— Nous vous avons crue morte ! ajouta Adélaïde dont les yeux, encore rougis, portaient les traces de son angoisse. Comment ne pas imaginer que vous n’aviez pas reçu même traitement ? Et nous avons eu peur... si peur jusqu’au jour, qui se situe mardi dernier, où M. Crawfurd est enfin revenu chez lui et nous a appris votre enlèvement par une femme et des Espagnols masqués. Il savait, pour l’avoir entendu dire, que l’on ne vous tuerait pas... tout au moins pas tout de suite, que l’on attendrait l’issue du procès.
— La condamnation nous a rendus à moitié fous ! reprit Jolival. Pensant que, peut-être, cette Pilar avait osé vous emmener à Mortefontaine, je suis retourné là-bas, j’ai cherché... sans résultat. D’ailleurs, vous étiez déjà enfuie puisque tout cela est arrivé cette semaine.
Navrée de lire sur leurs visages les marques des transes par lesquelles ils étaient passés à cause d’elle, Marianne se reprocha de les avoir un peu laissés de côté. Bien sûr, en regagnant Paris, après sa fuite, elle aurait pu, elle aurait dû, au moins, faire prévenir Adélaïde, mais, quand elle avait appris que Jason était condamné, elle n’avait plus eu qu’une seule idée en tête : l’arracher à la mort. Tout le reste du monde s’était, d’un seul coup de gomme, effacé pour elle.
Elle mit pour s’expliquer et s’excuser tant de douceur et d’affection qu’ils ne la laissèrent pas aller bien loin sur ce chemin. Arcadius conclut l’affaire en peu de mots.
— Vous êtes là, vous êtes entière et nous avons la certitude que Beaufort ne montera pas à l’échafaud. C’est déjà ça ! Se plaindre du ciel, dans de telles circonstances, serait de la simple ingratitude ! Nous allons boire à votre retour, Marianne ! ajouta-t-il joyeusement en sonnant Jérémie pour qu’il apporte du Champagne.
— Croyez-vous que nous puissions faire de ce jour une fête, fit observer Marianne, alors que, vous me l’avez dit vous-même, la mort guette toujours Jason ?
— Aussi n’est-ce pas une fête mais simplement un instant de répit avant de plonger tête la première dans de nouveaux ennuis. Autant vous le dire tout de suite : une nouvelle lettre est arrivée de Lucques ! Votre époux exige votre retour immédiat sous peine de porter sa plainte à l’Empereur et de réclamer de lui l’aide séculaire du suzerain au vassal pour vous faire ramener à Lucques !
Marianne se sentit pâlir. Elle ne s’était pas attendue à une aussi brutale mise en demeure et les récits d’Eleonora Crawfurd lui revenaient en mémoire, apportant à cet ultimatum une nuance singulièrement menaçante. De toute évidence le prince la prenait pour une aventurière et entendait lui faire payer sa déception, peut-être au prix du sang.
— Qu’il fasse ce qu’il veut, je n’irai pas ! L’Empereur lui-même ne pourra me contraindre. D’ailleurs, dans peu de temps sans doute, j’aurai quitté Paris.
— Encore ? gémit Mlle d’Asselnat. Mais, Marianne, où voulez-vous aller ? Moi qui pensais que nous allions enfin vivre en paix, ici... dans cette maison et au milieu de tout ce qui s’y rattache.
Pour sa cousine, Marianne eut un sourire affectueux, un regard apitoyé et un geste plein de tendresse. L’aventure qu’elle venait de vivre, et où elle avait dû laisser quelques lambeaux de son cœur, semblait avoir profondément affecté la vieille demoiselle. La belle vitalité qui ne l’avait pas quittée durant plus de quarante années d’épreuves et de lutte semblait éteinte, ou tout au moins en sommeil. Elle devait être immensément avide de silence, de tranquillité et le regard qu’elle posait sur les meubles et les objets raffinés qui composaient ce salon élégant se teintait d’avidité pour se charger d’un appel au secours lorsqu’il atteignait, au-dessus de la cheminée, le grand portrait du marquis d’Asselnat.
— Vous ne me suivrez pas, Adélaïde. Vous avez besoin de repos, de calme et cette maison a besoin d’une maîtresse un peu plus sédentaire que je ne suis. Je vais partir, en effet, une fois de plus, et vous vous en doutez. Le bagne n’est pas à Paris et je veux, désormais, suivre Jason pas à pas. Au fait, ajouta-t-elle en se tournant vers Arcadius, sait-on où il sera conduit ?
— Brest, très certainement !
— C’est une bonne nouvelle. Je connais bien la ville. C’est là que j’ai vécu quelques semaines avec le pauvre Nicolas Mallerousse, dans sa petite maison de Recouvrance. Si, durant le voyage, je ne parviens pas à le faire évader, je pense que j’aurai plus de facilité à Brest qu’à Toulon ou à Rochefort où je n’ai jamais mis les pieds.
— Nous aurons plus de facilité, rectifia Jolival en appuyant intentionnellement sur le « nous ». Je vous ai déjà demandé de me donner la direction des opérations.
— Vous allez donc me laisser seule ? gémit Adélaïde d’une voix de fillette grondée. Mais que ferai-je de ces gens, les messagers du prince votre époux, s’il en envoie ici ? Que leur dirai-je ?
— Ce que vous voudrez ! Que je suis en voyage est la meilleure réponse. Au surplus, je vais écrire moi-même et alléguer que... disons pour le service de l’Empereur, je dois me rendre en quelque lieu éloigné... mais qu’ensuite je ne manquerai pas de me rendre à... l’invitation de mon époux, fit Marianne, pensant tout haut et composant à mesure sa lettre prochaine.
— C’est insensé ! Vous avez dit, tout à l’heure, que vous ne vouliez pas retourner à Lucques.
— Et je n’y retournerai pas non plus ! Comprenez-moi, Adélaïde, ce que je veux, c’est gagner du temps... le temps d’arracher Jason aux gardes-chiourme. Ensuite, je partirai, je le suivrai dans son pays, pour y vivre auprès de lui, dans son ombre, dans une cabane s’il le faut et dans la misère, mais je ne veux plus jamais, jamais, en être séparée !
Brusquement, Jolival intervint. Ses petits yeux noirs plongèrent dans le regard dilaté de Marianne.
— Vous nous abandonneriez donc ? demanda-t-il doucement.
— Aucunement. Vous aurez le choix : demeurer ici, dans cette maison que je vous donnerai... ou me suivre là-bas, avec tout ce que cela comporte d’aléas.
— Avez-vous songé que Beaufort est toujours marié à cette harpie ? Que ferez-vous d’elle ?
— Arcadius, répondit Marianne avec une soudaine gravité, quand cette femme osait me réduire à l’état de simple tabouret et, surtout, quand je l’ai entendue me dire sa froide et impitoyable résolution d’envoyer son mari à l’échafaud, j’ai juré qu’un jour elle me le paierait. Si elle ose revenir vers Jason, je n’aurai aucun scrupule à la faire disparaître. Rien ! ajouta-t-elle passionnément. Je ne reculerai plus devant rien pour l’avoir à moi seule et le garder ! pas même devant un crime qui ne serait, après tout, qu’une exécution. J’ai provoqué en duel l’homme qui m’avait avilie, j’ai tué la femme qui m’avait insultée... Je ne laisserai pas une épouse criminelle détruire l’unique amour de ma vie !
— Vous êtes devenue une femme terrible, Marianne ! s’écria Mlle d’Asselnat avec un effroi qui n’était pas dépourvu d’admiration.
— Je suis votre cousine, ma chère ! Avez-vous oublié que nous avons fait connaissance une nuit où vous vouliez mettre le feu à cette maison pour la punir d’appartenir à une créature que vous jugiez indigne ?
L’entrée de Jérémie, portant des flambeaux allumés, interrompit la conversation. Emportés par l’ardeur de leur discussion, les trois personnages ne s’étaient pas aperçus que la nuit tombait rapidement.
Les ombres avaient envahi les coins éloignés du salon, se faisant plus noires sous les rideaux, les tentures et dans les hauteurs du plafond. Seul, le feu qui flambait dans la cheminée éclairait encore.
Silencieusement, ils laissèrent le majordome disposer les bouquets de bougies qui habillèrent toutes choses d’une chaude lumière dorée. Quand il eut effectué sa sortie après avoir annoncé d’un ton lugubre que le souper serait servi dans un instant, Adélaïde, pelotonnée au fond d’une bergère, un grand châle de laine blanche sur les épaules, tendit vers le feu ses mains maigres et, un moment, contempla les flammes dansantes. Enfermés dans leurs pensées respectives, Marianne et Arcadius, l’une assise sur un coussin devant le feu, l’autre accoudé à la cheminée, gardèrent un moment le silence, comme s’ils attendaient, des bruits familiers de la maison, une réponse à toutes ces questions qu’ils se posaient sans oser les formuler pour ne pas influencer, si peu que ce fût, les décisions d’avenir des autres.
Finalement, Adélaïde leva les yeux vers Jolival et frotta doucement ses mains l’une contre l’autre.
— On dit que l’Amérique est un pays magnifique, dit-elle tranquillement tandis que revenait dans ses yeux gris un peu de la petite flamme ardente d’autrefois. On dit aussi que, dans ces terres du Sud, il ne fait jamais froid ! Il me semble que j’aimerais n’avoir plus jamais froid. Et vous, Jolival ?
— Moi aussi, répondit gravement le vicomte, je crois que j’aimerais...
La porte s’ouvrit à double battant.
— Son Altesse Sérénissime est servie ! clama Jérémie du seuil.
Gentiment, Marianne glissa un bras sous celui de Jolival, l’autre sous celui d’Adélaïde et partagea entre eux un sourire plein de reconnaissance :
— Je suis, en effet, servie bien au-delà de ce que je mérite, conclut-elle.
LES FORÇATS
13
LA ROUTE DE BREST
L’aube était grise et sale, une aube pluvieuse de novembre, transpercée d’un crachin glacial qui pénétrait tout et qui, depuis plusieurs jours déjà, noyait Paris. Dans la brume jaunâtre du petit matin, le vieil hospice de Bicêtre, avec ses grands toits, son haut portail et ses bâtiments bien équilibrés, retrouvait le fantôme de son ancienne élégance. Le brouillard masquait les lézardes des murs, les pignons écornés, les fenêtres aux vitres brisées ou sans vitres du tout, les coulées noires qui marbraient les pierres tombant des gouttières éventrées par le gel, toute cette lèpre d’un édifice, autrefois royal et destiné à la plus haute charité, désormais voué aux plus basses œuvres de la Justice depuis qu’en 1796 on y avait transféré, venant de la Tournelle, le Dépôt des galériens. C’était là le dernier relais des réprouvés, l’antichambre ultime de l’enfer, que ce soit celui de la Conciergerie qui menait à l’échafaud, ou celui du bagne qui menait à une mort moins sûre mais plus sordide parce que la dignité de l’homme s’y perdait autant que la vie.
Ordinairement, le sinistre hôtel, abandonné sur sa colline au milieu de terrains vagues, ne connaissait guère que le silence et la solitude, mais, ce jour-là, malgré l’heure matinale, une foule houleuse et bruyante battait les murs lépreux, grosse d’une joie immonde et d’une curiosité malsaine, la foule toujours semblable qui se retrouvait là, quatre fois l’an, pour assister au départ de la « Chaîne ». C’était la même tourbe humaine qui, prévenue par on ne sait quels signes mystérieux, se pressait toujours autour de l’échafaud, les jours d’exécutions, même les plus discrètes, une assemblée de connaisseurs, venus là comme à un spectacle de choix, et qui ne cachait pas son plaisir. Elle battait les portes closes de l’hospice comme, au théâtre, les spectateurs impatients tapent des pieds pour que l’on commence. Cette foule affreuse, Marianne la regardait avec horreur.
Enveloppée de la tête aux talons dans une grande mante noire à capuchon, elle se tenait auprès du mur croulant d’une masure, dont les vestiges s’élevaient encore au bord du chemin, les pieds dans la boue, le visage mouillé, son vêtement déjà lourd de pluie. A côté d’elle, Arcadius de Jolival, la figure sombre et les bras croisés sur sa poitrine, attendait, lui aussi, mâchant sa moustache.
Il aurait voulu éviter à Marianne le spectacle tragique qui se préparait et, jusqu’à la dernière minute, il avait tenté de l’en dissuader. Vainement. Obstinée dans son pèlerinage d’amour, la jeune femme voulait suivre, pas à pas, le calvaire de l’homme qu’elle aimait, répétant sans cesse qu’une occasion pouvait se présenter au long de la route et qu’il ne fallait pas la laisser passer.
— Tant que la chaîne est en route, avait expliqué inlassablement Arcadius, les chances d’évasion sont nulles. Ils sont enchaînés tous ensemble, par fournées de vingt-quatre, et ils sont fouillés à la première étape afin de s’assurer qu’au départ personne n’a pu leur faire passer un moyen de briser leur chaîne. Ensuite, la surveillance est des plus étroites et, si un homme tente de s’échapper contre toute logique, il est abattu sur place.
Durant les longs jours qui avaient précédé ce départ, Arcadius s’était renseigné, avec un soin minutieux, sur tout ce qui touchait au bagne, la vie que l’on y menait, les coutumes et les modalités du voyage par lequel on y arrivait. Déguisé en truand, il avait fréquenté les pires bouges de la Cité et de la barrière du Combat, payant à boire souvent, parlant peu et écoutant beaucoup. Et, comme il en avait déjà averti Marianne, il avait acquis la certitude qu’une évasion devait se préparer avec un soin extrême et dans ses plus petits détails. Il n’avait d’ailleurs pas caché à sa jeune amie qu’il redoutait beaucoup son émotivité en face des brutales réalités qui attendaient Jason et, un instant, il avait espéré lui en cacher la plus grande partie, lui conseillant d’aller l’attendre à Brest pour commencer d’y prendre certaines mesures, tandis que lui-même suivrait la chaîne tout au long de son parcours. Mais Marianne n’avait rien voulu entendre : dès l’instant où Jason aurait quitté Bicêtre, elle voulait le suivre pas à pas... Rien ne pouvait l’en faire démordre !
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