— Ces chasse-marée sont de petits bateaux, il me semble, trop petits pour gagner l’Amérique. Ne croyez-vous pas qu’un navire plus grand...

Elle avait alors rappelé, offre que Surcouf avait déjà repoussée avec un superbe dédain, sa proposition d’acheter un bateau. Mais, une fois encore, le roi des corsaires lui avait gentiment fait comprendre qu’elle n’y entendait rien.

— Pour passer inaperçus et pour faire quitter Brest rapidement à quelqu’un de particulièrement pressé, ce type de navire, qui navigue très près du vent et tient bien la mer, sera l’idéal, surtout dans les parages difficiles du Fromveur et de l’Iroise. La suite me regarde ! Soyez tranquille, il y aura un bateau en temps voulu pour l’Amérique.

Il avait bien fallu que Marianne se contentât de cette affirmation et l’on s’était séparés pour prendre un peu de repos. Tout le temps qu’avait duré cette longue conversation, Marianne avait observé Jean Ledru, cherchant à deviner sur ses traits peu mobiles s’il était enfin guéri de l’amour, destructeur et néfaste pour tous deux, qu’il lui avait porté. Elle n’avait rien pu lire mais, au moment de se séparer, c’était lui-même qui, avec un sourire moqueur, l’avait renseignée. En se levant pour rendosser son caban, il avait déclaré, s’adressant apparemment à Surcouf, mais, en réalité, à la jeune femme :

— Vous rentrerez bien tout seul, cap’taine ? Si je mets à la voile avec la marée, faut que j’aille dire adieu à Marie-Jeanne ! Dame, j’ignore combien de temps ça va nous prendre, cette affaire, et un marin ne doit jamais partir sans embrasser sa promise.

Le coup d’œil qui avait accompagné la phrase était plein de malice et visait Marianne. Il signifiait, clair comme le jour : « Pas la peine de vous tourmenter ! Nous deux c’est bien fini. Il y a une autre femme dans ma vie... » Elle en éprouva tant de joie que ce fut avec un grand sourire qu’elle serra, bien franchement, la main calleuse du garçon. Et ce fut pleinement rassurée sur la suite de leurs relations qu’elle reprit, avec Gracchus, sous une pluie qui semblait ne vouloir jamais cesser, la route de Brest.

Depuis qu’elle était arrivée dans le grand port de guerre, elle s’était efforcée de passer aussi inaperçue que possible. Gracchus avait dirigé sa voiture directement vers la maison de poste des Sept-Saints et l’y avait laissée. C’était une voiture de louage qui retournerait vers Paris avec un prochain voyageur. Puis, les bagages chargés sur une brouette, lui et Marianne, vêtus modestement, étaient descendus jusqu’à la grève, devant le château, pour y prendre le bac de Recouvrance. Le chemin, que Marianne connaissait depuis son séjour chez Nicolas, était ainsi beaucoup plus court que par le pont qui les eût obligés à longer la Penfeld jusqu’à l’Arsenal, en passant non loin des grands murs tristes du bagne et des ateliers de corderie.

Un pêcheur, portant le bonnet bleu des hommes de Goulven, avait abandonné le filet qu’il raccommodait pour les passer dans sa barque. Il faisait presque beau, ce jour-là. Un vent froid mais pas trop violent gonflait les voiles rouges des barques de pêche qui se dirigeaient vers le Goulet et faisait claquer les étendards sur les grosses tours rondes du château. Au plein du courant, le passeur avait scié des deux avirons pour laisser passer une grosse chaloupe remorquant une frégate aux voiles ferlées qui rentrait, hautaine dans son éclat guerrier. Sous les sifflets des comités, les rameurs tiraient farouchement sur leurs pelles. Tous étaient des forçats en veste et bonnet rouge. Certains même portaient avec une sorte d’orgueil le bonnet vert des « perpétuité » sur lequel, comme pour les « à temps », une plaque de fer indiquait leur numéro matricule. Et Marianne, assise sur le banc de bois rugueux, les avait regardés passer avec un sentiment bizarre d’angoisse et de répulsion. Les galères n’existaient peut-être plus, mais ces hommes-là étaient encore des galériens, et Jason allait bientôt prendre sa place parmi eux. Il avait fallu que Gracchus l’arrachât à sa lugubre songerie.

— Ne les regardez donc pas, mademoiselle Marianne ! Vous n’en serez pas plus heureuse !

— Dame non ! avait opiné le passeur en remettant sa barque en mouvement, c’est point un spectacle pour une jeune dame ! Seulement, ici, la chiourme elle fait tout ! Ceux qui ne s’occupent pas du chargement des navires travaillent à la corderie ou à la voilerie. Y en a d’autres qui enlèvent les ordures, d’autres qui trimbalent les boulets et les tonneaux de poudre. On n’voit guère qu’eux ici, dame oui !... Vous finirez par n’plus seulement les r’marquer !

Cela, Marianne en doutait, même si elle devait rester dix ans !

Dûment rétribué, le bonhomme leur avait souhaité le bonsoir et leur avait assuré qu’il serait toujours à leur service.

— Mon nom, c’est Conan, avait-il ajouté. Y a qu’à m’appeler depuis ce rocher et j’arrive.

Suivie de Gracchus, qui avait chargé une malle sur son épaule, et d’un gamin qui transportait deux sacs de voyage, Marianne s’était engagée dans les ruelles en escalier de Recouvrance, en direction de la tour de la Motte-Tanguy. Il y avait plus d’une année maintenant qu’elle avait quitté Brest par la malle-poste, mais elle retrouvait son chemin aussi aisément que si elle était partie la semaine précédente.

Du premier coup d’œil, non loin de la tour, elle reconnut la petite maison de Nicolas avec son chaînage de granit, ses murs blanchis à la chaux, sa haute lucarne triangulaire et son petit jardin de curé d’où l’hiver avait chassé les fleurs. Rien n’avait changé. Pas davantage, d’ailleurs, la bonne Mme Le Guilvinec, la voisine qui, depuis des années, tenait le ménage de l’agent secret sans avoir jamais rien soupçonné de ses activités réelles.

Prévenue par lettre, la digne femme avait surgi de sa maison dès que Marianne et son escorte étaient apparus dans son champ de vision, les bras ouverts et la joie peinte sur sa longue figure un peu masculine que surmontait d’étrange façon la coiffe traditionnelle des femmes de Pont-Croix, une sorte de menhir de dentelle solidement attaché sous le menton. Et les deux femmes s’étaient embrassées en pleurant, chacune d’elles évoquant la lourde silhouette de l’homme qui, une fois déjà, les avait réunies.

Une étrange impression de retour au bercail s’était emparée de Marianne quand elle avait franchi le seuil de la petite maison de Nicolas. Les vieux meubles bien cirés, les cuivres étincelants, la collection de pipes, les petites statuettes des Sept-Saints disposées sur une étagère, les bouquins usagés et, pendue à une poutre du plafond bas, une petite galère construite dans une grosse bouteille, tous ces objets lui étaient familiers. Elle s’y installa plus aisément encore qu’elle ne l’avait fait dans les splendeurs rénovées de l’hôtel d’Asselnat, passant le plus clair de ses heures dans le jardin dépouillé, lorsque le temps le permettait, enveloppée d’un grand châle noir, à surveiller la rade et les quais de la Penfeld.

Elle n’avait rien à faire qu’à attendre puisque la question du navire avait été réglée une fois pour toutes par Surcouf. Gracchus, qu’elle avait présenté comme son jeune valet sans lui attribuer une quelconque spécialité, n’avait pas grand-chose pour s’occuper dans une si petite maison. Et, tout le jour, il courait la ville, errant interminablement autour du bagne et dans le quartier misérable de Keravel dont les masures et les ruelles tortueuses s’étendaient entre la riche et commerçante rue de Siam et les murs rébarbatifs du pénitencier. Aussi, la compagnie de Marianne, en dehors des heures où Mme Le Guilvinec venait s’installer en face d’elle, pour tricoter interminablement au coin du feu, se bornait-elle à celle du chat de l’excellente femme qui avait adopté la solitaire et aimait à s’installer en rond sur la pierre de l’âtre pour y dormir.

Le temps paraissait arrêté. Décembre était commencé et les grandes tempêtes secouaient jusqu’à l’intérieur du Goulet les flots gris de la rade. Les soirs où le vent soufflait avec plus de rage encore que de coutume, Mme Le Guilvinec délaissait ses pelotons de laine et prenait son chapelet qu’elle égrenait sans bruit à l’intention des pêcheurs et des marins au péril de la mer. Pensant alors au chasse-marée de Jean Ledru, Marianne, elle aussi, priait...

Un soir où le furtif soleil d’hiver disparaissait dans la brume vers les îles, la ville s’emplit d’une rumeur si forte qu’elle domina les bruits du port, les sifflets des comités et les manœuvres lancées à pleine gorge dans les porte-voix. Marianne réagit à ce brouhaha confus avec la promptitude d’un cheval de bataille qui entend la trompette. Saisissant sa grande mante à capuchon, elle s’élança au-dehors sans rien entendre de ce que lui criait sa voisine. Sautant de pierre en pierre, elle dégringola les petites rues tracées entre les jardinets jusqu’à la grève et arriva juste à temps pour voir la première charrette déboucher de la rue de Siam et tourner sur le quai en direction du bagne.

Malgré la distance, elle reconnut aussitôt les uniformes des gardes-chiourme et les longs véhicules à grosses roues sur lesquels les hommes semblaient plus tassés et plus misérables encore qu’au départ. Mais les ombres du soir se faisaient déjà denses et bientôt le lamentable cortège disparut dans les écharpes de brouillard qui montaient de «la rivière. Frissonnante sous l’ample cape de laine épaisse qu’elle serrait étroitement autour d’elle, Marianne rentra chez elle pour y attendre Arcadius. Puisque la chaîne était là, le vicomte ne devait plus être loin. Un instant, elle avait été tentée d’aller jusqu’au pont de Recouvrance pour l’y guetter mais s’il prenait le bac comme elle l’avait fait elle-même, elle attendrait en vain.

Il arriva, guidé par Gracchus qu’il avait trouvé à la porte même du bagne, au moment où Mme Le Guilvinec fermait les volets, tandis que Marianne, penchée sur la marmite pendue dans l’âtre, remuait doucement une épaisse soupe au lard qui embaumait.

— Voilà enfin mon oncle qui arrive de Paris, madame Le Guilvinec, dit seulement la jeune femme pendant que la Bretonne s’affairait au-devant du voyageur. Il a fourni une longue route. Il doit être bien las !

Arcadius, en effet, montrait un visage tiré par la fatigue dans lequel le regard, assombri, alerta tout de suite Marianne. Son silence, aussi, était inquiétant. Il s’était contenté de remercier la brave femme de son accueil, puis il était allé s’asseoir sur la pierre de l’âtre où le chat s’était poussé pour lui faire place et il avait tendu ses mains aux flammes sans plus rien dire.

Tandis que Marianne, soucieuse, le regardait en silence, Mme Le Guilvinec se précipitait pour mettre la table, mais Gracchus, au passage, l’arrêta.

— Laissez, madame. Je ferai ça moi-même.

Peu bavards, les Bretons sont rarement indiscrets. La veuve de Pont-Croix comprit que ses voisins avaient besoin d’être seuls et elle se hâta de leur souhaiter la bonne nuit en prenant pour prétexte qu’elle voulait aller entendre le salut à la chapelle proche. Saisissant son chat par la peau du cou, elle disparut dans la nuit. Déjà, Marianne était à genoux auprès de Jolival qui avait laissé tomber sa tête dans ses mains avec lassitude.

— Arcadius ! Qu’y a-t-il ? Vous êtes malade ?...

Il releva la tête et lui adressa, pour la rassurer, un pâle sourire qui ne fit qu’aggraver ses craintes.

— Il est arrivé quelque chose à Jason ? demanda-t-elle soudainement ravagée d’angoisse, ils me l’ont...

— Non, non... Il est vivant ! Mais il est blessé, Marianne, et assez sérieusement !

— Blessé ? Mais comment ? Pourquoi ?

Arcadius, alors, raconta ce qui s’était passé. A la halte de Pontorson, l’un des compagnons de chaîne de Jason, un jeune garçon de dix-huit ans qui avait pris la fièvre, réclamait de l’eau pour étancher la soif qui le brûlait. L’un des argousins, pour s’amuser, lui avait déversé un pot d’eau sur la tête avant de lui allonger des coups de pied dans les côtes. Ce spectacle avait mis Jason en fureur. Il s’était élancé sur l’homme et l’avait jeté à terre à coups de poing. Puis, le maintenant au sol sous son genou, il avait entrepris de l’étrangler mais les camarades de l’argousin étaient accourus à la rescousse. Les fouets étaient entrés en danse et l’un des gendarmes avait tiré son sabre.

— Il a été blessé à la poitrine, ajouta Jolival. Ces brutes l’auraient tué si, à la voix d’un des condamnés, un certain Vidocq, les autres forçats n’avaient fait masse autour de lui et ne l’avaient protégé. Mais le reste du voyage a été un véritable enfer...

— Est-ce... qu’on ne l’a pas soigné ?

Jolival fit signe que non, puis il ajouta :