Trop tard ! Il n’est plus qu’une gargouille grimaçante et tordue, un monstre bossu, empêtré, énorme, qui rampe sur mon lit et va bondir sur moi tel un crapaud gluant et bouffi. J’ai le corps aussi dur qu’une tourelle en béton et là-haut, au sommet, une mitraillette armée a surgi qui se pointe sur lui…



– Et pourtant, je croyais l’aimer, cet homme-là. Ou je voulais l’aimer de toutes mes forces. Mais toutes mes forces n’y suffisaient pas…

Moi, je te tiens entre mes mains immobiles et je refuse le sort que tu me destines. J’ai compris tout de suite quand je t’ai vue, quand tu m’as jeté ce baiser si violent sur la joue, que notre histoire était au-dessus de tout, au-dessus de toutes. Entre Dieu et Diable, je te murmure dans le noir de ta chambre. Entre Dieu et Diable…

– Je recommençais chaque fois et, chaque fois, je me disais que c’était la bonne. Aujourd’hui, je veux que ce soit la bonne. La dernière. Je suis fatiguée de lutter. Je me sens si vieille, fourbue après tous ces combats. Je veux être plus forte que cet ennemi qui se faufile en moi et m’empêche d’aimer à chaque fois. Tu vas m’aider, dis ? Tu vas m’aider ?

Entre Dieu et Diable… Je prierai l’un ou convoquerai l’autre. J’emploierai tous les moyens mais je te promets qu’on s’aimera. On ne se quittera pas. Je serai ton ange gardien ou je serai le diable, ton amant ou ton bourreau. J’utiliserai toutes les ruses et les plus beaux mots d’amour pour te garder. Je te tiens entre mes mains et tu ne t’échapperas plus.

Tu me tenais entre tes mains de statue et tu m’écoutais. Je te livrais les clés, les plus petits détails de mes tentatives d’aimer. Je te donnais le mode d’emploi de la violence qui se déclenchait en moi pour que tu l’anéantisses et qu’on puisse enfin, toi et moi, pénétrer dans ce merveilleux territoire qui s’appelle « amour ».



Amour : disposition favorable de l’affectivité et de la volonté à l’égard de ce qui est senti et reconnu comme bon, diversifiée selon l’objet qui l’inspire.

Affection entre les membres d’une famille.

Disposition à vouloir le bien d’un autre que soi (Dieu, le prochain, l’humanité, la patrie) et à se dévouer à lui.

Inclination envers une personne, le plus souvent à caractère passionnel, fondée sur l’instinct sexuel mais entraînant des comportements variés.

Définition du Petit Robert.



Elle s’appelait Hermione, c’était mon prof de français. J’avais treize ans et j’étais en troisième. Les cheveux noirs relevés en un chignon maigre et plat sur le sommet du crâne, de grands yeux bleus qui lui creusaient les tempes, un long nez droit de mademoiselle au Long Bec, un sourire éclatant qui tranchait sur sa tenue austère, toujours en gris foncé ou en bleu marine, et une maladresse de débutante qui m’alla droit au cœur. Quand elle se trompait dans un exposé ou s’arrêtait soudain, distraite par de trop puissantes pensées, elle souriait, désarmée, simple et offerte, semblant nous dire excusez-moi, je ne suis pas là mais je vais revenir bientôt. Une sorte de « la concierge est dans l’escalier » infiniment plus romantique et qui déclencha chez moi l’envie folle de la rejoindre dans cet ailleurs si loin de nous, de nos cahiers et de nos dissertations, de nos notes et de nos révisions, de nos jeux et de nos plaisanteries stupides de cour de récréation. Je compris alors que le désir que j’éprouvais pour elle augmentait à mesure qu’elle s’éloignait de moi. Elle n’était plus mon prof de français mais mon héroïne.

De ses cours, je ne me souviens de rien mais, de sa vie, bientôt je sus presque tout. Jeune agrégée, jeune mariée, jeune tout court, elle n’avait qu’une hâte : sortir de sa cage de prof pour courir retrouver la vie dehors. Elle se tenait prête bien avant que la sonnerie ne retentisse et volait littéralement hors de la classe, hors des lourdes grilles en fer forgé qui clôturaient le lycée. Elle avait à peine tourné le coin de la rue qu’elle échangeait ses mocassins plats pour des talons aiguilles, tirait deux épingles à cheveux qui lâchaient son chignon, enroulait un cardigan en cachemire bleu ciel sur ses épaules, vaporisait quelques gouttes de parfum derrière l’oreille gauche et sautait dans un taxi où l’attendait un homme. Le corps d’un homme contre lequel elle se jetait comme une affamée. Son mari, un amant ? J’imaginais tout. Je les regardais s’embrasser comme pour se dire adieu et le taxi démarrait, me laissant les mains moites et ballantes, chancelante de fièvre et de jalousie. Si malheureuse que je pris un jour mes jambes à mon cou, courus derrière la voiture qui s’éloignait, m’accrochai à la portière, me fis traîner sur plusieurs mètres avant de lâcher prise et de rebondir sur le macadam noir. J’aurais pu mourir écrasée, ils ne m’auraient pas vue. Ils s’embrassaient, ils s’embrassaient.

Pendant les heures de cours, pour dissimuler ses tentatives d’évasion, elle empruntait une attitude raide et empesée que démentaient ses regards rapides vers les arbres de la cour. Elle ouvrait grand les fenêtres, rejetait la tête en arrière, respirait à pleins poumons en nous parlant de la passion de Racine, de la raison de Corneille, du drame de Titus et Bérénice séparés par la raison d’État et de la cruauté d’un homme qui choisit sans choisir et décide sans décider. Les hommes sont féminins et lâches dans l’œuvre de Racine, murmurait-elle en concentrant son regard bleu liquide sur l’écorce vert vif des marrons suspendus dans la cour du lycée. Puis de sa voix grave, presque masculine, elle récitait les vers de Racine :

Hé bien ! régnez, cruel ; contentez votre gloire :

Je ne dispute plus. J’attendais, pour vous croire,

Que cette même bouche, après mille serments

D’un amour qui devait unir tous nos moments,

Cette bouche, à mes yeux s’avouant infidèle,

M’ordonnât elle-même une absence éternelle.

Moi-même, j’ai voulu vous entendre en ce lieu.

Je n’écoute plus rien, et pour jamais adieu.

Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous en vous-même

Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?

Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,

Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?

Que le jour recommence et que le jour finisse

Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,

Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?

… sans nous regarder comme si elle les récitait pour elle seule, pour apaiser une douleur qui la dévorait et, après une pause, se retournait et nous demandait de les copier. Dieu, l’innocence, la grâce et la raison chevillent l’œuvre de Corneille, l’homme n’est qu’un sujet qui reçoit, effrayé, la volonté de Dieu, qui tente de se transcender, de se rapprocher de Lui en Lui obéissant ; l’homme, la femme, l’amour, la cruauté étrange de l’amour baignent l’œuvre de Racine et, ajoutait-elle, comme pour s’en convaincre, l’amour est cruauté et raffinement, distance et désir.

J’avais envie de crier en l’écoutant. Pour moi, les héroïnes de Racine portaient des cardigans bleu ciel et prenaient la fuite en talons aiguilles. Je m’identifiais à tous les amoureux méprisés, à ceux auxquels on accorde son cœur faute de mieux et souffrais en silence en offrant mon tourment à Dieu. Je devins cornélienne. J’appris la douleur, l’attente, la jalousie, organisai des chahuts pour qu’elle me remarquât, lâchai des boules puantes, écrasai des cartouches d’encre sur mes copies et les rendis maculées pour qu’elle me sermonnât. Elle n’entendait ni ne voyait mes efforts désespérés pour exister à ses yeux et je renonçai. En un dernier sursaut, je me tailladai les cheveux telle Jeanne d’Arc sur son bûcher. Ma mère haussa les sourcils, pas ma prof de français.

Quand le mois de juin arriva, je comptai les jours et devins muette. Je ne survivrais pas à la séparation qui s’annonçait. D’autant que j’avais appris qu’elle quittait le collège et suivait son mari en poste à l’étranger. Le dernier cours fut étrange : elle retenait des larmes au bord de ses cils noirs et ses yeux bleus semblaient globuleux tellement ils étaient liquides. Je voulus croire qu’elle pleurait pour la même raison que moi : on ne se verrait plus. Elle rangea lentement ses cahiers et ses livres sans un regard pour les marronniers de la cour. Nous dit au revoir, s’attarda dans la salle des profs puis sortit par la lourde grille qui entourait le collège en briques rouges. Sans se hâter. Sans changer ses chaussures, ni retirer ses épingles, ni nouer son cardigan en cachemire bleu ciel. Elle attendit sagement le bus qui devait la ramener chez elle. Je ne devais plus la revoir.



Pendant que je prenais goût à la douleur exquise d’imaginer l’amour, de tout offrir sans être devinée ni remerciée, ma mère reprenait du poil de la bête.

Elle travaillait toujours autant dans la journée, passait de longues heures le soir à dresser des bilans, débit-crédit, débit-crédit, penchée sur le rabat de son secrétaire, l’œil noir sous la mèche noire, lâchant de temps en temps dans un sifflement de haine le nom tant honni de notre père, supervisant d’un œil sévère notre travail scolaire, exigeant pour la moindre sortie ou le plus petit plaisir une place de premier, voire de second, à l’extrême limite de troisième, mais elle recevait aussi quelques représentants du sexe opposé qu’elle gratifiait d’un doigt de Martini, de biscuits salés, de cacahuètes, d’olives sous plastique de Monoprix, et de ses plus beaux sourires.

Car elle était belle. Très belle. Grande, brune, d’immenses yeux noirs, de longues jambes, des épaules rondes et lisses et une peau au grain mat et serré qui appelait les hommages et les baisers. Avec, en plus, cette froideur innée, cette allure de princesse qui maintient à distance et inspire respect et désir fou. Elle essayait de se déguiser pour se rendre plus aimable, plus commerçante, afin que ses flèches ne manquent pas leur but mais, si ses lèvres exquises se retroussaient en un sourire enjôleur, ses yeux restaient froids, noirs, aussi perçants que ceux d’un maquignon. Les hommes voletaient autour d’elle telles des perruches affolées et elle n’avait qu’à battre des cils pour désigner l’heureux élu qui viendrait picorer une olive dans sa main. Sa naïveté de jeune fille ignorante l’avait poussée dans les bras d’un goujat qui avait fait son malheur, la lestant de quatre marmots sans aucun magot. Ce temps-là était révolu : elle avait décidé de prendre sa revanche, de rançonner les hommes en leur faisant miroiter mille promesses de félicité contre des avantages sonnants et trébuchants. Du pouvoir ou de l’argent sinon pas de cacahuètes ni de doigt de Martini. Chacun donnait selon ses moyens comme le dimanche à la quête de l’église et recevait selon ses dons. Elle, à son habitude, tenait les comptes et les rênes de son petit monde, jugeant aux acquis amassés de l’heure, de la durée et de la qualité de son abandon, si cela devait se produire.

C’est ainsi que l’on vit défiler toutes sortes de prétendants appliqués sans jamais en surprendre un dans son lit ni avoir le sentiment d’interrompre un tendre tête-à-tête. Il y avait le distingué désargenté qui se courbait en un baisemain élégant, l’emmenait au concert, au théâtre ou au restaurant, l’intellectuel qui lui parlait de Gide, Cocteau, Faulkner, Sartre ou Baudelaire, en pantalon de velours côtelé, enfumant le salon de ses paquets de Gauloises, le manuel en bretelles qui réparait les prises défectueuses, débouchait les éviers, bricolait des étagères pour nos livres d’école, le sportif qui nous accompagnait le dimanche au bois de Boulogne, entraînait les garçons au foot, organisait de grandes parties de cache-cache ou de ballon prisonnier, l’étudiant transi qui la dévorait des yeux et lui parlait politique et révolution, Marx et Tocqueville, apaisant ses envies anarchistes et subversives, l’aristocrate au nom à rallonge qu’elle pouvait semer de temps en temps dans la conversation, et un gros plein de sous qu’elle montrait peu, recevait en pantoufles et bigoudis, mais qui payait beaucoup. Se présenta aussi un curé chargé de veiller à la bonne tenue de nos âmes, qu’elle gratifiait d’un « mon père » prononcé sur le même ton câlin et frivole qu’elle empruntait avec les autres.