C’était bien de Napoléon cela ! Il devait être furieux de ce mariage et il avait trouvé bon de passer sa colère sur le dos de Talleyrand... en attendant sans doute de s’en prendre à Marianne elle-même, d’où cette invitation... pressante du nouveau ministre de la Police. Pour changer de sujet de conversation, elle demanda :

— Mais d’où vient, madame, que nous nous retrouvions ici, et à pareille heure ?

Instantanément, Mme de Chastenay perdit son bel enjouement de mondaine pour retrouver l’agitation à laquelle l’entrée de Marianne avait fait diversion.

— Ah ! ne m’en parlez pas ! J’en suis encore affreusement bouleversée ! Imaginez que je me trouvais en Beauvaisis, chez de bons amis qui ont là-bas un domaine enchanteur et qui... Bon ! Imaginez-vous qu’un grand diable de gendarme est venu, ce matin même, m’y chercher au nom de M. le duc de Rovigo qui me réclamait d’urgence ! Et le pire est que j’ignore absolument pourquoi, ou ce que j’ai bien pu faire ! J’ai laissé mes pauvres amis dans la dernière inquiétude et j’ai fait un voyage affreux, à me demander sans cesse pourquoi l’on m’arrêtait, en quelque sorte. J’étais si déprimée que je suis passée, un moment, chez le conseiller Réal pour lui demander ce qu’il en pensait et il m’a vraiment pressée de venir ici sans plus tarder... tout retard pouvant être gros de conséquences ! Ah ! ma chère, je suis dans un état... Il je suis certaine que, pour vous, c’est tout pareil.

Non, ce n’était pas pareil. Outre que Marianne s’efforçait de conserver un sang-froid absolu, elle avait certaines raisons d’imaginer que les ordres la concernant n’étaient pas gratuits... encore qu’elle n’eût tout de même jamais pu penser que Napoléon irait jusqu’à la faire arrêter pour avoir osé se marier sans sa permission. Mais elle n’eut pas le temps de partager avec sa compagne ses propres inquiétudes. Le majestueux huissier reparaissait et informait Mme de Chastenay que le ministre l’attendait.

— Seigneur ! gémit la chanoinesse, que va-t-il m’arriver ? Faites un bout de prière pour moi, ma chère princesse !

Et la robe de taffetas mauve disparut dans le cabinet du ministre laissant Marianne à sa solitude. Il faisait chaud dans cette pièce où les fenêtres étaient hermétiquement closes, mais les taches de. plâtre et de peinture qui émaillaient les vitres prouvaient que, pour le bon état du mobilier, il valait mieux les tenir fermées, du moins tant que durerait le ravalement de l’hôtel. Afin de mieux respirer, Marianne ouvrit le grand manteau cache-poussière qu’elle portait sur une robe de légère soie verte et desserra les brides de satin de sa capote. Elle se sentait lasse, moite et sale, donc dans les conditions les moins favorables pour affronter un ministre de la Police. Elle aurait donné n’importe quoi pour un bain... mais quand aurait-elle la possibilité de se baigner ? Lui permettrait-on seulement de rentrer chez elle ? A quel genre d’accusation allait-elle avoir à faire face ? Il était assez dans les habitudes de l’Empereur de cultiver la mauvaise foi quand il avait quelque raison de rancune et Marianne se souvenait de certaines scènes de leurs amours passées, pleines de passion, mais pleines d’orage aussi, qui ne laissaient pas d’être inquiétantes.

La porte se rouvrit :

— Si Madame veut bien me suivre...

L’huissier venait de reparaître et ouvrait largement devant elle un grand et luxueux cabinet de travail qui ne rassemblait en rien à celui de Fouché. Là, assis à une table d’acajou fleurie de roses et dominée par un immense portrait en pied de l’Empereur, un beau garçon brun à l’œil de velours, mais aux traits un peu mous, travaillait ou faisait mine de travailler à un dossier. En le revoyant, Marianne se souvint d’avoir déjà rencontré le duc de Rovigo et, en même temps, se rappela qu’il ne lui était pas du tout sympathique. Sa mine, à la fois suffisante, hautaine et toute pleine d’intime satisfaction, était de celles qui lui avaient toujours porté sur les nerfs. Le fait qu’il n’eût même pas levé les yeux à son entrée aggrava encore l’antipathie et la mauvaise humeur de Marianne. Bien que cette attitude peu courtoise fût sans doute de très mauvais augure, la jeune femme décida qu’il était temps de faire respecter, sinon sa personne, du moins son rang et le nom qu’elle portait. Au point où elle en était...

D’un pas tranquille, elle traversa la grande pièce et alla s’asseoir clans un fauteuil placé en face du bureau, puis d’une voix suave :

— Surtout, ne vous dérangez pas pour moi, mais... quand vous aurez un moment, monsieur le ministre, vous consentirez peut-être à me dire pour quelle raison j’ai l’honneur de me trouver ici ?

Savary sursauta, jeta sa plume et regarda Marianne avec une stupéfaction qui, si elle n’était pas sincère, faisait au moins grand honneur à son tempérament d’artiste.

— Mon Dieu !... Ma chère princesse ! Mais vous étiez déjà entrée ?

— Il paraît...

Il bondit de son fauteuil, lit le tour du bureau, vint prendre une main que l’on ne songeait pas à lui offrir et qu’il porta respectueusement à ses lèvres.

— Que d’excuses ! mais que de joie aussi à vous voir enfin revenue à Paris ! Vous n’imaginez pas avec quelle impatience vous étiez attendue !

— Mais... je l’imagine assez bien au contraire, lit Marianne mi-figue mi-raisin, du moins si j’en crois l’ardeur avec laquelle vos gendarmes ont arraisonné ma voiture à la barrière de Fontainebleau ! Maintenant, si vous voulez bien, cessons de jouer au chat et à la souris. Je vous tiens quitte des formules de politesse, car je viens de faire un long voyage et je suis fatiguée... Alors, dites-moi vite dans quelle prison vous allez m’envoyer et, accessoirement, pour quelle raison !

Les yeux de Savary s’arrondirent et, cette fois, Marianne l’aurait juré, sa surprise n’était pas feinte.

— En prison ? Vous ?... mais, ma chère princesse, pourquoi donc ? C’est très curieux mais ce soir je n’entends parler que de cela ? Voici un instant, Mme de Chastenay...

— ...aurait juré elle aussi que vous alliez l’y envoyer. Dame ! c’est ce qui arrive quand on fait arrêter les gens !...

— Mais vous n’avez été arrêtées ni l’une ni l’autre ! Simplement, j’avais recommandé à mes agents que l’on me prévienne et que l’on vous dise que je souhaiterais beaucoup vous voir dès que vous rentreriez à Paris, de même que j’avais exprimé le désir de voir la chanoinesse de Chastenay. Comprenez-moi : mon prédécesseur, en quittant cette maison, a... disons fait table rase d’à peu près tous les dossiers et de toutes les fiches. Ce qui fait que je ne connais plus personne.

— Table rase ? dit Marianne qui commençait à s’amuser, vous voulez dire qu’il a...

— Tout brûlé ! fit Savary piteusement. Naïvement, je lui avais fait confiance. Il m’avait proposé de rester ici encore quelques jours pour « mettre de l’ordre » et, pendant trois jours, trois jours !... enfermé ici, il a jeté au feu ses dossiers secrets, les fiches de ses agents, les correspondances qu’il détenait... et jusqu’aux lettres de l’Empereur ! C’est d’ailleurs ce qui a motivé la colère de Sa Majesté. Maintenant, M. Fouché est exilé à Aix et il a dû se sauver pour échapper à la juste rancune de l’Empereur. Mais moi, avec le peu qui me reste, j’essaie de reconstituer les rouages de la machine qu’il a brisée. Alors, je demande que l’on vienne me voir, je prends des contacts avec ceux qui passaient, jadis, pour avoir eu quelques rapports avec cette maison.

Une profonde rougeur, colère et honte mélangées, monta au visage de Marianne. Maintenant elle avait compris. Cet homme, aux prises avec une lourde succession, était prêt à faire n’importe quoi pour prouver à son maître qu’il avait au moins autant de valeur que Fouché-le-Renard ! Mais comme il n’avait pas, et de loin, son habileté, il accumulait maladresse sur maladresse. Et il s’imaginait qu’elle allait se soumettre de nouveau aux ordres d’un policier, même ministre ?... Néanmoins, pour achever de tirer au clair sa propre situation, elle demanda doucement :

— Vous êtes certain que l’Empereur n’est pour rien clans... l’invitation qui m’a été faite à la barrière de Fontainebleau ?

— Mais pour rien du tout, ma chère princesse ! Seul mon désir de mieux connaître une personne dont tout Paris s’entretient depuis quinze jours m’a poussé à donner des ordres qui, je le vois, ont été bien mal interprétés... et que, je l’espère, vous me pardonnerez.

Il avait approché son fauteuil tout près de celui de Marianne et s’emparait de sa main qu’il enfermait entre les siennes. En même temps, son regard velouté se chargeait d’une langueur que la jeune femme jugea de mauvais augure. Savary, elle le savait, avait beaucoup de succès auprès des femmes, mais il n’était pas du tout son genre à elle. Il était inutile de le laisser s’engager ainsi dans un chemin sans issue. Retirant doucement sa main, elle demanda :

— Ainsi, tout le monde parle de moi ?

— Tout le monde ! Vous êtes l’héroïne de tous les salons.

— C’est beaucoup d’honneur. Mais est-ce que l’Empereur est compris dans ce « tout le monde » ?

Savary eu un haut-le-corps offusqué.

— Oh ! Madame ! Sa Majesté ne peut, en aucun cas, être comprise dans ce genre d’expression.

— Soit ! coupa Marianne qui s’énervait. Alors l’Empereur ne vous a rien dit me concernant ?

— Ma foi... non ! Pensiez-vous qu’il en irait autrement ? Je ne crois pas qu’il y ait, actuellement au monde, une seule femme capable de retenir l’attention de Sa Majesté. L’Empereur est profondément amoureux de sa jeune femme et lui consacre tous ses instants ! Jamais on n’a vu de ménage plus tendrement uni. C’est, en vérité...

Incapable d’en entendre davantage, Marianne se leva vivement. Cet entretien avait, selon elle, suffisamment duré. Et si cet imbécile ne l’avait fait venir que pour lui raconter les amours du couple impérial, c’est qu’il était encore plus stupide qu’elle ne l’imaginait. Ignorait-il les bruits qui avaient couru sur elle et* sur Napoléon ? Jamais Fouché n’eût commis pareil impair... à moins que cela ne lui eût été profitable...

— Si vous le permettez, monsieur le ministre, je vais me retirer. Comme je vous l’ai dit, je suis affreusement lasse...

— Mais bien sûr, mais bien sûr !... C’est trop naturel ! Je vais vous mettre en voiture ! Ma chère princesse, vous n’imaginez pas quelle joie j’ai eue...

Il se perdait dans toutes sortes de considérations, extrêmement flatteuses sans doute, mais qui ne faisaient qu’augmenter l’agacement de Marianne. Elle n’y voyait qu’une raison : elle n’intéressait plus aucunement Napoléon, sinon Savary ne se permettrait pas de lui faire la cour. Elle avait cru encourir sa colère, elle avait cru qu’il allait chercher à tirer d’elle une vengeance éclatante, qu’il la jetterait en prison, qu’il la persécuterait... rien de tout cela ! Il se contentait d’écouter, distraitement sans doute, les potins la concernant. Et elle n’avait été amenée ici que pour satisfaire la curiosité d’un ministre novice avide de se faire des relations... ou des sujets de conversation. La colère et la déception s’amassaient au fond de son cœur et faisaient lever dans ses oreilles un bourdonnement rageur au travers duquel elle entendit vaguement Savary lui dire que la duchesse sa femme recevait le lundi et qu’elle serait heureuse d’avoir la princesse Sant’Anna à dîner l’un de ses prochains jours. Cela, c’était le bouquet !

— J’espère que vous avez aussi invité Mme de Chastenay ? fit-elle ironiquement, tandis qu’il lui offrait la main pour l’aider à remonter en voiture.

Le ministre leva sur elle un regard chargé d’innocente surprise :

— Naturellement !... Mais pourquoi me demandez-vous cela ?

— Pour rien... par simple curiosité ! C’est bien mon tour, ne croyez-vous pas ? A bientôt, mon cher duc ! J’ai été, moi aussi, ravie de vous connaître.

Comme la voiture démarrait, Marianne se laissa aller sur les coussins, partagée entre l’envie de crier sa fureur, de pleurer et d’éclater de rire. Avait-on jamais rien vu de plus ridicule ? La tragédie s’achevait en farce ! Elle avait cru aller vers le destin dramatique d’une héroïne de roman... et elle avait récolté une invitation à dîner ! N’était-il pas incroyable, ce ministre de la Police qui, souhaitant rencontrer quelqu’un, ne connaissait pas d’autre moyen que de l’envoyer chercher par les gendarmes ? Et, là-dessus, il assurait le malheureux abasourdi de son indéfectible amitié ?

— Je suis bien contente de revoir, Madame, dit Agathe près d’elle. J’ai eu si peur quand ce gendarme nous a menées ici !...

Regardant sa femme de chambre, Marianne vit que ses joues étaient encore brillantes de larmes et ses yeux gonflés.