— Tiens ! dit-il, c’est cela, n’est-ce pas, que tu es venue me demander au risque de nous rompre le cou à tous deux : la grâce de Jason Beaufort ? Tu vois que je ne t’avais pas attendue pour y penser. Elle est prête.
La joie frappa Marianne en plein cœur et fut presque aussi pénible qu’une douleur tant elle fut violente.
— Vous faites grâce, Sire ?... Mon Dieu ! Quelle joie vous me donnez !... Ainsi, le cauchemar est fini ? Il va être libre ?...
Napoléon fronça les sourcils et reprit l’acte de clémence. Brusquement, l’ami disparut et l’Empereur se montra de nouveau.
— Je n’ai pas dit cela, madame. J’ai fait grâce de la vie à votre pirate américain parce que je sais... sans d’ailleurs en avoir la preuve formelle... qu’il n’a pas tué Nicolas Mallerousse. Mais le fait de contrebande demeure, ainsi que ces fausses livres anglaises, d’autant plus que toutes les chancelleries en parlent, et je ne peux passer l’éponge sur d’aussi graves accusations. Beaufort ne montera donc pas à l’échafaud... mais il ira au bagne !
La flamme de bonheur baissa dans l’âme de Marianne jusqu’à n’être plus qu’une pâle lueur.
— Sire, murmura-t-elle, je peux vous affirmer que, de cela comme du crime, il est innocent.
— Votre parole est une faible défense contre des évidences accablantes.
— Si vous vouliez me laisser vous expliquer, vous dire comment, selon moi, les choses se sont passées, je suis certaine...
— Non, madame ! N’en demandez pas davantage ! Il est hors de mes moyens de vous l’accorder ! Contentez-vous que j’aie sauvé sa tête ! J’admets que le bagne ne soit pas un lieu de délices, tant s’en faut, mais on y vit... et parfois on en revient !
« Ou l’on s’en évade ! » pensa Marianne en évoquant soudain la silhouette désinvolte du curieux compagnon de cellule de Jason. Mais l’Empereur reprenait :
— Quant à vous, bien entendu, vous pouvez désormais rentrer chez vous tranquillement. Votre cousine vous y attend et aussi ce bizarre personnage dont vous avez fait une sorte d’oncle à la mode de Bretagne et que vous aviez expédié chez M. Fouché ! Je vous informe qu’il en est revenu ! Inutile, donc, de continuer à vous cacher... A ce propos, où donc étiez-vous passée depuis... que vous avez choisi de vivre en recluse à Bourbon-l’Archambault ?
— Y a-t-il, Sire, quelque chose que vous ne sachiez pas ? dit-elle.
— Il y en a beaucoup trop !... surtout depuis que j’ai dû me séparer de M. le duc d’Otrante. Ainsi de vous. Quel refuge aviez-vous trouvé !
— Ce n’était pas un refuge, Sire, c’était une prison, affirma la jeune femme bien décidée à cacher, autant que faire se pourrait, le rôle joué par Crawfurd et sa femme, de même que celui de Talleyrand. La femme de Jason Beaufort, qui a trouvé refuge chez Sa Majesté la Reine d’Espagne, m’avait fait enlever et me retenait captive dans une grange située dans une île du domaine de Mortefontaine. Grâce à Dieu, j’ai pu lui échapper...
Subitement, Napoléon se mit en colère. Son poing s’abattit sur un guéridon qui émit, sous le choc, un craquement sinistre.
— Ce n’est pas la première fois que j’entends suggérer que la résidence de ma belle-sœur sert, à son insu, de repaire à toutes sortes de gens ! Elle est bonne au point d’en être sotte et il suffit de savoir la prendre pour qu’elle ouvre sa porte et sa bourse ! Mais, pour le coup, c’en est trop et je vais y mettre bon ordre ! Vous pouvez vous retirer, maintenant, madame la princesse, ajouta-t-il en tirant sa montre de son gousset et en y jetant un coup d’œil rapide. Je donne audience dans un instant à Mme de Montesquiou qui va être investie de la charge de gouvernante du roi de Rome... ou de la princesse de Venise. Allez rejoindre votre amie et attendez mes ordres, désormais. J’espère vous revoir très bientôt.
L’entrevue était terminée. Protocolairement, Marianne plongea, sous l’œil approbateur du maître, dans une révérence si profonde qu’elle était presque un agenouillement. Puis elle se dirigea vers la porte, à reculons comme le prescrivait l’étiquette, tandis que l’Empereur agitait une sonnette pour appeler Roustan.
Elle allait atteindre le seuil quand il l’arrêta sur place d’un geste vif.
— A propos ! Votre ami Crawfurd est, lui aussi, rentré au bercail ! On l’avait enfermé dans une ferme abandonnée du côté de Pontoise et on l’a relâché sans autre mal que l’obligation de rentrer chez lui à pied ! Un exercice plutôt pénible pour un goutteux.
Embarrassée, Marianne ne sut que dire sur le moment. Le visage de Napoléon était sévère, mais ses yeux riaient. Sur un nouveau geste qui, cette fois, la congédiait :
— Vous avez, apparemment, le talent de vous faire des amis fidèles, madame, même parmi ceux dont la fidélité n’est pas la principale vertu comme ce filou de « Taillérand ». Conservez-le ! Ce n’est pas une mince victoire non plus qu’avoir séduit ce vieux hibou de Crawfurd ! Avant votre arrivée il ne vivait que dans le culte de notre pauvre tante Marie-Antoinette, mais vous lui avez rendu un instant le goût de la jeunesse et des aventures. Gardez ces amitiés-là, madame ! Elles nous seront peut-être utiles un jour.
— Je ferai de mon mieux, Sire !...
A nouveau un geste vers la porte, mais il était écrit que, ce jour-là. Napoléon n’en finirait pas facilement avec Marianne car il la retint encore :
— J’allais oublier ! Vous pourrez dire à cette envahissante personne qui se morfond dans le salon jaune que, depuis un mois, son cher Fournier a retrouvé, en Espagne, son commandement ! Ceci afin qu’elle ne soit pas trop tentée par un séjour hivernal à Anvers ! Enfin... et en ce qui concerne le comte Alexandre Tchernytchev, je saurai, lorsqu’il reviendra en France, lui faire entendre ce que je pense de lui ! Vous avez ma parole !... Je n’ai jamais toléré que l’on fasse du mal à ceux que j’aime ! Ce n’est pas avec vous que je vais commencer.
— Sire, balbutia Marianne émue jusqu’aux larmes par cette ultime et tellement inattendue preuve d’affection, comment vous dire...
— Ne cherchez pas ! Je vous salue, madame la princesse !
Cette fois, c’était fini. La porte, de nouveau, était close entre Napoléon et la princesse Sant’Anna, mais, au moins, Marianne emportait un grand sentiment de réconfort né, d’abord, de la certitude que Jason vivrait, ensuite de l’assurance d’avoir retrouvé, sinon l’amour dont elle n’aurait eu que faire désormais, du moins l’amitié de l’Empereur. Cela lui rendait une entière liberté d’action dont elle entendait bien profiter.
— Alors ? demanda anxieusement Fortunée Hamelin quand son amie la rejoignit dans le petit salon où elle se morfondait.
— La grâce de Jason était déjà toute prête ! L’Empereur le sait innocent de la mort de Black Fish, mais il y a toujours cette histoire de fausse monnaie. Il... ira au bagne !
La créole fronça les sourcils, réfléchit un instant puis haussa les épaules.
— Une épreuve cruelle mais dont on peut sortir vivant quand on est bâti comme lui ! Sais-tu où on l’envoie et pour combien de temps ?
Non, Marianne ne savait pas. Dans son désarroi, elle n’avait même pas pensé à s’informer de ces deux renseignements cependant élémentaires, tout au moins pour le premier. Car, pour le second, peu importait que Jason fût condamné à dix, vingt, trente ans ou à perpétuité, puisqu’elle était décidée à tout tenter pour le faire évader. Elle se contenta d’entraîner son amie, à la suite d’un valet subitement apparu pour les guider, dans la cour de la Fontaine où attendaient les chevaux.
— Sortons d’ici ! dit-elle seulement. Nous parlerons plus aisément chez toi... J’ai des choses à te dire.
Déjà, tandis que, dans le soir tombant, elle trottait aux côtés de son amie vers la Madeleine, Marianne voyait se dérouler dans son imagination les jours à venir. D’abord, regagner Paris au plus vite ! Elle avait hâte, maintenant, de rentrer chez elle depuis qu’elle avait appris que Jolival l’y attendait avec Adélaïde. C’était sur lui, et sur lui seul, qu’elle comptait, sur son esprit inventif et sa profonde connaissance des choses et des gens pour bâtir le plan d’évasion qui libérerait Jason. Depuis qu’elle avait la certitude que son amant ne mourrait pas, elle voyait les choses peintes aux couleurs de rose d’un optimisme peut-être un peu excessif et que Fortunée, inquiète, s’appliqua à ralentir. Car Marianne semblait penser que tout serait aisé maintenant, ce qui était une attitude dangereuse.
— Il ne faut pas t’imaginer que l’évasion sera facile, Marianne, lui dit-elle doucement. Les gens que l’on mène au bagne sont solidement gardés. Pareille opération se prépare longuement, soigneusement si l’on veut mettre autant de chances que possible de son côté.
— Cet homme que j’ai vu à la Force, François Vidocq, s’est déjà enfui je ne sais combien de fois ! Ce ne doit pas être si compliqué !
— Il s’est enfui, en effet... mais n’a-t-il pas été repris chaque fois ? La seule chance qu’ait Beaufort, si tu parviens à l’arracher à ses gardiens, est de s’embarquer immédiatement, sur l’heure, pour son pays. En mer, les gendarmes ne courent guère... Il faut donc tout préparer, à commencer par un bateau.
— Ce sont là des détails que nous réglerons au dernier moment. Je soutiens que ce qu’a fait ce Vidocq, Jason peut le faire aussi.
— Marianne ! Marianne ! gronda la créole, tu raisonnes pour le moment comme une petite fille. Je t’accorde que le plus important est la vie sauve, mais prends garde qu’au bagne la moindre erreur peut être fatale et que le sort de ce Vidocq, un habitué des prisons qui doit y avoir nombre d’intelligences, ne sera pas le même que celui de Jason Beaufort ! Prends garde à ne pas commettre de maladresse.
Trop heureuse pour se laisser ainsi démonter, la jeune femme se contenta de hausser les épaules avec insouciance, persuadée que l’avenir s’ouvrait tout grand devant elle et devant son ami. Elle imaginait maintenant le bagne sous les couleurs d’une prison maritime où les détenus travaillent tout le jour en plein air et où, avec de l’argent, il est toujours possible d’obtenir des gardiens adoucissements et complaisances. Ce dernier point, l’argent, ne la troublait même pas : si son lointain mari lui avait coupé les vivres, elle possédait toujours des joyaux fabuleux dont elle se séparerait sans regret pour libérer son ami.
Néanmoins, quand, le lendemain soir, après les effusions des retrouvailles, elle entendit Arcadius lui tenir à peu près le même langage, elle commença à sentir l’inquiétude lui revenir. Arcadius montra une joie véritable de savoir Jason hors de danger immédiat, mais ne cacha pas à Marianne qu’une condamnation au bagne était presque aussi grave et pouvait signifier la mort à brève échéance.
— Le bagne est un enfer, Marianne, lui dit-il, et le chemin qui y mène un affreux calvaire ; la mort y trouve cent occasions de frapper : l’épuisement, la maladie, la haine des autres, les punitions, le travail dangereux. Commuer la peine de mort en condamnation au bagne est à peine une grâce et, si nous voulons tenter de monter une évasion, il faudra nous montrer d’une infinie prudence, d’une extrême patience, car un prisonnier de cette valeur sera gardé plus attentivement que les autres et un échec de notre part pourrait lui être fatal. Vous me laisserez prendre la tête des opérations...
Marianne avait constaté avec étonnement que ces quelques semaines de séparation avaient vieilli Joli-val. Son visage toujours si joyeux s’était creusé, tandis que ses cheveux noirs montraient aux tempes quelques fils argentés. De son voyage à Aix, il avait rapporté une plus amère connaissance des hommes et une déception car, en opposition avec ce qu’il avait espéré, le duc d’Otrante avait catégoriquement, obstinément, refusé de se mêler en quoi que ce soit de l’affaire Beaufort. Il avait allégué, assez grossièrement, que, n’étant plus rien, les gens de l’entourage de l’Empereur n’avaient qu’à se débrouiller avec son successeur. Il avait même émis sur Marianne elle-même une opinion que Jolival se garda bien de lui faire entendre.
— Princesse ou pas, cette femme possède un visage et un corps dont on ne doit pas se lasser facilement. Tant qu’elle saura éveiller le désir de Napoléon, elle en tirera ce qu’elle voudra, même maintenant qu’il est en puissance d’épouse ! En me mêlant de cette histoire, je risquerais tout juste d’aggraver ma disgrâce.
Et Arcadius, désolé, avait repris, bredouille, le chemin de Paris pour y apprendre la disparition de Marianne. Durant des jours et des jours, avec l’aide de Talleyrand et d’Eleonora Crawfurd, il avait cherché à savoir ce qu’étaient devenus la jeune femme et son vieux compagnon. L’enquête les avait menés à la Force, mais pas au-delà. Les gens de la prison avaient vu le faux Normand et sa pseudo-fille s’éloigner paisiblement, bras dessus bras dessous, dans la rue des Ballets, tourner le coin de cette rue... puis ils avaient disparu aussi totalement que s’ils s’étaient soudain évanouis dans l’air. Tout ce que l’on avait retrouvé c’était, dans la Seine, le cadavre égorgé du cocher.
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