Et tandis que son majordome se ruait dans l’escalier en hurlant pour appeler Mlle Clémentine et lui donner des ordres, Fortunée entraîna son amie par le même chemin, mais avec moins de précipitation.
— Tu vas avoir tout le temps, maintenant, de me dire où tu étais passée, ma belle...
12
LA CHASSE DE L’EMPEREUR
Mme Hamelin retint son cheval et l’arrêta auprès d’une croix de pierre usée et mangée de mousse qui s’élevait à l’ombre d’un grand chêne, à la croisée des chemins.
— C’est ici la croix de Souvray, dit-elle en désignant le calvaire du bout de sa cravache. Nous y serons à merveille pour attendre que la chasse commence. Je sais que le déjeuner a lieu à moins d’une demi-lieue d’ici, au carrefour de Recloses, mais j’ignore quelle direction prendront les chasseurs.
Tout en parlant, elle mettait pied à terre, attachait son cheval un peu plus loin au tronc svelte d’un pin sylvestre puis, retroussant la longue traîne de son amazone de drap couleur de feuille morte, elle alla tranquillement s’asseoir sur les marches de la vieille croix ; tandis qu’à son tour Marianne sautait sur le sol et venait lier sa monture au même arbre avant de rejoindre son amie.
Le carrefour était désert. On n’y entendait guère que le murmure d’un filet coulant quelque part dans l’épaisseur d’un taillis et, sur l’épais tapis de feuilles craquantes qui s’étendait sous la futaie, la fuite rapide d’un lièvre dérangé. Mais un peu plus loin vers le sud, la forêt était toute bruissante de cette rumeur si particulière que fait une foule joyeuse. S’y mêlaient des aboiements de chiens, des appels de trompe et de lointains roulements de voitures.
— Comment se passe une chasse impériale ? demanda Marianne en s’installant auprès de son amie et en arrangeant autour de ses jambes les plis de sa robe vert sombre, je n’en ai jamais vu et n’en ai donc aucune idée.
— Oh ! C’est assez simple à ceci près que toute la cour est censée y participer, alors qu’en fait l’Empereur chasse à peu près seul, à l’exception de son Premier Ecuyer, le général de Nansouty, de M. d’Hannecourt qui commande la vénerie, d’un écuyer-veneur et de Roustan, son mameluk, qui le suit partout. Tant que Savary n’était pas chargé de la Police, il y était aussi, mais depuis, force lui est de veiller de plus loin sur la personne de son maître. Quant au cérémonial, le voici : tout le monde, hommes et femmes, y compris Sa Majesté, part du château en voiture. On se rend à un point décidé d’avance où l’on sert un copieux déjeuner. Ensuite, tandis que sa cour paresse, digère ou rentre paisiblement, Napoléon se met en chasse. Voilà tout !
— J’ignorais qu’il fût un chasseur si ardent ! Il ne m’en a jamais parlé.
Fortunée se mit à rire :
— Ma chère enfant, notre Empereur est un homme qui s’entend comme personne à soigner son décor et sa mise en scène. Au fond, il n’a pas grand goût pour la chasse. Et d’autant moins qu’il n’est pas un fameux cavalier. Si on ne lui dressait pas ses chevaux avec un soin extraordinaire, il aurait certainement à son actif un nombre respectable de chutes. Mais pour ce qui est de la chasse, il pense qu’elle fait partie des obligations d’un souverain français. Tous les rois, qu’ils soient Capétiens, Valois ou Bourbons, ont été des veneurs impénitents. Il doit au moins cela à la mémoire de son « oncle Louis XVI » ! Allons, ne fais pas cette mine longue : tu as là ta meilleure chance de l’approcher à peu près sans témoins.
Pour faire plaisir à Fortunée, Marianne esquissa un pâle sourire, mais l’angoisse qui lui serrait le cœur était trop forte pour qu’elle pût trouver le moindre plaisir aux boutades de son amie. Des instants qui allaient venir dépendait la vie de Jason et, depuis trois jours qu’elle s’était installée dans la charmante maison de La Madeleine qui servait de thébaïde à la jolie créole, c’était une pensée qui ne l’avait quittée ni jour ni nuit.
A peine arrivée, en effet, Mme Hamelin s’était précipitée au palais de Fontainebleau pour y voir Duroc et, par lui, obtenir audience de l’Empereur. Le duc de Frioul toujours serviable, avait transmis la demande à son maître, mais Napoléon avait fait savoir qu’il ne souhaitait pas voir Mme Hamelin et qu’il lui conseillait de profiter à loisir des charmes de sa propriété sans tenter de s’approcher pour le moment de sa personne. En apprenant la nouvelle, Marianne avait senti son cœur se serrer.
— Ma pauvre Fortunée ! Te voilà englobée dans ma disgrâce ! Napoléon ne veut pas te voir parce qu’il te sait mon amie.
— Il le sait si bien que c’est lui qui nous a jetées l’une vers l’autre, mais, en l’occurrence, je croirais plutôt que c’est mon amitié pour Joséphine qui le pousse à m’éloigner. On dit notre Majesté danubienne effroyablement jalouse de tout ce qui touche, ou a touché, de près ou de loin à notre chère Impératrice. Au surplus, je ne m’attendais guère à être reçue. Je m’y attendais même si peu que j’ai pris mes renseignements : après-demain, l’Empereur chasse en forêt. Tu t’arrangeras pour te trouver sur son chemin à un moment ou à un autre. Il sera probablement furieux sur l’instant, mais je serais fort étonnée qu’il ne t’écoutât point.
— Il faudra qu’il m’écoute ! Même si je dois me jeter sous les pieds de son cheval.
— Ce serait une grande folie ! Il est tellement maladroit qu’il serait capable de t’abîmer... et ta beauté, ma chère, demeure toujours ta meilleure arme.
L’expédition forestière avait donc été décidée. Marianne avait compté les heures et les minutes qui l’en séparaient mais maintenant que le moment fatidique approchait l’excitation du combat qu’elle sentait venir se mêlait en elle à une vague crainte. Elle savait, par expérience, combien les colères de Napoléon étaient redoutables. S’il allait l’empêcher de parler, la rejeter loin de lui sans vouloir même l’entendre ?
Fortunée, qui avait tiré de la poche de son amazone un morceau de chocolat, en tendit un bout à Marianne :
— Prends ! Tu as besoin de forces et il fait plutôt frais dans ces bois. Le déjeuner ne devrait pas s’éterniser.
Un vent léger mais aigre s’était, en effet, levé, balayant les feuilles sur les côtés de la Route Ronde qui, depuis Louis XIV, ceinturait Fontainebleau et une large zone de forêt pour la commodité des voitures de chasse. Dans le ciel gris pâle, à peine teinté de bleu, les nuages couraient à la poursuite d’un vol noir d’hirondelles en route vers les terres du soleil. En regardant les oiseaux fuir, si libres et si rapides, Marianne sentit sa gorge se serrer en évoquant Jason, cet oiseau de mer qu’une cage ignoble retenait en attendant que le poing stupide d’une justice esclave vînt l’écraser sans lui permettre de revoir, même un seul jour, l’immense et pur océan...
L’appel d’une trompe dans les profondeurs de la forêt vint l’arracher à sa triste méditation. Elle savait la chasse depuis trop longtemps pour ne pas reconnaître le départ des chasseurs et, vivement, elle se leva, défroissant d’un geste machinal la jupe de son amazone.
— En selle ! s’écria-t-elle. Ils partent !
— Un instant ! fit Fortunée avec un geste apaisant. Il faut d’abord savoir de quel côté ils se dirigent.
Immobiles, les deux femmes écoutèrent un moment, cherchant à démêler l’écho des aboiements et des sonneries des trompes. Puis Mme Hamelin gratifia son amie d’un sourire triomphant :
— Magnifique ! Nous allons pouvoir leur couper la route. Ils remontent vers la Haute Borne ! En avant ! Je te montre le chemin, ensuite tu iras seule. Je resterai un peu en arrière... puisque Sa Majesté ne veut pas me voir ! En avant !...
D’un même élan les deux jeunes femmes s’enlevèrent en selle puis, excitant leurs montures d’un coup de cravache, partirent au galop à travers la forêt, se guidant sur les appels de trompe. Elles suivirent d’abord un layon qui trouait les fourrés, se courbant sur l’encolure des chevaux pour éviter d’être giflées par les branches basses. Le parcours, semé de rochers, escaladant des buttes pour redescendre dans des fonds tapissés de bruyères et de hautes fougères fanées, était difficile mais toutes deux, surtout Marianne, étaient d’excellentes cava-tières et elles savaient, sans rien perdre de leur vitesse, éviter les obstacles. En temps normal, Marianne eût pris un plaisir violent à cette chevauchée rapide à travers l’une des plus belles forêts d’Europe, mais l’enjeu en était trop grave et trop lourd de conséquences tragiques. Courant ainsi après la vie de Jason Beaufort, elle savait parfaitement qu’elle courait aussi après sa propre vie.
On galopa longtemps. La bête de chasse semblait prendre plaisir à changer ses voies et il s’écoula près d’une heure avant qu’à travers les branches dépouillées n’apparût la tache fulgurante et blanche de la meute lancée ventre à terre. Les chiens donnaient de la voix sans pour autant ralentir leur course. Depuis longtemps, les sonneries des veneurs avaient appris à Marianne que la bête était un sanglier et, dans l’état d’extrême sensibilité où se trouvaient ses nerfs, elle s’en était réjouie n’ayant jamais trouvé le moindre plaisir à traquer le cerf, le daim ou le chevreuil dont la beauté et la grâce l’émouvaient toujours.
La voix de Fortunée qui retenait maintenant son cheval lui parvint dans le vent :
— Va seule, maintenant... Ils sont là.
En effet, Marianne pouvait distinguer le sanglier, énorme et noir boulet hirsute lancé à travers bois, la meute le talonnant de près, puis les chevaux gris de deux piqueurs en vestes rouges qui sonnaient de la trompe à s’arracher la gorge... L’Empereur ne devait pas être loin. D’un cri et d’un coup de talon, elle précipita l’allure de son cheval, fonça à travers une futaie, sauta un gros arbre abattu et un fourré... et arriva comme une bombe droit sur Napoléon lui-même en plein galop.
Pour éviter la collision, les deux montures, avec un bel ensemble, se cabrèrent brutalement mais, tandis que Marianne, parfaitement maîtresse de son cheval, demeurait en selle, l’empereur des Français, pris par surprise, vida les étriers et se retrouva assis dans la mousse.
— Mille tonnerres ! hurla-t-il. Quel est l’imbécile...
Mais déjà Marianne était à terre et tombait à genoux auprès de lui, épouvantée de ce qu’elle avait fait.
— C’est moi, Sire... ce n’est que moi ! Oh ! par pitié, pardonnez-moi ! Je ne voulais pas... mon Dieu, vous n’avez rien ?
Napoléon lui décocha un regard furibond et vivement se releva, arrachant des mains de Marianne son chapeau qui était tombé dans la chute et qu’elle venait de ramasser.
— Je croyais vous avoir exilée, madame ! gronda-t-il d’une voix si froide que la jeune femme sentit un frisson courir le long de son dos. Que faites-vous ici ?
Sans même songer à se relever, elle lui adressa un regard implorant :
— Il fallait que je vous voie, Sire, que je vous parle... à n’importe quel prix !...
— Même au prix de mon dos ! ricana-t-il. (Puis il ajouta avec impatience :) Mais relevez-vous donc ! Nous sommes ridicules ainsi et vous voyez bien que l’on vient...
En effet, trois hommes, que l’Empereur avait dû distancer, arrivaient en trombe. Le premier portait le fastueux uniforme de général des hussards, le second l’habit vert de la vénerie impériale et le troisième, le seul que Marianne connût, était Roustan, le mameluk. En une seconde le général fut à terre.
— Sire, s’enquit-il avec inquiétude, vous est-il arrivé quelque chose ?
Mais ce fut Marianne qui répondit avec un sourire insouciant :
— C’est à moi, général, qu’il est arrivé quelque chose ! Mon cheval s’était emballé et je suis arrivée ici juste au moment où Sa Majesté y arrivait elle-même. Nos bêtes se sont cabrées et la mienne m’a jetée à terre. L’Empereur a eu la bonté de me porter secours... Je l’en remerciais.
A mesure qu’elle débitait son petit mensonge diplomatique, elle voyait se détendre la mâchoire crispée de Napoléon et s’adoucir le reflet glacé de son regard. D’un geste désinvolte, il secouait un pan de sa redingote grise où s’attachait une feuille morte.
— Ce n’est rien ! jeta-t-il. N’en parlons plus et rentrons ! Je suis las de cette chasse, d’ailleurs manquée ! Rappelez vos piqueurs et vos chiens, monsieur d’Hannecourt, nous regagnons le château. Quant à vous, madame, vous nous suivrez : j’ai à vous parler, mais vous entrerez par le jardin Anglais. Roustan vous conduira...
— C’est que, Sire, je ne suis pas seule dans ce bois. Une amie...
L’œil gris-bleu de Napoléon se chargea d’un éclair qui, pour une fois, n’était pas féroce mais dénotait un léger amusement.
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