C’est ce pas-là qui avait séduit ma mère. La première fois qu’il avait gravi les marches en bois du chalet, pendant que Tonton ronflait dans son fauteuil-crapaud et que ma mère se limait les ongles en se demandant si elle mettrait du vernis incolore ou carmin, elle avait levé la tête et m’avait dit émerveillée : « Tu entends ce pas ? C’est le pas d’un homme qui domine le monde. – Moi, je mettrais plutôt de l’incolore, je lui avais dit, l’autre ça fait dame.
– Entends ce pas, entends ce pas, mais… il vient chez nous ! Vite, range tout. » Elle avait escamoté sa lime et caché ses ongles derrière son dos.
Henri Armand dominait le monde. Henri Armand avait un « gros job ». Henri Armand était notre nouveau voisin qui s’en venait présenter ses hommages. Il jeta un œil étonné à Tonton ronflant dans le fauteuil-crapaud. Elle lui fit un signe de gamine joyeuse et l’entraîna sur le balcon en lui murmurant : c’est un vieux cousin, j’ai peine pour lui, mais vous savez, la famille… Il sourit, miséricordieux, et ajouta que la famille, c’était la famille, n’est-ce pas ? Elle frétillait, proposait un café, il ne voulait pas la déranger, il ne faisait que passer, mais non mais non, un Nescafé, c’est vite fait. Puisque vous insistez… mais je n’étais pas venu pour ça. Quel est votre nom déjà ? Je ne l’ai pas saisi. Armand, Henri Armand… Des entreprises Armand ? demandait ma mère, ébahie. Là, à Tara, au pied des Alpes, on lui envoyait son Prince Charmant. Sans alliance au doigt. C’est la première chose qu’elle avait vérifiée avant de lui offrir un café.
Nous, les frères et sœurs, on assistait à leur rencontre, catastrophés. Le pire se produisait, là, sous nos yeux : l’entrée en scène de Gros Job.
On se croyait en sécurité, l’été, dans les alpages, avec Heidi et le grand-père, les bouquetins et les congères, l’hysope parfumée qui infusait dans la théière, les cloches des moutons transhumants que des bergers sombres et muets poussaient de leurs bâtons. Les Gros Job se prélassaient tous à Saint-Tropez, au rythme de leur voilier, entre un bouquet de glaïeuls et une nymphette bronzée. Ils ne venaient pas arpenter les sommets enneigés, se baigner dans les torrents glacés et se faire des ampoules aux pieds en traquant les chamois.
On avait tort. On eut un bref instant l’envie, vite abandonnée, de réveiller Tonton, de le secouer, de lui dire regarde qui est là en train de te piquer ta cassette et tout l’or qu’il y a dedans, arrête de ronfler, Tonton, rentre ta chemise dans ton pantalon, rentre ton ventre, redresse-toi et défends-nous. On a besoin de toi, nous ! Qu’est-ce que tu fous à digérer tes rillettes et ta pêche Melba pendant que le propriétaire des entreprises Armand soulève ta fiancée ?
Elle était transfigurée. Elle chantonnait, s’habillait de larges jupes virevoltantes, de bustiers moulants, offrait son corps au soleil, essayait de nouvelles coiffures, distribuait des baisers, des caresses à l’aveuglette, nous serrait contre son cœur et nous disait qu’elle nous aimait. L’amour la rendait aimante. L’amour est un fluide qui circule d’un être à l’autre en faisant des détours. L’amour est généreux et s’abandonne en route, se pose sur des cœurs solitaires et y laisse son empreinte, avant de repartir prospérer chez ceux qu’il a élus.
Ses yeux se remplissaient de larmes. Elle nous regardait et nous demandait si elle était belle. Si elle était drôle, si elle avait de l’allure, si elle était « distinguée ». Comme autant de miroirs renversés à ses pieds, nous récitions des louanges et des compliments tressés. Nous la remplissions de notre amour et elle s’en nourrissait. Fermait les yeux et souriait. Puis elle regardait sa montre et nous donnait de l’argent pour aller faire du pédalo sur le lac. On murmurait « merci » et on décampait. Avec mon petit frère, en pédalant de toutes nos forces pour rattraper les grands, on se disait qu’on ne la reconnaissait plus. Elle était devenue une autre, une inconnue jaillie à la lumière, épanouie et gaie, légère, si légère.
– Tu crois qu’elle était comme ça au début avec papa ? demandait mon petit frère.
– Sûrement, on est toujours comme ça quand on est amoureux. C’est magique, l’amour…
– Comment tu le sais ?
– Je l’ai lu dans les livres.
– Et avec papa, tu crois que c’était magique ?
Quand il arrivait pour nous chercher, nous emmener dans un de ces vagabondages dont lui seul avait la clé, on se demandait toujours par où il était passé. Il jaillissait au détour du chemin de l’école, bondissait d’une voiture à un feu rouge, se faufilait par la fenêtre, tombait de la cheminée à Noël, nous enlaçait, nous lançait en l’air en criant : « Ah ! mes bébés ! Ah ! mes bébés ! » Devant notre mère, on essayait de cacher notre joie, on écrasait nos rires dans le cuir usé de sa veste, on frottait nos visages au creux de son épaule, respirant l’odeur âcre et parfumée qui se dégageait de lui. L’odeur forte et généreuse d’un bandit qui ne respectait pas la loi des hommes bien élevés et soumis. Un menteur, un tricheur, un escroc qui débordait d’amour et de joie de vivre.
Il n’était jamais le même : un jour sans le sou, parasite insouciant vivant aux crochets de l’une ou de l’autre, le lendemain directeur général d’une entreprise de gazon synthétique ou d’une chaîne de parfumeries, la semelle trouée ou le pied moulé dans un mocassin italien. Les billets sortaient de ses poches ou les huissiers sonnaient à sa porte, il riait. L’argent, ça doit circuler pour qu’il reste vivant et procure du plaisir, vous en connaissez, vous, des morts qui bandent ? De l’appétit, de l’audace, du danger, du désir ! Il n’avait que ces mots en bouche au mépris de toute réalité contraignante. La vie doit rester vivante, il me disait, en me calant sur ses genoux, et pour être vivant, il faut donner, il faut y aller, de toutes ses forces, sans jamais s’économiser. Jamais d’économies, ma fille, ça tue à petit feu ! Mais des risques, foncer la tête baissée. Tu fonceras toujours dans le danger, tu me promets ? Oui, papa, je disais en vérifiant que ma mère n’écoutait pas. Ah ! disait-il en se frottant les mains, celle-là, elle est à moi ! C’est ma fille ! Et il m’envoyait en l’air en me faisant hurler de rire et de peur. Je retombais sur ses genoux, le cœur battant, en demandant encore, encore.
C’était un étranger. Un gitan sombre et exalté. Ses grands-parents vivaient dans une roulotte quand sa mère avait eu l’envie soudaine de devenir sédentaire. À dix-huit ans, elle avait déclaré qu’elle n’irait pas plus loin que Toulon. Il faudrait s’y faire. Comme elle savait parler, qu’elle avait appris la grammaire française et l’orthographe sur les routes, elle avait beaucoup d’autorité. Les hommes défirent les harnais, dételèrent les chevaux et partirent chercher du travail en ville. Bourreliers, chaudronniers ou maréchaux-ferrants, les métiers du voyage. Les femmes rangèrent leurs robes multicolores, coupèrent leurs longs cheveux, ôtèrent le rouge de leurs ongles et le vert de leurs paupières, jetèrent la cigarette et le foulard qui leur barrait le front et rentrèrent dans d’étroites maisons où elles tournaient en rond, se heurtaient aux murs et sortaient pour respirer. Tous, ils s’achetèrent une conduite pour plaire à la « petite » qui voulait devenir une dame immobile.
Seule la grand-mère, diseuse de bonne aventure, s’échappait par la fenêtre dans ses jupons bigarrés pour aller lire les lignes de la main aux jolies passantes sur le port et leur voler leur bourse. Elle rentrait riche ou escortée de deux gendarmes, qui n’osaient pas l’emprisonner de peur qu’elle ne leur jette un sort ou ne les morde de ses belles dents dorées où roulaient des injures pour la maréchaussée.
Indifférente à tant de sacrifices, la mère de mon père, ma grand-mère, poursuivait son rêve, têtue et appliquée. Elle acheta de belles étoffes, se coupa de belles tenues, austères et élégantes, qui lui entravaient les jambes, apprit à marcher les yeux baissés, courba l’échine, loua une chambre dans une pension de famille qui n’accueillait que de vraies jeunes filles, s’inscrivit à des cours de chant, de broderie, et attendit l’heureux élu qui ferait d’elle une dame.
Il se présenta enfin : c’était mon grand-père, héritier d’une verrerie qui possédait des filiales en Italie. Elle prétendit qu’elle était orpheline pour n’avoir pas à inviter sa famille trop bariolée à ses noces. Plus tard, bien plus tard, mon grand-père apprit la vérité et son admiration pour ma grand-mère s’en accrut encore.
Ils eurent trois enfants à qui ils enseignèrent les belles manières, le bon français et l’importance des diplômes. Si les deux aînés suivirent scrupuleusement les conseils de leurs parents et adoptèrent un air sage et une conduite rangée, mon père, le petit dernier, fut un élève récalcitrant. On le retrouvait plus souvent dans les jupons de sa grand-mère sur le port de Toulon qu’à l’école ou aux leçons de catéchisme. Il apprit le boniment, le mensonge qui ensorcelle, l’art de tirer les bourses pleines et de faire les yeux doux aux étrangers trop confiants. Il savait tourner un compliment, s’emparer d’un bras et voler un baiser avant de s’enfuir, enchanté. Il savait aussi raconter des histoires où il convoquait le monde et ses mystères, le soleil et les étoiles, les dieux du Mal et les anges gardiens, et les genoux de ses interlocuteurs tremblaient quand sa voix devenait caressante ou menaçante. Satisfait, il poursuivait ses récits, modelant le cours de ses histoires selon la frayeur ou la ferveur qu’il lisait dans les regards.
De sa mère, il avait gardé l’allure fière et le visage noble, à son père il emprunta le cœur généreux et la faculté de s’émerveiller. Beau, grand, sombre, toujours bien habillé, il s’inventait des vies dignes des plus fiers aventuriers pour impressionner la petite jeune fille effarouchée, ou plastronnait, la main dans le gilet, pour berner la bourgeoise avide. Sa mère le traitait de vaurien, en laissant filtrer une lueur de fierté amoureuse qui démentait ses propos. Il était si beau qu’elle en oubliait parfois qu’il était son fils et s’accrochait à son bras avec un air de propriétaire. « Tu feras comme moi, prunelle de mes yeux, lui disait-elle, tu épouseras une jeune fille de bonne famille qui te fera accéder à la meilleure société et à ses fastes. » Elle lui pardonnait tout et disait en le contemplant : « Cet enfant est un prince… » Sans jamais se l’avouer, elle lui était reconnaissante d’avoir résisté à la vie policée qu’elle s’était imposée, lui sacrifiant sa jeunesse. C’était comme si une petite partie de la gitane qu’elle avait été vivait encore, libre, insouciante et rebelle, dans la démarche roublarde de son fils.
Il rencontra ma mère à une fête foraine, sanglé dans un costume d’alpaga clair que venait de lui façonner ma grand-mère, faisant claquer la porte d’une Lincoln volée le matin même sur le port. Il se prétendit propriétaire des manèges et des stands de chichi freggi, s’inventa un long serpentin de baraques itinérantes qu’il allait vendre afin de partir en Amérique, seul pays où l’on pouvait faire fortune. Il faillit prétendre s’appeler Barnum mais, comme elle n’avait pas l’air idiote, se reprit et garda son nom : Jamie, Jamie Forza, le roi des romanichels, le futur prince de Wall Street. En paix avec lui-même, car il aimait donner un air de vérité à ses mensonges afin d’apaiser sa conscience.
Convoqué par mon grand-père maternel, il discuta cours des marchés, dollars et Nouveau Monde et n’eut aucun mal à obtenir la main de sa fille. Mon grand-père avait décidé qu’à l’âge de dix-huit ans ses enfants devraient avoir quitté son domicile. En guenilles ou en carrosse doré, peu importait. Ma grand-mère ne formulant aucune objection à ce décret brutal, ils obéirent tous, à tour de rôle, conscients d’être un poids, une bouche à nourrir, au grand soulagement de leur père qui put ainsi consacrer son temps à faire fructifier son argent sans que chaque mois ne soit prélevée une somme importante destinée à les vêtir, les nourrir et les chauffer. Débit-crédit, débit-crédit, l’oreille collée à son poste à galène, le crayon survolant les cours des actions dans le journal, multipliant les plus-values et les investissant ailleurs, les gouttes pour son cœur à portée de main afin de prévenir un effondrement des valeurs toujours redouté et qui pourrait lui être fatal.
Deux parmi les cinq enfants éprouvèrent quelque réticence à déguerpir si vite. Deux filles : ma mère et une de ses sœurs qui avait décidé d’entreprendre des études de droit et d’exercer un métier. Elles s’en ouvrirent auprès de ma grand-mère qui ne sut quoi leur dire. C’était comme ça. Il fallait obéir. Au père d’abord, à l’époux ensuite. Ma mère, surtout, avait des doutes. Jamie Forza ferait-il un bon époux ? Elle n’en était pas sûre. « Quelqu’un d’autre t’a-t-il demandée ? » s’enquit ma grand-mère. « Non… Ils me tournent autour. Ils me disent qu’ils meurent d’amour. Mais je suis encore si jeune. Je ne connais rien aux hommes, à la vie. Je voudrais avoir le temps de réfléchir. – Oh ! Tu t’y feras vite… Et si je vous préparais un hachis Parmentier pour le dîner ? Ça te ferait plaisir un bon hachis Parmentier ? »
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