On arriva en pleine nuit à Dammartin, une cité en hauteur ceinturée de remparts, et Jacques remit Marianne aux mains de son grand-oncle, Pierre Cochu, un beau vieillard sec comme un sarment, qui la reçut sans poser de questions indiscrètes, avec cette générosité pleine de noblesse des gens de la terre. Elle passait pour une cousine d’Etiennette qui voulait se rendre à Paris pour travailler comme blanchisseuse chez une lointaine parente. Aussi, quand vint le moment de faire à Jacques ses adieux, les gens de la maison trouvèrent-ils tout naturel qu’elle sautât au cou du garçon et l’embrassât sur les deux joues. Mais personne ne devina l’immense reconnaissance qu’elle mettait dans ce geste, ni d’ailleurs pourquoi Jacques devint si rouge en recevant ces marques d’affection. Afin de cacher sa gêne, il se mit à rire nerveusement puis déclara :

— On se reverra bientôt, cousine Marie ! Etiennette et moi, on ira vous voir à Paris, après notre mariage ! Ça nous fera plaisir à tous !...

— Surtout à moi, Jacques ! Dites à Etiennette que je ne vous oublierai ni les uns ni les autres.

Bien qu’elle les eût connus si peu de temps, sa grand-mère et lui s’étaient montrés si bons, si amicaux que Marianne avait l’impression de les avoir toujours eus comme amis. Ils lui étaient soudain devenus chers et elle se promit, si des temps meilleurs revenaient pour elle, de leur prouver qu’ils n’avaient pas obligé une ingrate. Mais à peine le jeune homme eut-il disparu que l’esprit de Marianne revint, irrésistiblement, à son obsession incessante : le sort de Jason qui se jouait tandis qu’elle se donnait tant de peine pour revenir vers lui.

Après une nuit brève mais confortable passée dans une petite chambre fleurant bon la cire et la citronnelle, Marianne s’installa, à l’aube, aux côtés d’un valet taciturne qui ne devait pas prononcer dix paroles au cours du trajet, sur le siège d’une grande charrette pleine de choux, et l’on prit paisiblement le chemin de Paris. Trop paisiblement même pour le goût de Marianne qui pensa, tout au long de l’interminable route, mourir cent fois d’impatience.

Heureusement, il ne plut pas. Le temps était froid mais sec. La route de Flandre était monotone et plate. Pourtant, Marianne ne réussit pas à imiter son compagnon qui somnola une bonne partie du chemin à la grande fureur de sa passagère. Quand elle voyait dodeliner la grosse tête, du garçon, Marianne luttait de toutes ses forces contre l’envie de prendre les rênes et de lancer l’attelage au grand galop sur ce chemin qui n’avait pas de fin, au risque de perdre en route tous ses choux. Mais c’eût été une bien mauvaise manière de remercier ceux qui l’avaient aidée. Et la jeune femme rongea son frein en silence.

Néanmoins, quand les clochers de Paris surgirent de la brume automnale, elle faillit bien se mettre à crier de joie et quand, en atteignant le village de la Villette, la carriole franchit les travaux du canal Saint-Denis en construction, elle se retint de sauter à bas de la voiture pour courir plus vite ; mais il valait mieux jouer le jeu jusqu’au bout.

La profonde puanteur de la Grande Voirie, dont on côtoyait les approches, parut tirer le conducteur de sa torpeur. Il ouvrit un œil, puis l’autre et tourna la tête vers Marianne, mais si lentement qu’elle se demanda s’il n’était pas mû par un mouvement d’horlogerie réglé sur les semaines.

— Où’s qu’elle loge, vot’cousine la blanchisseuse ? demanda-t-il. Not’maître m’a dit comme ça d‘vous mettre au plus près. Mais j‘vais aux Halles !...

Tout au long de cette interminable route, Marianne avait eu tout le loisir de songer à ce qu’elle ferait en arrivant à Paris. Retourner chez Crawfurd, il n’y fallait pas songer et il pouvait être aussi dangereux de rentrer chez elle. L’idée, alors, lui était venue que peut-être Fortunée Hamelin serait enfin rentrée d’Aix-la-Chapelle. La saison des eaux était terminée. La créole devait avoir regagné son cher Paris... à moins qu’elle n’eût sacrifié ce grand amour pour suivre à Anvers son autre amant préféré, Casimir de Montrond, qui était en résidence surveillée dans la cité flamande. S’il en était ainsi, Marianne attendrait qu’il fît nuit noire et tenterait de regagner discrètement son hôtel de la rue de Lille. Aussi répondit-elle à son compagnon :

— Elle habite près de la barrière des Porcherons.

L’œil atone du garçon s’éclaira fugitivement.

— C’est point trop à l’écart d’mon chemin. J’vous laisserai donc aux Porcherons !

Et, sur ces paroles définitives, il parut se rendormir tandis qu’apparaissaient, au bord d’un large bassin d’eau claire, l’élégante rotonde de Ledoux et les guinguettes aux treilles rouges de la barrière de la Villette.

Bien à l’abri sous son déguisement, Marianne laissa sans broncher les hommes de l’octroi faire leur travail, puis on repartit en longeant le mur des Fermiers généraux jusqu’à la barrière de la Chapelle où, cette fois, l’attelage s’engagea dans le faubourg Saint-Denis. Une fois à destination, on se quitta sans un mot et Marianne, tremblant d’émotion de se retrouver enfin à Paris, se mit à courir vers la rue de la Tour-d’Auvergne comme si sa vie en dépendait. C’était un exercice assez rude, car les pentes qui montaient au village de Montmartre étaient plutôt pénibles. Pour courir plus à l’aise, elle avait ôté ses sabots trop larges qui la gênaient et auxquels ses pieds ne pouvaient s’habituer. C’est donc pieds nus qu’elle arriva enfin, rouge, décoiffée et hors d’haleine, devant la maison blanche où elle avait toujours trouvé un accueil si chaud, tremblant seulement de voir les volets clos et cet aspect morne et rébarbatif des maisons vides. Mais non : les volets étaient ouverts, les cheminées fumaient et l’on apercevait un vase de fleurs à travers les vitres du vestibule.

Cependant, quand Marianne franchit la grille et voulut traverser la cour, elle vit le concierge accourir vers elle de toute la vitesse de ses petites jambes, les bras écartés afin de barrer un passage bien trop large pour leur dimension. A sa grande déception, elle vit que c’était un nouveau et qu’elle ne le connaissait pas.

— Hé ! là ! Vous, la fille, où est-ce que vous allez ?

Marianne s’arrêta et attendit le bonhomme qu’elle faillit recevoir dans ses bras.

— Voir Mme Hamelin ! dit-elle calmement. Elle m’attend !

— Madame ne reçoit pas des gens comme vous ! D’ailleurs elle est sortie ! Allez-vous-en !

Il la tirait par le bras pour l’entraîner au-dehors mais elle se débarrassa de lui d’une secousse.

— Si elle n’est pas là, allez me chercher Jonas ! Il n’est pas sorti, lui ?

— Plus souvent que j’irai le chercher pour une vagabonde ! Dites seulement votre nom si vous voulez que j’y aille.

Marianne hésita imperceptiblement. Mais Jonas était un ami et il était assez habitué à la voir sous des aspects inattendus.

— Dites « Mademoiselle Marianne » !

— Marianne quoi ?

— Ça ne vous regarde pas ! Allez le chercher tout de suite et méfiez-vous que Jonas ne se fâche si vous me faites attendre.

De mauvaise grâce, le concierge s’éloigna vers la maison marmottant des choses peu aimables sur les filles de mauvaise vie qui cherchent à s’introduire dans les maisons honnêtes, mais, quelques secondes plus tard, Jonas jaillit littéralement de la porte vitrée. Un immense sourire fendait en deux la bonne figure noire du majordome de Fortunée.

— Mademoiselle Ma’ianne ! Mademoiselle Ma’ianne ! C’est pas Dieu possible !... Ent’ez ! Ent’ez vite ! Seigneu’. Mais d’où venez-vous faite comme voilà ?

Marianne se mit à rire, heureuse de cet accueil familier qui ravivait son courage. Ici, enfin, elle atteignait le port du salut !

— Mon pauvre Jonas, il est écrit que vous me verrez arriver neuf fois sur dix faite comme une voleuse ! Madame est sortie ?

— Oui, mais elle va ‘eveni’bientôt ! Venez vous ‘eposer !

Renvoyant d’un geste superbe le concierge à sa loge, Jonas entraîna Marianne dans la maison en lui confiant le souci que sa maîtresse avait d’elle depuis son retour des eaux.

— Elle vous c’oyait mo’te ! Quand Monseigneu’de Bénévent lui a dit que vous aviez dispa’u, j’ai c’u qu’elle allait deveni’folle, pa’ole d’honneu’ !... Oh ! Tenez ! La voilà !

En effet, Jonas venait tout juste de refermer la porte quand le coupé de Fortunée entra dans la cour, décrivit une courbe gracieuse autour de la fontaine et s’arrêta enfin devant le perron. La jeune femme en descendit, mais elle semblait triste et, pour la première fois depuis qu’elle la connaissait, Marianne vit qu’elle était vêtue d’un sévère velours violet, très sombre. Autre étrangeté, elle était à peine maquillée et, sous sa voilette relevée, ses yeux rougis disaient assez qu’elle avait pleuré... Mais déjà Jonas s’était précipité :

— Ma’ame Fo’tunée ! Mademoiselle Ma’ianne est là ! ‘ega’dez !...

Mme Hamelin leva les yeux. Une lueur de joie brilla dans son regard sombre et, sans un mot, elle se jeta dans les bras de son amie qu’elle étreignit farouchement tout en se remettant à pleurer. Jamais Marianne n’avait vu l’insouciante créole dans un pareil état et, tout en lui rendant ses baisers, elle supplia, contre son oreille :

— Fortunée, par pitié, dis-moi ce qu’il t’arrive ! As-tu vraiment eu si peur pour moi ?

Brusquement, Fortunée repoussa son amie puis, la tenant à bout de bras, ses deux mains posées sur les épaules de la jeune femme, elle la regarda au fond des yeux avec une telle expression de pitié que l’épouvante se glissa dans les veines de Marianne qui demeura sans voix.

— J’arrive du palais de justice, Marianne, dit Mme Hamelin aussi doucement qu’elle le put. Tout est fini...

— Que... veux-tu dire ?

— Il y a une heure, Jason Beaufort a été condamné à mort !

Le mot entra dans Marianne comme une balle. Elle vacilla sous le choc. Mais il y avait tant de jours qu’elle l’attendait qu’une inconsciente préparation s’était faite en elle et que la blessure était déjà passée à l’état de cicatrice. Elle « savait » qu’il lui faudrait un jour entendre cette phrase horrible et, à la manière d’un corps humain qui incube une maladie et prépare obscurément sa lutte pour la vie, son esprit s’était armé contre la souffrance qu’il sentait venir. Devant le danger menaçant il n’y avait plus de temps pour les faiblesses, pour les larmes et pour les craintes.

Fortunée avait tendu machinalement les bras, s’attendant à voir Marianne glisser à terre sans connaissance, mais ses bras retombèrent tandis qu’elle regardait avec stupeur la femme inconnue qui lui faisait face et qui braquait sur elle un regard devenu aussi dur que la pierre. D’une voix glacée, Marianne demanda :

— Où est l’Empereur ? A Saint-Cloud ?

— Non. Toute la cour est à Fontainebleau, pour les chasses. Que veux-tu faire ? Tu ne songes pas...

— Si, justement, j’y songe ! Crois-tu donc qu’il me restera quelque chose à regretter sur terre quand Jason n’y sera plus ? J’en ai fait serment sur la mémoire de ma mère : si on me le tue, je me poignarderai au pied de son échafaud. Alors, que m’importent les colères de Napoléon ? Qu’il le veuille ou non, que cela lui convienne ou non, il m’entendra ! Ensuite, il fera de moi ce qu’il voudra ! Pour ce que cela aura comme importance !

— Ne dis pas cela ! supplia Fortunée en se signant précipitamment pour conjurer le mauvais sort, il y a nous tous qui t’aimons et qui tenons à toi !

— Il y a lui, que j’aime et sans qui je refuse de vivre ! Je ne te demande qu’une chose, Fortunée : prête-moi une voiture, des vêtements, un peu d’argent et dis-moi où je peux me rendre à Fontainebleau pour ne pas être arrêtée avant d’avoir atteint l’Empereur. Tu connais bien la région, je crois. Si tu fais cela, je te bénirai jusqu’à mon dernier souffle et...

— En voilà assez ! s’emporta la créole. Vas-tu cesser de parler de ta mort ? Te prêter de l’argent, ma voiture... tu rêves !

— Fortunée ! protesta Marianne avec une douloureuse surprise.

Mais déjà son amie l’entourait d’un bras chaleureux et l’entraînait en murmurant affectueusement :

— Folle que tu es ! Nous y allons ensemble, bien sûr ! J’ai là-bas une maison, une espèce d’ermitage près de la Seine, et je connais tous les détours de la forêt. Cela nous sera utile si tu ne parviens pas à franchir les grilles du château... encore que Napoléon déteste que l’on vienne couper sa chasse. Mais s’il n’y a pas d’autres moyens...

— Je ne veux pas, Fortunée ! Tu te compromettrais gravement peut-être... Tu risques l’exil...

— Et alors ? J’irai retrouver Montrond à Anvers et nous y mènerons joyeuse vie ensemble ! Viens, mon cœur ! De toute façon je ne serai pas fâchée de savoir pour quelle raison Sa Majesté corse a laissé ses juges rendre une pareille sentence contre un homme aussi extraordinairement séduisant... et aussi visiblement incapable de commettre les crimes dont on l’accuse ! Un meurtre crapuleux ? De la fausse monnaie ? Avec cette mine fière et ce regard d’aigle des mers ? Quelle absurdité !... Jonas ! Tout de suite ma femme de chambre avec un bain pour Mlle Marianne et des vêtements ; dans une demi-heure un solide repas et dans une heure une chaise de poste dans la cour ! Compris ? Au trot !