Mon père épousa donc ma mère et l’emmena en lune de miel en Italie dans une décapotable repérée, la veille des noces, sur le parking de la gare. Il lui fit visiter les verreries qui portaient son nom et cela la rassura. Elle ferma les yeux et laissa pendre sa main par-dessus la portière. Au retour, il l’installa chez ses parents en attendant d’avoir trouvé « une belle situation ». Chaque soir, en lui soufflant sur la nuque de brûlants baisers, il lui expliquait qu’il ne pouvait pas accepter n’importe quel emploi car elle méritait le necplus ultra. Il avait oublié qu’il était propriétaire de multiples cirques, futur spéculateur à Wall Street. « Où sont passés tes caravanes, tes cracheurs de feu, tes femmes-serpents, tes lions dressés, tes manèges volants et tes beignets sucrés ? » demandait ma mère qu’aucun baiser ne pouvait étourdir au point de lui faire oublier qu’elle avait été naguère fiancée au riche roi du divertissement. « J’ai décidé de ne pas vendre et d’attendre un peu », répondait mon père qui s’étonnait d’une telle mémoire.
Ayant épuisé en quelques semaines le pécule remis par sa mère et sa grand-mère afin d’honorer son rang de Prince Charmant, il dut recourir à des expédients pour satisfaire les désirs de sa jeune femme. Il avait beau se démener comme un diable hors de sa boîte, il lui fallait toujours trouver plus d’argent et plus de boniment. Il courait entre l’église où il suppliait la Vierge Marie toute-puissante de jeter un œil favorable sur sa triste situation et les tripots où il jouait l’argent de sa grand-mère qui dévalisait à tour de bras les touristes sur le port. Elle ne prenait plus de précautions et les gendarmes fermaient les yeux, se contentant de prélever leur commission sur les gains de la vigoureuse aïeule qui, en échange, leur promettait bonne fortune et protection. Ma grand-mère, elle aussi, priait la Vierge Marie, égrenait son rosaire à s’en écorcher les doigts, puisait dans ses économies, imposait les mains sur le front de son fils pour attirer l’attention des bons esprits.
Devant tant d’inquiétude douloureuse, mon grand-père fit don à son fils d’une somme d’argent rondelette, l’engageant à l’employer à bon escient et à acheter un appartement. Jamie Forza, soulagé, s’en alla rejoindre sa jeune épouse en lui promettant la lune et tous ses satellites, et déboucha une bouteille de Champagne cachée sous un bouquet de roses blanches.
C’est ce soir-là, paraît-il, que fut conçu leur premier enfant. À chaque promesse, à chaque répit, à chaque soupir étonné de ma mère, mon père en profitait pour assurer sa descendance qu’il voulait nombreuse et variée. Il ne se plaisait qu’en compagnie des enfants et avait hâte de voir grandir les siens pour partir avec eux à l’aventure. Il aimait les tribus, les grandes tables croulant sous les victuailles, les lits jumeaux, les trains électriques et les parties de cache-cache. Elle se laissait enlacer car, en plus de son talent de conteur, il savait faire chanter les corps et, une fois sa méfiance endormie, elle ne pouvait que se réjouir d’avoir uni sa chair à celle d’un homme aussi érudit dans l’art des caresses.
Cela aurait pu durer longtemps si Jamie Forza n’avait été, de la plante des pieds au bout des ongles, un véritable gitan que l’or n’impressionne pas et qui préfère brûler qu’épargner. Le mot lui faisait horreur et il crachait par terre si, d’aventure, on le prononçait devant lui. C’est le Diable, grimaçait-il, la mort en liasses qui vous pénètre pour mieux vous étouffer. L’épargne est la mort des humbles et des craintifs qui renoncent à la vie et se précipitent dans la vieillesse.
Il n’y eut jamais d’appartement ou si… finalement.
Comme son père n’arrêtait pas de lui demander où il en était de ses recherches immobilières, et remarquait avec beaucoup de tact et de gentillesse que la vie d’un jeune couple débutant ne s’accordait pas forcément avec les habitudes d’un autre plus confirmé, ce discours finit par le lasser : il lui encombrait la tête, l’empêchait de battre les cartes, de tricher, interrompait le cours de ses histoires.
Il arriva un jour, la face illuminée, et jeta sur la table de la cuisine un trousseau de clés. De vraies clés en acier chromé avec de larges dents bien découpées, un côté tranchant comme un sabre au clair et une étiquette sur laquelle était marqué son nom suivi d’une adresse. Tout le monde applaudit et se rendit en cortège triomphant jusqu’à un très bel appartement rue des Libellules, dans le quartier chic de Toulon, celui-là même qu’on lotissait de beaux immeubles en verre sur les hauteurs boisées face à la mer. On déposa les casseroles, les lits, les matelas, le frigidaire tout neuf et les berceaux des deux enfants pendant que les adultes s’extasiaient devant les baies vitrées, la vue sur la mer et le vol des mouettes qui passaient en frôlant. Ma mère, tendre et grisée, s’appuyait contre le corps de son mari. Propriétaire ! Elle était enfin propriétaire. Depuis le temps qu’elle en rêvait, qu’elle devait mentir à son père, prétendre que la vie commune avec sa belle-mère l’enchantait ! Ils déroulèrent les matelas, déplièrent les draps, on rangera tout demain, laisse, laisse donc, on va fêter ça au restaurant, déclara Jamie Forza en entraînant sa troupe ébahie chez l’italien du bas de la rue.
Ils n’eurent jamais le temps de ranger, le lendemain…
Des huissiers se présentèrent au petit matin et demandèrent à ma mère – son mari était parti dès l’aube respirer l’air frais du large – ce qu’elle faisait ici, dans l’appartement témoin de la résidence dont le trousseau de clés avait été chapardé la veille.
Ce jour-là, c’en fut fini de sa romance avec le prince des caravanes et de Wall Street. Une haine féroce, nourrie de la peur du qu’en-dira-t-on et de la certitude d’avoir été humiliée, traitée comme une gamine qu’on roule dans la farine, irradia tout son être. Une petite graine de haine germa en elle et ne cessa de croître, chaque jour plus vigoureuse et venimeuse, poussant ses racines dans chaque pore de sa peau, chaque gramme de son cerveau, chaque boyau de ses viscères, la remplissant de fiel, de bile noire et jaune, lui faisant vomir le ciel, la terre et les humains, jusqu’à son propre corps, son corps qui s’était abandonné à cet homme-là, s’était ouvert pour lui, avait recueilli sa semence, mélangé son sang à son sang impur et procréé des enfants hirsutes et maigres, aux yeux d’incendie de pinède. Il avait osé lui faire ça ! À elle ! La fille de son père ! La fille d’un homme qui respectait l’argent, qui régnait sur un parc immobilier, achetait, vendait, accumulait les profits, s’invitait chaque jour à la table des banquiers et tutoyait la Bourse ! Son père, qu’il l’avait forcée à trahir en salissant les valeurs sacrées répandues par le poste à galène et les colonnes serrées des titres boursiers dans le journal ! La colère bouillonnait dans tout son corps, la broyant d’une douleur atroce, la pliant en deux, la roulant de rage muette. Elle pleurait, se lacérait les bras de ses ongles, tordait le tissu de son corsage pour effacer ses seins, que plus jamais ils ne se dressent sous les mains expertes de l’affabulateur, de l’ignoble, du traître, de l’honni. Son mari. L’homme qu’elle avait pris pour mari… Pourquoi ? Mais pourquoi ? gémissait-elle en se frottant les mains, et elle prenait à partie des forces invisibles et hostiles.
Quand il rentra le soir, la veste sur l’épaule en sifflotant, elle se dressa, pâle, dévastée, et lui montra, sans dire un mot, plus aucun air ne pouvant franchir l’espace crispé de ses lèvres, l’entrée de l’appartement où pendaient les deux couvertures de laine qu’elle avait tendues sans rien dire quand les huissiers avaient emporté les portes. Selon la procédure légale, madame, selon la procédure légale, c’est l’usage. C’est l’usage, ma pauvre dame… Il ne s’était même pas étonné d’avoir à pousser des tentures pour rentrer chez lui. Il regarda les deux couvertures qui se soulevaient, gonflées par la brise qui provenait des baies vitrées, il les regarda, pensa aux voiles des bateaux sur le port, aux blouses des filles qui ouvraient des trésors sous ses mains puis, devant son chagrin de propriétaire flouée, il trouva très vite une solution : « Tu n’as qu’à appeler ton père… Il a de l’argent, il paiera ! »
Mon grand-père, celui du poste à galène, paya l’appartement. Donnant-donnant. Il fit promettre à sa fille, en échange, de quitter ce vaurien, ce va-nu-pieds, ce panier percé, sans quoi il ne la verrait plus. Elle ne le pouvait pas. Elle était enceinte pour la troisième fois.
C’était moi. Moi qui grandissais dans son ventre et lui mangeais ses forces, me nourrissais de sa haine, goûtais au plaisir maudit qu’elle recevait, passive, quand elle n’avait plus de vigueur pour le repousser, le jeter hors de son lit, le bannir à jamais. Elle avait vingt-six ans et sa vie était finie. Plus le moindre espoir de s’en sortir, de souffler ses rêves au vent qui les emporterait et les déposerait entre les mains d’un autre, qui viendrait la délivrer. Prisonnière de ce malheur à petit feu qui la réduisait lentement aux tâches ménagères et aux mamelles pleines d’une mère. Elle se laissait faire. Indifférente et sourde. Mettant toute sa rage dans une résistance muette qui soudait ses mâchoires et raidissait son corps si fier. Elle lavait, repassait, chauffait les biberons, se penchait sur les lettres de l’alphabet, étendait les torchons et les couches, préparait les purées et les crèmes anglaises sans que jamais la colère ne la quitte ni que les larmes ne l’apaisent. Elle attendait, le regard sur la mer bleue au loin, sur les mouettes libres et légères, que le temps passe. Elle mesurait ses enfants sous une toise en bois : chaque centimètre pris la rapprochait de la fin de son tourment.
Quand il arrivait en fredonnant, la haine se retournait dans son ventre comme une bête avide ; elle reposait le couteau sur la table pour ne pas lui trancher la gorge. Il l’appelait « ma mie, mon amour, ma toute belle », elle rattrapait la vaisselle qui lui glissait entre les doigts et ravalait ses crachats. Il dansait le cha-cha-cha, ondulait des hanches et lui ouvrait les bras, elle coulait du plomb dans ses pieds et se cognait aux portes. Pourquoi le col de son polo était-il si pointu ? Il avait l’air idiot accoutré de la sorte. Et sa manie de se polir les ongles ? Ça ne blanchissait pas son sang de romanichel. Et cette pince à billets qu’il tirait de sa poche tel un trophée ? Et la mèche grasse qui lui tombait sur l’œil ? Et ses doigts si habiles, petits serpents visqueux et dangereux… Elle détestait en lui chaque détail. Elle le suivait des yeux et allumait des feux sur son passage. Il glissait tel un trois-mâts et la trouvait trop sage.
Il prit l’habitude de rentrer tard puis de ne plus rentrer du tout. Elle prit du travail qu’elle abattait la nuit, ivre de fatigue. Des enveloppes à rédiger avec des adresses compliquées, des ourlets de jupes, des semelles à coller sur des chaussures, des patrons à couper prêts à bâtir. Débit-crédit, débit-crédit, elle pliait des billets qu’elle glissait dans son corsage, préparant son évasion, semblable à un forçat enragé de liberté.
Un jour, enfin, elle fit ses valises, enveloppa les enfants dans des manteaux chauds et prit le train pour Paris. Quand il revint, trois jours plus tard, les portes des placards bâillaient sur des étagères débarrassées, les rideaux battaient contre les murs, le frigo était vide.
Sur la table de la cuisine, il n’y avait ni mot ni message.
Rien qu’un trousseau de clés en acier chromé avec de larges dents bien découpées dont un côté tranchant brillait comme un sabre au clair.
L’apparence est la forme qu’empruntent les gens pour que les autres ne les voient pas. Ne devinent pas leur malaise intérieur.
Je me fabriquai donc un personnage gai, volontaire, énergique, coquet, pimpant, pin-pon-pin-pon, toujours prête à donner l’exemple, à me plier aux volontés des uns et des autres afin d’éloigner les éclairs que je sentais sans arrêt sur le point d’éclater entre ces grandes personnes si puériles qu’étaient mes parents et qui n’arrivaient pas à se quitter pour de bon. Mon corps se tordit en une ronde endiablée, ma bouche se déforma en un sourire automatique, mes bras dessinèrent des anneaux que je lançais autour du cou de ceux-là mêmes dont je redoutais les orages. J’ignorais ma colère, la rage qui me prenait contre ces deux-là qui se déchiraient devant nous, pour me consacrer à leur bien-être. Faire revenir la paix. Le temps d’un armistice. J’appris à intervenir comme un pompier affairé, à jeter des seaux de bonne humeur sur leurs mines enflammées.
Je jouais si bien ce personnage de lutin qu’il devint mien. J’étais en perpétuel mouvement de peur qu’un calme menaçant, un silence trouble ne s’installe entre ces deux bêtes fauves aux aguets et ne dégénère en cris, insultes, larmes, envoi de projectiles puis claquement de portes.
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