— Aux haltes seulement, ses compagnons faisaient de leur mieux mais, pour les punir, on les a obligés à faire deux étapes... à pied. J’ai cru qu’il n’arriverait pas vivant.
— C’est horrible ! balbutia Marianne d’une voix blanche.
Assise sur ses talons, tout le corps affaissé, elle regardait sans le voir le décor familier. Ce qu’elle voyait, c’était une route battue par la pluie et le vent où un homme blessé et chargé de chaînes se traînait, soutenu par un ou deux autres fantômes humains aussi épuisés que lui-même. Elle ajouta :
— Il n’y résistera pas ! Ils vont le tuer ! Y a-t-il seulement un hôpital pour ces malheureux ?
Ce fut Gracchus qui répondit :
— Il y en a un au bagne. Mais je croyais que la chaîne, avant d’arriver, subissait une visite médicale au lazaret de Pont-à-Lézen, tout près d’ici ?
— Ses gardiens n’ont pas voulu l’y laisser. On s’évade assez facilement du lazaret. Et l’homme qu’il a attaqué s’est opposé à ce qu’il reste là-bas. Il dit qu’on le soignera suffisamment au bagne pour qu’il puisse supporter la punition qu’il réclamera contre lui... Cet homme n’est qu’une brute haineuse. Il ne sera satisfait que lorsqu’il aura obtenu gain de cause.
— La punition ? Quelle punition ?
— La bastonnade et le cachot où Jason peut être condamné à demeurer plusieurs mois si le bâton ne l’assomme pas ! Et l’on ne s’évade pas d’un cachot.
L’épouvante avait remplacé chez Marianne l’attente qui avait été relativement paisible grâce aux espoirs solides qu’elle avait emportés de Saint-Malo. Mais elle comprenait maintenant que Jason était prisonnier d’une machine effrayante et inexorable, à laquelle il serait difficile de l’arracher, et qui menaçait de le broyer. Son état actuel interdisait toute tentative d’évasion et il ne guérirait, s’il guérissait, que pour tomber dans un état pire encore.
Tandis qu’elle rêvait ainsi lugubrement, Gracchus, avec un juron, rendossait le caban de marin qu’il avait acheté pour se confondre mieux avec la population du grand port, enfonçait jusqu’aux oreilles son bonnet de laine brune. D’un pas rapide, il se dirigea vers la porte.
Marianne d’un mot l’arrêta :
— Où vas-tu à cette heure ?
— A Keravel. Il y a, près des portes du bagne, un cabaret où vont boire les gardes-chiourme. J’y vais souvent et je m’y suis fait une connaissance, un certain sergent La Violette qui n’aime rien tant que la bouteille. Avec un boujaron de rhum, j’en tire les renseignements que je veux... et je veux savoir ce qu’il est advenu de M. Jason.
A ces paroles, un éclair s’alluma dans le regard découragé de Jolival.
— Voilà une connaissance utile. Tu as bien travaillé, mon gars ! Va seul pour ce soir, mais demain j’irai t’aider à abreuver ce militaire.
Lorsque le jeune garçon revint, deux heures plus tard, Marianne et Jolival étaient toujours dans la salle commune. Lui fumait en silence auprès du feu et elle, incapable de tenir en place, achevait de ranger la vaisselle pour tromper son énervement. Les nouvelles que le sergent La Violette avait extraites de son gobelet de rhum confirmaient en tous points celles de Jolival, mais avec quelque amélioration : l’un des condamnés, blessé, avait été hospitalisé immédiatement. Par chance pour lui, le jeune chirurgien affecté à la surveillance médicale du bagne se trouvait encore là au moment de l’arrivée de la chaîne. Un récidiviste de l’évasion, que l’on ramenait au bagne et qui le connaissait, l’avait alerté et il avait tout de suite examiné le prisonnier blessé.
« François Vidocq, songea Marianne. Encore lui ! »
Mais c’était avec gratitude maintenant qu’elle évoquait la nonchalante silhouette du curieux prisonnier qui l’avait tellement exaspérée à la Force. Pour un peu, elle l’eût hébergé dans ses prières puisque Jason lui devait d’être encore en vie à l’heure présente. Mais pour combien de temps ? La haine de cet homme qu’il avait frappé devait l’envelopper d’une garde vigilante et, durant les jours à venir, elle allait entretenir dans l’âme de la jeune femme une crainte imprécise mais perpétuelle.
Ces jours-là, un observateur extérieur les eût trouvés calmes et semblables les uns aux autres jusqu’à la monotonie rythmée par les cloches des églises et le canon du château. Les occupants de la petite maison vivaient en gens rangés, chacun vaquant à de menues occupations ménagères coupées de promenades où l’on voyait l’oncle et la nièce marcher gravement, bras dessus, bras dessous, dans les rues de la ville ou sur l’esplanade du château, visitant le port et les vieux quartiers. Le jeune valet, en dehors de son service, musait longuement, le nez en l’air, comme il convenait à un garçon de son âge. Il restait des heures sur les quais de la Penfeld, regardant les forçats charger les boulets et les grenades à bord des vaisseaux de guerre, ou bien enrouler les cordages neufs qui sortaient des mains de leurs camarades, travailler aux navires que l’on radoubait ou empiler, près du chantier maritime, les énormes pièces de bois fraîchement taillées qui apportaient l’odeur de leurs forêts natales. Mais toutes ces promenades apparemment innocentes avaient un double but ; apprendre le plus de nouvelles possible et surtout guetter l’arrivée du Saint-Guénolé.
Le chasse-marée avait un retard inexplicable. D’après les calculs de Jolival, il aurait dû faire son apparition depuis au moins une semaine et ce délai qu’elle supportait mal inquiétait Marianne. La mer avait été si dure, ces temps derniers ! Qui pouvait dire si le petit navire avait pu franchir sans encombre la passe du Fromveur que l’on disait si dangereuse, doubler le promontoire de Saint-Mathieu et atteindre le petit port du Conquet sans que la tempête l’eût drossé sur les rochers ? Les pêcheurs eux-mêmes ne sortaient guère et l’on disait, sur les quais et dans les cabarets, que, depuis quinze jours, aucune nouvelle n’était arrivée des îles. La mer sauvage, comme elle le faisait souvent l’hiver, avait coupé Molène et Ouessant du continent...
Pourtant, quand la porte et les volets de la maison étaient bien clos, ses occupants se livraient à des tâches moins innocentes. Jolival avait passé des heures à découper soigneusement de gros sous de bronze, larges et épais à souhait, et à les reconstituer après avoir caché à l’intérieur des pièces d’or, la possession d’une certaine somme étant pour le bagnard une arme indispensable. Il avait aussi reproduit, en acier tranchant, la plaque-matricule en laiton que chaque forçat portait à son bonnet, après avoir appris, du sergent La Violette, le numéro sous lequel était enregistré Jason. Cette plaque, grâce à des dents de scie minuscules, était désormais capable de scier les fers. Quant à Marianne, elle avait appris à cuire le pain et deux grosses miches étaient déjà parties pour le bagne, toujours grâce à La Violette. Dans chacune d’elles, une pièce de vêtement civil était dissimulée...
Le soir venu, Jolival et Gracchus se glissaient hors de la maison et gagnaient le cabaret de la « Fille de la Jamaïque » à Keravel où ils étaient désormais considérés comme des habitués. Les nouvelles qu’ils rapportaient étaient d’ailleurs encourageantes : le blessé se rétablissait lentement mais sûrement. Sa jeunesse et sa vigoureuse constitution prenaient le dessus. Le danger d’infection était écarté. De plus, selon Arcadius comme d’ailleurs selon le chirurgien du bagne, la proximité de la mer était excellente pour la guérison des blessures. Mais Marianne n’imaginait tout de même pas sans frissonner le mince lit de varech sur lequel reposait, toujours enchaîné, car les forçats ne quittaient jamais leurs entraves, l’homme qu’elle aimait.
Le jour de Noël approchait, il tombait cette année-là un mardi. Aussi, le vendredi précédent, qui, comme tous les vendredis, était jour de marché à Brest, Marianne accompagna-t-elle Mme Le Guilvinec rue de Siam pour y faire les emplettes nécessaires à la préparation de ce grand jour de fête, le plus cher peut-être au cœur des Bretons. Il eût paru suspect que la nouvelle habitante de Recouvrance agît autrement que ses voisins.
Il faisait un temps doux mais brumeux. Le brouillard jaune enveloppait toutes choses et l’animation toujours très vive, rue de Siam, les jours de marché, en recevait une impression d’étrangeté. Les costumes rayés des marins en chapeaux de cuir verni et les riches costumes des paysannes si vivement colorés et si différents suivant leur village d’origine y devenaient comme irréels. Les filles du Léon, coiffées de hennins et enveloppées jusqu’aux talons de longs châles à franges, y prenaient une allure de magiciennes de légende et celles de Plouaré, couvertes de broderies rouge et or, paraissaient autant de vierges d’église descendues de leurs niches. Il n’était jusqu’aux plus vieilles, dans leurs atours sombres, qui n’en fussent idéalisées comme des formes surnaturelles venues du fond des âges. Les hommes, en gilet brodé, larges braies plissées et chapeaux ronds, étaient aussi joyeusement colorés.
Tandis que, sur les pas de Mme Le Guilvinec, Marianne errait d’un étal d’huîtres à un monticule de choux, elle vit venir au-devant d’elle un tombereau chargé de détritus. Quatre forçats, dont un coiffé du bonnet vert des irréductibles, le poussaient ou le tiraient sous l’œil amorphe d’un garde-chiourme qui les suivait nonchalamment en habitué, le nez en l’air et les mains au dos, sans souci de son sabre qui lui battait les mollets. Personne ne faisait attention au groupe. Pour les gens de Brest, des forçats au travail, c’était le pain quotidien. Certains même leur montraient quelque cordialité, comme à de vieilles connaissances.
C’était apparemment le cas de l’homme au bonnet vert, car, au passage, un shipchandler qui fumait sa longue pipe en terre, au seuil de sa boutique, lui adressa un signe amical. Le bagnard répondit d’un geste de la main et Marianne, tout à coup, reconnut Vidocq. Il était maintenant tout proche. Attirée comme un aimant, elle ne put résister au désir de capter son attention. Mme Le Guilvinec venait de s’arrêter sous le parapluie d’un maraîcher pour causer avec une vieille coiffée d’un menhir, semblable au sien, et ne s’occupait pas de sa compagne. Marianne leva la main.
Le regard vif du forçat accrocha le sien aussitôt. Il eut un demi-sourire, montrant qu’il l’avait reconnue et, d’un signe de tête, il lui désigna le coin de la prochaine rue où un tas d’immondices attendait qu’on l’enlevât. Puis tournant la tête vers le comité qui bâillait derrière le tombereau, il fit avec un caillou le geste de faire sauter une pièce clans sa main. Marianne comprit qu’il lui donnait rendez-vous auprès du tas d’ordures et que, moyennant une obole, elle pourrait échanger quelques mots avec lui.
Vivement, elle se glissa entre deux groupes sans être vue de sa compagne, courut vers le coin de la ruelle et attendit que le tombereau arrivât à sa hauteur. Alors, tirant une pièce d’argent de sa bourse, elle la mit dans la main du gardien en murmurant qu’elle voulait dire un mot à l’homme au bonnet vert.
L’homme haussa les épaules et eut un petit rire égrillard.
— Sacré Vidocq ! Il les aura donc toutes, alors ! Allez-y la belle, mais faites vite, vous avez une minute... pas plus !
L’entrée de la ruelle était sombre. Ce n’était qu’un étroit boyau que le brouillard emplissait de nuages. Marianne y entra tandis que le forçat, avec un sinistre bruit de chaîne, s’adossait à la muraille d’ardoises, à demi caché par un petit calvaire de bois qui ornait l’angle de la maison. Haletante, comme si elle avait longtemps couru, Marianne demanda :
— Avez-vous des nouvelles ?
— Oui. Je l’ai vu ce matin. Il va mieux, niais il n’est pas encore guéri.
— Combien de temps encore ?
— Au moins une semaine, dix jours peut-être.
— El après ?
— Après ?
— Oui... On m’a dit qu’il devait... subir un châtiment.
Le forçat haussa les épaules d’un geste lourd de fatalisme.
— Il aura sûrement droit à la bastonnade ! Tout dépend de l’homme qui la lui appliquera... S’il va doucement, il peut la supporter.
— Mais moi, je ne peux même pas en supporter l’idée ! Il faut qu’il s’évade... avant ça ! Sinon, ensuite, il sera estropié, peut-être, ou peut-être pire !
Preste comme un serpent, la main du bagnard quitta la poche de sa veste de toile rouge et vint s’abattre sur le bras de la jeune femme.
— Plus bas, donc ! gronda-t-il. Vous parlez de ça comme s’il s’agissait d’aller à la messe ! On y pense, soyez tranquille ! Avez-vous un bateau ?
— J’en aurai un... enfin, je crois ! Il n’est pas encore arrivé et...
Vidocq fronça les sourcils.
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