La pluie avait déjà mouillé sa robe, mais elle serait tout de même plus sèche ainsi qu’après un séjour dans l’eau. De plus, elle savait combien les vêtements pouvaient entraver la nage. Enfin, cet endroit semblait si désert et la nuit si noire qu’elle ne risquait pas beaucoup d’être vue dans un aussi simple appareil. D’ailleurs, à peine dévêtue, elle descendit dans les roseaux qui ceinturaient l’île, écartant avec ses mains les épaisses feuilles charnues des nénuphars. Ses pieds s’enfoncèrent dans une vase gluante qui la fit frissonner mais le sol présentait une déclivité rapide et, tout de suite, il se déroba sous elle. La fugitive, alors, s’étendit sur l’eau et se mit à nager doucement, évitant de faire le moindre bruit. L’eau était froide, mais moins qu’elle ne l’avait cru quand elle y était entrée et elle éprouva un plaisir inattendu à la sentir glisser sur son corps nu après tous ces jours de poussière.

Il y avait longtemps que Marianne n’avait nagé, mais ses bras et ses jambes retrouvèrent d’instinct les mouvements souples et aisés que lui avait enseignés le vieux Dobs. La seule chose vraiment désagréable, dans cet exercice imprévu, était l’odeur de vase que dégageait cet étang. Il y avait aussi le contact furtif des couleuvres d’eau qui frôlaient sa peau nue et qui la révulsaient. Mais la traversée fut courte et, bientôt, les pieds de la jeune femme touchèrent un fond de sable, dur et résistant. La berge était assez haute à cet endroit, et se couvrait de grands arbres, mais, en s’accrochant aux feuilles épaisses des lys d’eau, puis aux branches basses d’un saule, Marianne parvint à la gravir, non sans secouer sur elle une pluie de gouttelettes. Parvenue en haut de la pente, elle remit en frissonnant ses vêtements humides, se rechaussa et partit à l’aventure, dans la profondeur du bois.

La nuit était trop obscure pour qu’elle pût espérer s’orienter, mais ce qu’elle cherchait surtout c’était s’éloigner le plus possible du château. L’immensité du domaine et la sauvagerie de ce bois plein de fourrés et de ronces où elle se déchirait à l’aveuglette lui faisaient espérer qu’il n’y aurait pas, du moins, de mur de clôture à escalader.

Marchant droit devant elle, passant tour à tour d’un spongieux tapis de feuilles à des ornières boueuses, Marianne finit par trouver un sentier. Ses yeux étaient maintenant habitués à l’obscurité et lui permettaient d’avancer en évitant les obstacles les plus pénibles. La pluie ne cessait pas, mais, dans ce bois touffu, elle tombait moins dru que sur les terres à découvert. Longtemps, la fugitive marcha, sans trop savoir où elle allait, cherchant avant tout quelque hutte de charbonnier où s’abriter et se reposer un peu... Elle était transie de froid et tombait de sommeil. Tout ce qu’elle trouva, ce fut un gros rocher en surplomb dont la base offrait un trou peu profond que l’on ne pouvait guère décorer du nom de grotte. Si précaire que fût cet abri, Marianne s’y glissa, se pelotonna comme un chat dans les feuilles sèches et s’endormit comme une masse.

Quelque chose de froid et d’humide qui se promenait sur sa figure l’éveilla en sursaut. Elle se trouvait nez à nez avec un gros chien de chasse qui la reniflait avec application. Plus loin, il y avait une paire de jambes habillées de houseaux de toile et chaussées de gros sabots. En levant la tête, elle vit que le tout appartenait à un jeune garçon qui, une vieille pétoire en travers des épaules, la regardait d’un air perplexe. Il faisait grand jour et la pluie avait cessé :

Voyant que la dormeuse se redressait, il rappela son chien.

— Ici, Briquet !... Laisse !...

Docilement, le chien vint s’asseoir aux pieds de son maître qui, se penchant, tendit une main à Marianne pour l’aider à se relever.

— Bonjour, fit-il aimablement. Je suis content de vous voir éveillée. Quand Briquet vous a trouvée j’ai cru un moment que...

Il n’osa pas le mot, ce fut Marianne qui compléta sa pensée :

— Que j’étais morte ? J’ai si mauvaise mine que ça ?

— Vous êtes si pâle !...

— C’est que j’ai froid...

C’était vrai. Dans l’air vif du matin, Marianne tremblait comme feuille au vent et sa peau meurtrie avait des bleuissures qui ajoutaient à son air lamentable. Vivement, le garçon ôta de ses épaules une espèce de cape en laine et la jeta sur celles de Marianne.

— Venez à la maison. Ma grand-mère prendra soin de vous... Nous habitons tout près. Tenez, le premier toit que vous apercevez entre les arbres, à l’entrée du village.

Marianne constata, en effet, qu’elle était presque sortie de la forêt et qu’un village fumait à quelques toises de là. Elle se sentait si mal en point qu’elle accepta volontiers l’invitation de son nouvel ami, se bornant, avant de le suivre, à demander :

— Ce village, qu’est-ce que c’est ?

— Loisy ! Vous n’êtes pas de la région ?

— Est-ce que... c’est loin de Mortefontaine ?

— Oh non ! Une petite lieue à l’est.

Pas plus ? Elle eut du mal à cacher sa déception. Elle avait l’impression d’avoir tant marché qu’elle espérait bien avoir couvert un beaucoup plus long chemin. Sans doute, dans son ignorance des alentours, avait-elle tourné en rond. Vivement, elle regarda son compagnon. Il ressemblait un peu à Gracchus-Hannibal Pioche. C’étaient les mêmes cheveux blond paille, les mêmes yeux bleus qui regardaient droit, mais les traits de celui-là étaient plus fins, sa silhouette plus étirée. L’ensemble lui plut et elle décida de lui faire confiance.

— Il faut que vous sachiez ! Je me suis enfuie d’une grange du château de Mortefontaine où des gens de l’entourage de la reine d’Espagne me retenaient prisonnière. Mais je vous jure que je ne suis pas une criminelle ni une voleuse.

Le garçon eut un bon sourire.

— Vous n’en avez pas l’air ! Et puis, si vous étiez l’une ou l’autre, on vous aurait mise dans une prison... pas dans une grange ! Venez, vous raconterez votre histoire à ma grand-mère. Elle aime tellement les histoires !

Chemin faisant, Marianne apprit que son compagnon se nommait Jacques Cochu, qu’il avait un peu de terre sur le village voisin et qu’il y vivait seul avec sa grand-mère, mais qu’il allait se marier dans quelques jours.

— J’aurais bien attendu le printemps, lui confia-t-il, mais grand-mère tient à ce que je ‘sois marié avant pour échapper à la conscription. J’ai déjà eu de la chance que, cette année, à cause de son mariage, l’Empereur ne lève pas de troupes... Alors, je vais épouser Etiennette.

— Vous n’avez pas envie de vous battre ? demanda Marianne un peu déçue, car, avec sa belle imagination, elle avait déjà habillé son sauveur aux couleurs de sa chevalerie personnelle.

Jacques lui offrit un sourire plein de franchise et de naïveté.

— Si, j’aurais aimé ! Quand j’entends les anciens raconter Valmy, ou l’Italie, ça me donne des fourmis dans les jambes ! Seulement, si je m’en vais, qui donc cultivera la terre ? Et qui fera vivre ma grand-mère... et Etiennette ? Ses parents sont morts l’an passé ! Alors, il faut que je reste.

— Bien sûr ! fit-elle gentiment. C’est vous qui avez raison ! Mariez-vous vite et soyez très, très heureux !

Tout en bavardant, ils étaient arrivés à une petite ferme d’une scrupuleuse propreté au seuil de laquelle une vieille femme droite comme un I les attendait, les bras croisés sur son fichu de laine, l’air pas trop content d’ailleurs de voir son petit-fils revenir avec une inconnue en haillons. Mais, très vite, Jacques expliqua les circonstances de leur rencontre et comment il avait ramené Marianne pour qu’elle reprît quelques forces. Aussitôt, la belle hospitalité des gens du Valois s’offrit à elle. La vieille femme l’installa auprès du feu, lui donna un grand bol de soupe chaude, tailla pour elle une large tranche de pain et un gros morceau de lard puis se mit à la recherche de vêtements secs tandis que Marianne racontait son histoire... ou plutôt l’histoire qui lui semblait convenir aux circonstances. Il lui était pénible de mentir à ces braves gens qui l’accueillaient avec tant de chaleur et de générosité, mais elle se voyait mal déclinant sa pompeuse identité de princesse italienne. Aussi, pour un temps, préféra-t-elle redevenir Marianne Mallerousse.

— Mon oncle vient d’être tué au service de l’Empereur, confia-t-elle à ses nouveaux amis, et moi j’ai été enlevée par ses meurtriers afin que je ne puisse pas les trahir. Mais il faut que je rentre à Paris le plus vite possible. Je veux venger... mon oncle et j’ai des révélations importantes à faire.

Un moment, elle se demanda si, même ainsi édulcorée, son histoire n’était pas un peu forte, mais ni la grand-mère ni Jacques ne marquèrent la moindre surprise. Même, la vieille femme approuva, hochant la tête.

— Tous ces gens à figure jaunâtre que l’on voit rôder par ici, depuis que l’Empereur a fait un roi d’Espagne de son frère, ne m’ont jamais paru valoir grand-chose. On était bien plus tranquilles avant ! Ce n’est pas un mauvais homme, le Joseph ! Toujours aimable et plutôt généreux ! On l’aimait bien, dans la région, et on regrette qu’il soit parti chez les sauvages ! Quant à vous, ma petite demoiselle, on va faire de son mieux pour vous aider à rentrer chez vous aussi discrètement que possible.

— Mais, coupa Jacques, pourquoi ne pas aller tout droit à la police ?

Aïe ! La question était insidieuse et Marianne s’efforça de réfléchir vite, très vite pour que sa réponse eût l’air suffisamment naturelle.

— C’est bien mon intention, affirma-t-elle, mais c’est le ministre en personne qu’il me faut voir. Ces gens qui m’avaient prise appartiennent à la cour de la reine Julie et ils ont le bras très long. Ils ont fait courir le bruit que j’étais responsable de la mort de mon oncle. On me recherche... il faut que je puisse apporter mes preuves. Et mes preuves sont à Paris.

L’explication donnée, elle s’accorda un léger soupir de soulagement en espérant s’être montrée suffisamment convaincante. Jacques et sa grand-mère s’étaient retirés au fond de la cuisine et tenaient, à voix basse, un conciliabule des plus animés qui, d’ailleurs, ne dura pas plus de quelques secondes. Quand ce fut fini, le jeune garçon revint vers Marianne :

— Le mieux, dit-il, est que vous preniez un peu de repos ici, bien à l’abri des recherches. Dans l’après-midi, je vous conduirai à Dammartin-en-Goële, chez mon oncle Cochu. C’est le maire du pays et il envoie régulièrement à Paris, tous les trois jours, une charrette de choux et de raves. Il y en a justement une qui part demain matin. Avec des habits de paysanne, vous pourrez rentrer à Paris sans crainte de la police ou de vos ravisseurs. Et vous y serez demain soir.

Demain soir ? Dans son esprit, Marianne calculait que le procès de Jason s’était ouvert la veille, qu’il se déroulait sans doute alors qu’elle restait là à discuter avec ces braves gens et que le temps était précieux. Timidement, elle objecta :

— Est-ce qu’il ne serait pas possible d’aller... plus vite ? J’ai tellement hâte d’arriver !

— Plus vite ? Comment voulez-vous ? Bien sûr, vous pourriez prendre demain, à Dammartin, la diligence de Soissons... mais vous ne gagneriez que quelques heures... et vous seriez bien moins en sécurité !

C’était l’évidence même. Naturellement, elle aurait voulu trouver un cheval, mais où ? mais comment ? Elle n’avait pas un sou sur elle puisque, avant son enlèvement, elle avait laissé le contenu de sa bourse dans les mains de Ducatel, le geôlier de Jason. La sagesse lui souffla de se montrer raisonnable. L’important était qu’elle rentrât et, avec le moyen proposé par Jacques, elle rentrerait sans risquer d’être reprise. Mieux valait arriver tard que pas du tout et un procès de cette importance durerait certainement plusieurs jours... En conclusion, elle offrit à ses hôtes un sourire reconnaissant.

— J’accepte, dit-elle gentiment, et je vous remercie de tout mon cœur ! J’espère pouvoir, un jour prochain, vous prouver ma gratitude !...

— Ne dites donc pas de sottises ! coupa la grand-mère Cochu d’un ton bourru. Si on ne s’aide pas entre pauvres gens, on n’a pas le droit de se dire chrétien ! et, la reconnaissance, ça se garde dans le cœur ! Venez vous étendre un peu maintenant. La terre mouillée de la forêt ne devait pas faire un lit bien douillet ! Pendant ce temps, j’irai jusque chez Etiennette, la promise à Jacques, pour lui emprunter un cotillon et un caraco ! Vous êtes à peu près de sa taille.

Vers la fin du jour, Marianne, habillée d’une jupe de grosse laine rouge et d’un corsage noir, empaquetée dans un châle de laine noire qu’elle devait à la générosité de Mme Cochu, les pieds dans des sabots trop grands et la tête enfouie sous une immense coiffe de toile bise, s’installait en croupe derrière Jacques sur le gros cheval de labour qui servait aussi bien pour la culture que pour les déplacements. Devant les genoux du jeune homme, deux grands paniers pleins de pommes tardives étaient accrochés à l’encolure de l’animal.